Eusèbe de Césarée est-elle bien une source historique fiable ?
Question d'origine :
Bonjour,
Merci d'exister.
Ma question est la suivante: j'avais cru comprendre que le massacre de Sainte Blandine à Lyon avait bien eu lieu à l'amphithéâtre des Trois Gaules, et qu''Eusèbe de Césarée est bien une source historique fiable pour le confirmer. Quelqu'un m'a suggéré le contraire samedi dernier lors des journées européennes de l'architecture. Pourriez-vous m'en dire davantage?
Merci par avance,
Bien cordialement,
Alison.
Réponse du Guichet

Débat sur la fiabilité du témoignage d'Eusèbe de Césarée et sur le lieu du martyre des premiers chrétiens de Lyon, quelques hypothèses divergentes.
Bonjour,
D’après la plupart des ouvrages consultés, il apparaît qu’une majorité d’historiens s’accorde pour placer l’épisode de 177, le martyre de Saint-Blandine et des premiers chrétiens de Lyon, dans l’amphithéâtre des Trois Gaules, au bas des pentes de la Croix Rousse, à Lyon.
Ces historiens se basent sur la fameuse « Lettre des fidèles de Lyon et de Vienne à leurs frères d'Asie et de Phrygie sur la persécution de l'an 177 », conservée et publiée partiellement par Eusèbe de Césarée, dans son « Histoire ecclésiastique ».
Arrivé à Césarée de Palestine par un chemin que l’on ignore, il se trouvait vers l’an 300 dans la belle bibliothèque chrétienne de cette ville, quand Eusèbe, un savant prêtre, frappé de son intérêt, décida d’en insérer une partie, et d’en résumer le reste, dans le livre V de l’Histoire ecclésiastique qu’il était en train de composer. Ce dossier apporte une vive lumière, comme un coup de projecteur dans la nuit, car avant lui nous ignorons tout du christianisme à Lyon (et même en Gaule), et après, à part quelques rares indications sur l’activité d’Irénée, il faut attendre le milieu du IIIe siècle pour avoir le nom d’un autre évêque de Lyon, Faustinus, auteur en 254 d’une lettre à son confrère de Carthage saint Cyprien.
Ce dossier rassemblait trois documents, et un petit groupe de lettres, tous écrits en grec et copies d’originaux lyonnais datables de la fin de la persécution, 177 ou peu après :
Le plus intéressant est de loin la Lettre des martyrs de 177, un texte anonyme très bien écrit, au point qu’on a souvent émis l’hypothèse (invérifiable, mais non invraisemblable) que son auteur était Irénée lui-même. Il raconte avec précision et émotion le déroulement de la persécution. Eusèbe nous dit qu’il en donne seulement des extraits, parce qu’il a déjà eu l’occasion de la publier intégralement dans un « Recueil des martyrs », maintenant perdu. Mais ces extraits forment déjà un ensemble important de dix-neuf pages dans l’édition française de la collection des Sources Chrétiennes (HE V, 1-3) .
Extrait de "Lyon et les origines de christianisme en Occident", par François Richard et André Pelletier, aux Éditions Lyonnaises d’Art et d’Histoire.
La publication de cette lettre semble être ainsi l’unique document qui soit parvenu jusqu’à nous concernant cet évènement.
