Combien de dialectes y avait-il dans la France de l'Ancien régime ?
Question d'origine :
Cher guichet,
J'ai lu que le français s'est imposé depuis des siècles dans nombre de villes de province (Lyon, Toulouse etc.)et à Paris.
1)Peut-on dire qu'il existait à la campagne environ 25 langues régionales (dialectes) ayant peu évolué dans la France de l'Ancien régime ? Y avait-il à l'intérieur d'une langue régionale, des nuances entre "pays" : autrement dit est ce qu'un breton comprenait (et était compris) tout ce qui se disait dans sa région ? idem pour un normand ?
2) Les clercs se parlaien-ils en latin entre eux ? Cordialement
Réponse du Guichet
Dans la France de l'Ancien Régime comme aujourd'hui, il y aurait environ une trentaine de dialectes différents mais le compte est complexe car selon Pierre Guiraud il est difficile de les distinguer "et d'en dessiner les limites toujours quelque peu arbitraires".
Il y a de fortes chances pour que des personnes parlant des patois différents se comprennent.
Dès le XVIIe siècle, "à peu près dans toutes les régions [les clercs] se sont mis au français."
Bonjour,
Avant d'entrer dans le vif du sujet il nous semble bon de donner les définitions de dialecte et patois indiquées dans 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l'histoire de la langue française: l'ancien français, les imprimeurs, les grammairiens, l'Académie française, l'orthographe, la féminisation des mots / Bernard Fripiat, 2021 :
Dialecte Variété d'une langue. Le picard est un dialecte de la langue d'oïl.
Patois Variété d'un dialecte parlée dans une contrée peu étendue. Le dialecte picard comprend plusieurs patois.
Ces précisions peuvent nous faire supposer que des personnes d'une même contrée s'exprimant dans des patois différents peuvent se comprendre. Cependant, pour en avoir confirmation, cela demanderait de mener une autre recherche que nous n'avons pas le loisir de faire dans cette réponse déjà multiple, dans le temps qui nous est imparti.
L'ouvrage nous donne ensuite quelques informations sur les dialectes parlés en France entre les IXe et XIIIe siècles et sur le moment où le français devient la "langue de la nation" :
L'évolution du latin populaire varie en fonction de sa proximité avec l'actuelle Italie. Dans le sud, l'influence romaine fut plus précoce, et les invasions germaniques moins prégnantes. En effet, les Wisigoths – qui occupent le sud de la Gaule – et les Burgondes – qui s'installent dans l'actuelle Savoie – auront une moindre empreinte sur les populations autochtones que les Francs qui dirigent le nord de la Gaule avant de dominer tout le pays. Le Moyen-Âge connaît les dialectes d'oïl au Nord (le français), d'oc au Sud (l'occitan), et franco-provençaux dans une région allant de Lyon à Genève. Parlée par une population davantage romanisée, la langue d'oc est plus proche du latin. Au Nord, la langue d'oïl se divise en plusieurs dialectes : le comtois et le bourguignon dans le sud-est ; le champenois et le lorrain dans le nord-est ; le picard et le wallon dans le nord-est ; dans l'ouest vont se développer les dialectes du Maine, de l'Anjou, des pays de la Loire, du Poitou, de la Saintonge et de la Normandie. Le dialecte normand aura une grande influence après l'invasion de l'Angleterre en 1066. Dans une zone d'une centaine de kilomètres autour de Paris va se développer une langue parisienne enrichie des dialectes venus de toute la France du nord. On y constate une évolution phonétique. Le "ou" se prononce "eu" (seignor → seigneur), le "els" se vocalise (bels → beaus), et le "ka" devient "cha". Par exemple, "catch" vient de l'anglo-normand "cachier" ; alors qu'en Île-de-France, on disait "chacier" qui deviendra "chasser". p. 54
Lorsqu'elle envoie des révolutionnaires convaincre les paysans du bien-fondé de sa mission, la Révolution doit affronter les curés qui dominent le patois qu'utilisent les paroissiens. Certes, certains paysans sont bilingues (patois, français) mais aucun d'eux ne s'exprime qu'en français. Paris est la seule ville où l'on trouve ce genre de personnage. Dans les campagnes, l'unilingue ne s'exprime qu'en patois. Conséquence : nos révolutionnaires rament. Pour pallier cette difficulté imprévue, la Révolution va promouvoir la langue française, nommée "langue de la nation" (celui qui l'ignore devient un contre-révolutionnaire), et lutter contre les patois avec la modération qui la caractérise. p.130
Parmi ceux qui veulent supprimer les patois, l'abbé Grégoire qui siège en 1793 au Comité d'instruction publique,
veut éradiquer les patois et les langues communautaires (créole). Il veut généraliser le français et son enseignement afin de « fondre tous les citoyens dans la masse nationale».
et Talleyrand
prône les écoles primaires afin qu'elles mettent «fin à cette étrange inégalité : la langue de la Constitution et des lois y sera enseignée à tous, et cette foule de dialectes corrompus, dernier reste de la féodalité, sera contrainte de disparaître».
Le français s'imposera aussi grâce au service militaire qui
fait apparaître la nécessité que le conscrit comprenne les ordres. Napoléon sera sensible à l'argument. Au XIXe siècle, la conscription favorisera la propagation du français.
