Question d'origine :
Cher guichet,
Philippe Ariès a enseigné dans l'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien régime entre autres que la famille "patriarcale" était rare en France sous l'Ancien régime et que en gros il n'y a pas les parents, les enfants et les petits-enfants qui vivent dans la même maison. Ariès a été très critiqué. Qu'en reste t-il de manière simple de ses travaux de pionnier ? Merci!
Réponse du Guichet
Vous souhaitez savoir quel héritage ont laissé les travaux présentés par Philippe Ariès dans son ouvrage devenu classique «L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime». Si cet ouvrage a eu une influence décisive sur les recherches de différentes disciplines des sciences sociales, il a essuyé de nombreuses critiques émanant des historiens, et n’est plus considéré comme faisant référence aujourd’hui.
Bonjour,
Dans son ouvrage L'enfant et la vie familiale sous l'ancien régime, Philippe Ariès se proposait d’étudier l’évolution du sentiment de l’enfance et de la place de l’enfant dans la famille et dans la société française, du Moyen Âge à l’époque moderne. Il y développe trois grandes idées, aujourd’hui contestées à différents degrés:
- Les sociétés du Moyen Âge n’avaient qu’un sentiment superficiel de l’enfance, limité aux premières années. La famille n’avait guère de fonction affective, et rapidement, l’enfant était intégré à la communauté des adultes
- L’Europe aurait connu un bouleversement de ses modèles familiaux à partir du XVIIe siècle, passant d’une famille ouverte sur la société des adultes à une famille nucléaire fermée et centrée sur l’enfant, qui est progressivement surinvesti émotionnellement.
- Cette révolution a notamment été rendue possible par le remplacement progressif de l’apprentissage par l’école.
Cet ouvrage a suscité un intérêt relativement limité à sa parution en 1960. Il a été largement redécouvert à l’occasion de sa traduction en anglais en 1963, grâce à l’enthousiasme qu’il a alors soulevé chez les chercheurs anglo-saxons.
Pour vous faire une idée de sa première réception, vous pouvez retrouver ici des recensions de 1960 dans la revue française de sociologie, ou et de 1963 dans la revue Annales.
Les critiques lui ont été adressées sont principalement de deux ordres:
- Une critique méthodologique: la place primordiale laissée aux sources non textuelles, si elles constituent une des grandes innovations de son travail, lui ont également attiré des reproches de la part des historiens, qui y voyaient un manque de cohérence des sources
- Sa thèse sur l’absence de sentiment de l’enfance au Moyen Âge a également été largement infirmée par les recherches historiques, dès les années 70. Philippe Ariès lui-même modèrera ce point dans la préface de la réédition de 1973 de son ouvrage:
"Comment ai-je pu soutenir que la société traditionnelle confondait les enfants et les jeunes avec les adultes, ignorant le concept de jeunesse, alors que la jeunesse tenait dans les communautés rurales et aussi urbaines un rôle permanent d’organisation des fêtes et des jeux, de contrôle des mariages et des relations sexuelles, sanctionnés par les charivaris?"
Jack Goody, dans son ouvrage La famille en Europe, affirme qu’au Moyen Âge, «la maisonnée était avant tout constituée de la famille nucléaire. Rares étaient les groupes domestiques abritant trois génération…». Bien qu’il reconnaisse que la famille nucléaire n’était jamais totalement indépendante ni isolée, il insiste sur la distinction terminologique existant entre membres de la famille nucléaire et de la famille élargie. Ces considérations nuancent la thèse d’Ariès qui met le lignage au premier plan. Mais c’est sur l’apparition de l’idée d’enfance au XVIe siècle, thèse soutenue par Ariès, que les critiques sont les plus frontales:
Ariès, par exemple, ne voit l’idée d’enfance apparaître que dans l’Europe du XVIe siècle, laquelle accorderait désormais plus de valeur à la vie des enfants: selon lui, il fallait que la mortalité infantile ait commencé à diminuer pour que les parents se laissent aller à prodiguer de l’amour à leurs enfants sans craindre en permanence de les perdre. À quoi l’on objectera que la mortalité infantile est restée très élevée jusqu’à la fin du XIXe siècle, et que rien ne prouve que le niveau d’amour des parents soit fonction du nombre de leurs enfants, bien que la tristesse d’un décès puisse être supérieure s’ils en ont peu. Les médiévistes ont contesté la vision qu’Ariès a du Moyen Âge, et les anthropologues celle qu’il donne d’autres civilisations.» (p.95-96)
Danièle Alexandre-Bidon et Didier Lett critiquent également fortement les positions de Philippe Arès dans leur ouvrage Les enfants au Moyen Âge Ve – XVe siècle. En témoigne la quatrième de couverture de l’ouvrage:
On a longtemps considéré, après Philippe Ariès, que l'enfance était une invention récente, datant au plus du XVIIIe siècle. Les auteurs de ce livre font voler cette thèse en éclats, retrouvant de très nombreux témoignages d'une perception et d'une sensibilité à l'enfance dès le Moyen Âge.
Stéphane Minvielle, dans son manuel intitulé La famille en France à l’époque moderne, synthétise la place de l’œuvre d’Ariès dans la pensée historique de l’enfance:
Si cette thèse a longtemps fait sensation, elle ne peut plus, aujourd’hui, être considérée comme satisfaisante. En effet, l’attitude sociale d’indifférence face à la mort des nourrissons et le fait qu’on ait pu les considérer comme «ce qui se remplace» n’empêchaient pas de les percevoir comme des membres à part entière de la famille dont on cherchait, sitôt l’accouchement terminé, à assurer le salut.
Guillaume Gros, professeur d’histoire géographie, chercheur associé au laboratoire Framespa, et spécialiste de Philippe Ariès, a rédigé, dans la revue Histoire de l’éducation, un article assez complet consacré au modèle interprétatif de l’enfance de Philippe Ariès, à sa réception et aux critiques qu’il a soulevé:
Philippe Ariès : naissance et postérité d’un modèle interprétatif de l’enfance.
Il est également l’auteur d’un très riche site internet consacré à l’historien, dont une partie est notamment consacrée à la réception de son œuvre.
Plus que dans les conclusions de son étude, la postérité de cet ouvrage tient donc essentiellement à la position marginale de son auteur dans le champs historique, qui a sans doute facilité le dialogue de son œuvre avec d'autres sciences humaines, ses innovations thématique, avec la prise en compte nouvelle du sujet de l'enfance, largement ignoré des historiens jusque-là, et méthodologique, avec l'élargissement de la notion de document qu'il s'est employé à promouvoir.
Nous vous souhaitons bonnes lectures,
Le département civilisation