Dans sa thèse soutenue en 2017, Attitudes intolérantes et initiatives législatives contre les chrétiens à l’époque de Marc-Aurèle : entre histoire et propagande politique : un réexamen de la vexata quaestio, Marco Provenzano, Docteur de l’Université de Strasbourg, spécialiste de l’Histoire du christianisme antique, nous dit :
« Nous faisons référence aux chapitres de l’H.E. précédant le miracle de la pluie, chapitres dédiés à un épisode survenu à Lyon durant le principat de Marc-Aurèle. La datation de cet épisode proposée dans l’H.E., à savoir l’an 177, semblerait être confirmée par le Chronicon (en français Chronique) d’Eusèbe, traduit en latin par Jérôme. Ce qui est raconté est un pur massacre des chrétiens locaux. Si c’est la haine du peuple païen qui le déchaîna, il fut ensuite mené par les institutions locales, jusqu’aux exécutions des chrétiens. Les événements sont décrits dans ce qui est appelée l’Epistola Ecclesiarum Viennensis et Lugdunensis (ou Martyrium Lugdunensis), en français Lettre des chrétiens de Lyon et Vienne aux frères d’Asie et de Phrygie autrement connue comme Lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon à leurs frères d’Asie et de Phrygie (désormais en Lettre). Ce récit très détaillé, dont Eusèbe rapporte de longs extraits (ap. H.E. V, 1-2), est considéré jusqu’à aujourd’hui comme le témoignage le plus complet d’une période de persécution sous Marc Aurèle. Nous ne connaissons pas l’identité du rédacteur de ce précieux document. Toutefois, de l’analyse de la terminologie employée, nous comprenons qu’il avait une familiarité avec les textes néotestamentaires et apocryphes tout comme avec les termes juridiques désignant les différentes fonctions publiques locales. Ce qui en fait indubitablement une source de première importance. » (p.12)
Il confirme que cette lettre apparaît aux yeux de nombreux chercheurs comme un document fiable et suffisamment étudié pour placer le martyre de Blandine et des premiers chrétiens de Lyon dans l’amphithéâtre des Trois-Gaule.
Cependant, quelques hypothèses différentes ont vu le jour, assez peu nombreuses il est vrai, et peu reprises.
Dans notre cher Guichet du Savoir, une question similaire à la vôtre a été postée en 2014 : «Blandine, martyre à Lyon ou en Galatie ?»
L’internaute y fait référence à une possible origine Galate (actuelle Anatolie, en Turquie) de l’épisode de 177, hypothèse émise par Jean Colin, historien et spécialiste de l’Antiquité, dans sa thèse en 1964. Il remet en cause la retranscription de la Lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon à leurs frères d’Asie et de Phrygie par Eusèbe de Césarée. Il s’appuie pour cela sur trois arguments principaux :
- l’étude de l’origine des martyrs de la communauté chrétienne lyonnaise
- la toponymie des écrits d'Eusèbe de Césarée
- l’absence de description situant clairement les écrits d’Irénée à Lyon
Vous pouvez consulter la réponse de la documentation régionale, très complète, ici.
Une seconde hypothèse, plus récente, consiste à situer l’épisode de 177 à Vienne. Cette idée nous vient de Benoît Helly, ingénieur d’étude au service régionale de l’archéologie. Dans un article paru dans le journal La Croix le mardi 14 novembre 2006, le journaliste Benévent Tosseri revient sur les propos de Benoît Helly, pour qui les faits « auraient tout aussi bien pu se dérouler à Vienne, ville d’une égale importance sous Marc-Aurèle ».
Il s’appuie pour cela également sur trois arguments :
- Eusèbe de Césarée, dans la retranscription de la Lettre, situe les évènements durant la « fête solennelle du pays », c’est-à-dire le culte impérial qui a lieu tous les 1er du mois d’août et qui réunit les 60 nations gauloises.
D’après l’ouvrage Martyrs de Lyon, 177 après Jésus-Christ, de Joël Schmidt, 2019, p. 85, chap. 13 :
Le culte impérial à Lyon est aussi ancien que la constitution de l’empire. C’est Auguste qui en 12 av. J-C lui a donné ses lettres de noblesse lors de l’élévation de l’autel des Trois Gaules et a organisé par l’intermédiaire de son légat le conseil des trois Gaules qui convoque chaque premier du mois d’août les délégués des soixante nations gauloises pour y célèbre l’empereur romain dans ce qu’il a de plus divin. Dans les autres villes de la Gaule, cette cérémonie est plus modeste. A Lyon, elle est solennelle, comme pour bien témoigner de l’importance de cette ville.