En 1874, la Revue des langues romanes / Société pour l'étude des langues romanes publie Lettres à Grégoire sur les patois de France, 1790-1794 : documents inédits sur la langue, les moeurs et l'état des esprits dans les diverses régions de la France, au début de la Révolution. Suivis du Rapport de Grégoire à la Convention / avec une introduction et des notes par A. Gazier, consultable sur Google livres. On y trouve mentionné trente patois :
Lorsque la Révolution française voulut donner à notre patrie l'unité qui fait aujourd'hui sa force, un des plus grands obstacles qu'elle rencontra fut la diversité presque infinie des idomes et des patois parlés alors par les français. Le conventionnel Grégoire, dans un rapport justement célèbre, assurait, en 1794, que six millions de ses compatriotes ignoraient absolument la langue nationale, et que six autres millions, pour le moins, étaient incapables de soutenir une conversation suivie : "Nous n'avons plus de provinces, s'écriait-il avec amertume, et nous avons encore trente patois qui en rappellent les noms et font trente peuples au lieu d'un !"
Source : Gallica
Dans Histoire sociale des langues de France / sous la direction de Georg Kremnitz ; avec le concours de Fanch Broudic et du collectif HSLF, 2013, p. 265, nous lisons que
La France métropolitaine a, vers la fin de l'Ancien Régime, presque déjà les mêmes contours que la France actuelle. Cela implique que les langues qui s'y parlent sont à peu près les mêmes : à côté du français et de ses variétés (dont une partie réapparaît aujourd'hui sous le terme de "langues d'oïl"), ce sont le catalan, le basque, le breton, le flamand, l'allemand, l'italien et deux langues à désignation peu claire, à savoir l'occitan et le francoprovençal (ce dernier fort peu identifié par ses propres locuteurs).
Voici la liste des dialectes de France publiée en 2014 dans Introduction à l'histoire de la langue française / Michèle Perret :
LANGUE D'OC
Les parlers d'oc se subdivisent en gascon, languedocien, béarnais, guyennais, auvergnat, limousin, provençal rhodanien, provençal maritime, provençal alpin....
LANGUE D'OÏL
Outre le dialecte d'Île-de-France («francien» pour les linguistes), les parlers d'oïl recouvaient le picard, le wallon, le normand, le champenois, le lorrain, le bourguignon, les dialectes de l'Ouest, Maine et Touraine auxquels il faut ajouter aujourd'hui poitevin et saintongeais (autrefois occitans) et gallo (autrefois breton, voir infra)...
INTERFERENCES OC/OÏL
Entre langue d'oc et langue d'oïl, une zone d'interférences, à l'est, constitue le domaine franco-provençal : là où le français dit "chanter" et l'occitan "cantar", le franco-provençal dit "chantar", par exemple. Cette zone se situe autour de Lyon et de Genève, en Savoie, dans la vallée d'Aoste et la partie supérieure des affluents du Pô....
LANGUES PERIPHERIQUES
A la périphérie se situent les langues non romanes :
- basque, survivance d'une langue non indo-européenne, peut-être rattachable à la famille caucasienne, antérieure à l'implantation du celtique ;
- breton, qui n'est pas une survivance du gaulois, mais une réimplatation plus tardive (entre 450 et 650) par immigration à partir de la Grande Bretagne ; le breton a reculé et la partie est de la Bretagne parle aujourd'hui un dialecte d'oïl, le gallo ;
- alsacien, dialecte germanique qui gardera longtemps un statut semi-officiel dans les régions où il était parlé (publication bilingue des textes officiels) ;
- flamand, survivance du francique, à l'extrême nord du territoire ;
- corse, proche de l'italien : soumise à Pise, puis à Gênes, la Corse a connu un bilinguisme corse/italien avant d'être rattachée à la France en 1769 ;
- catalan, proche du languedocien, avec un substrat espagnol.
A propos du parler des clercs, voici ce qu'écrit Siouffi dans l'ouvrage Mille ans de langue française. 01: histoire d'une passion : Des origines au français moderne / Frédéric Duval, Alain Rey, Gilles Siouffi, 2011, au chapitre De la Renaissance à la révolution, 2. Qui parle quelle langue au royaume de France ? Langues et identités, p. 499 :
Que dire à présent des usages ? Certainement, ceux qui ont à leur disposition la palette la plus étendue sont les clercs, les érudits, auxquels il faut adjoindre les ecclésiastiques. Ils manient encore relativement bien le latin, langue d'écrit, parfois d'oral ; à peu près dans toutes les régions ils se sont mis au français, nouvelle variété de prestige ; et ils pratiquent certainement au moins un patois, ou une autre langue, dans la communication de tous les jours – dans leurs échanges avec les domestiques, les fournisseurs, les artisans. Il sont en quelque sorte trilingues, et même, il n'est pas hasardeux de dire qu'ils doivent manier les trois langues souvent dans la même journée. Cette situation se prolongera à travers tout le XVIIe siècle, à la différence que le latin sera alors en net recul, et ne sera plus maîtrisé que par une faible partie du monde scientifique et religieux.
Autres ouvrages consultés :
Patois et dialectes français / Pierre Guiraud, 1968
Histoire de la langue française / Jacques Chaurand, 2003
L'amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue / Alain Rey, 2007
Le français et les langues historiques de la France / Hervé Abalain, 2007
La naissance du français / Bernard Cerquiglini, 2013
Pourraient aussi vous intéresser :
Notre langue française / Jean-Michel Delacomptée, 2018
BLANCHET, Philippe. Langues et pouvoirs en France de 1780 à 1850 : un problème de définition : Éléments linguistiques pour une histoire de la centralisation In : Pouvoir local et Révolution, 1780-1850 : La frontière intérieure [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1999
Perrot Marie-Clémence. La politique linguistique pendant la Révolution française. In: Mots, n°52, septembre 1997. L'état linguiste, sous la direction de Josiane Boutet, Lamria Chetouani et Maurice Tournier. pp. 158-167.
Van Goethem Herman. La politique des langues en France, 1620-1804. In: Revue du Nord, tome 71, n°281, Avril-juin 1989. pp. 437-460.
Bonne journée.