Pour Benoît Helly, cette information n’est pas forcément à interpréter de manière géographique, mais elle pourrait être davantage un marqueur chronologique, sans spécificité de lieu.
- Deuxièmement, dans la lettre est relaté le dépôt des cendres des martyrs dans le Rhône, or à Lyon, c’est la Saône qui se trouve être le fleuve le plus proche de l’amphithéâtre des Trois Gaule. Le Rhône traversant également Vienne, il estime que cette indication n’est pas probante.
- Enfin, il remarque que ce sont les viennois qui construisent en premier un monastère dédié à Sainte Blandine, au VIe siècle.
Jean Comby, historien de l’Église de Lyon, réfute cette théorie. Il se demande pourquoi Pothin, premier évêque de Lyon au IIe siècle, 90 ans au moment des faits, qui fait partie des victimes de la persécution, se serait retrouvé à ce moment là de sa vie à Vienne. Autre argument avancé contre l’hypothèse de Benoît Helly, seul un viennois est cité dans la lettre comme faisant partie des martyrs, Sanctus. N’y aurait-il pas eu davantage de viennois si le massacre c’était passé à Vienne ?
Pour résumer notre réponse, le sujet du lieu exact du massacre des chrétiens de Lyon a été étudié très tôt par les chercheurs, et une majorité d’entre eux s’accorde pour placer l’évènement dans l’amphithéâtre des Trois Gaule, à Lyon. Mais il est toujours très compliqué d’apporter des réponses définitives à des sujets historiques aussi anciens, surtout l'étude de la vie des Saints, trop peu de sources et de documents écrits fiables sont parvenus jusqu’à nous. Ajoutons à cela la construction de l’histoire religieuse qui apporte aussi son lot d’incertitudes.
Pour finir, d’après Marco Provenzano :
« Bien que la Lettre ait été structurée de manière linéaire selon l’ordre des événement et semble pratiquement dépourvue d’éléments merveilleux, typiques de la littérature martyriale, peu fiables et sans fondements rationnels pour l’interprétation des événements, elle nous donne, toutefois, un point de vue partiel, d’autant plus que nous ne possédons pas de documents païens mentionnant directement les faits et tenant lieu de contrepartie, ou d’autres textes chrétiens qui en parlent explicitement. En revanche, comme G. W. Bowersock l’a très bien souligné, nous ne pouvons pas douter du fond authentique du contenu de la Lettre, malgré quelques incohérences causées par l’assemblage des écrits, évidemment authentiques mais parfois décousus, opéré par Eusèbe.»
Vettius Epagathus, « le paraclet des chrétiens » dans la Lettre des martyrs de Lyon et Vienne (Eusèbe, H. E., V, 1. 3-2. 8). Article paru dans la revue des Sciences Religieuses.
Documents consultés :
Lyon et les origines du christianisme en Occident, François Richard et André Pelletier, éditions Lyonnaise d’Art et d’Histoire
Martyrs de Lyon, 177 après Jésus-Christ, Joël Schmidt
Les martyrs de Lyon, texte intégral, texte source, Eusèbe de Césarée ; trad. par une moniale de Dourgne, révisée par le Père Louis Neyrand
Les martyrs de Lyon, 177, Colloque international du Centre national de la recherche scientifique, Lyon, 20-23 septembre 1977 ; publié par Jean Rougé et Robert Turcan, Éditions du CNRS
Complément(s) de réponse

Petite précision : si vous possédez une carte d'abonné à la bibliothèque, vous avez accès à la base Europresse, qui vous permet de lire la presse numérisée, et notamment le journal La Croix, et l'article concernant Benoît Helly et son hypothèse du martyr de Blandine et des premiers chrétiens à Vienne.
DANS NOS COLLECTIONS :
Ça pourrait vous intéresser :
Commentaires 1
