Est-ce qu'en roulant plus vite, un train risque moins d'écrouler un pont ?
Question d'origine :
Bonjour
Dans le Tour du Monde en 80 jours, de Jules Verne, Phileas Fogg traverse le pont de Medicine Bow dans les conditions suivantes : (cf ci-dessous)
Est-ce que ce n'est pas contraire aux lois de la physique de soutenir qu'en roulant plus vite le train risque moins d'écrouler le pont ?
Merci
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Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui disait :
« Non ! il n’y a pas moyen de passer ! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. »
Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un rapide, à un mille de l’endroit où le convoi s’était arrêté. Au dire du garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il était impossible d’en risquer le passage. Le garde-voie n’exagérait donc en aucune façon en affirmant qu’on ne pouvait passer. Et d’ailleurs, avec les habitudes d’insouciance des Américains, on peut dire que, quand ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas l’être.
Passepartout, n’osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents serrées, immobile comme une statue.
« Ah çà ! s’écria le colonel Proctor, nous n’allons pas, j’imagine, rester ici à prendre racine dans la neige !
— Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d’Omaha pour demander un train, mais il n’est pas probable qu’il arrive à Medicine-Bow avant six heures.
— Six heures ! s’écria Passepartout.
— Sans doute, répondit le conducteur. D’ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station.
— À pied ! s’écrièrent tous les voyageurs.
— Mais à quelle distance est donc cette station ? demanda l’un d’eux au conducteur.
— À douze milles, de l’autre côté de la rivière.
— Douze milles dans la neige ! » s’écria Stamp W. Proctor.
Le colonel lança une bordée de jurons, s’en prenant à la compagnie, s’en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n’était pas loin de faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.
Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement attiré l’attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n’eût été absorbé par son jeu.
Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du train, — un vrai Yankee, nommé Forster, — élevant la voix, dit :
« Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.
— Sur le pont ? répondit un voyageur.
— Sur le pont.
— Avec notre train ? demanda le colonel.
— Avec notre train. »
Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.
« Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur.
— N’importe, répondit Forster. Je crois qu’en lançant le train avec son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.
— Diable ! » fit Passepartout.
Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. Ce cerveau brûlé trouvait la chose très-faisable. Il rappela même que des ingénieurs avaient eu l’idée de passer des rivières « sans pont » avec des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, tous les intéressés dans la question se rangèrent à l’avis du mécanicien.
« Nous avons cinquante chances pour passer, disait l’un.
— Soixante, disait l’autre.
— Quatre-vingts !… quatre-vingt-dix sur cent ! »
Passepartout était ahuri, quoiqu’il fût prêt à tout tenter pour opérer le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop « américaine ».
« D’ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et ces gens-là n’y songent même pas !… Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien me paraît un peu hasardé, mais…
— Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.
— Je sais bien, répondit Passepartout en s’adressant à un autre gentleman, mais une simple réflexion…
— Pas de réflexion, c’est inutile ! répondit l’Américain interpellé en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu’on passera !
— Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent…
— Quoi ! prudent ! s’écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vous dit ! Comprenez-vous ? À grande vitesse !
— Je sais… je comprends…, répétait Passepartout, auquel personne ne laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus naturel…
— Qui ? que ? quoi ? Qu’a-t-il donc celui-là avec son naturel ?… » s’écria-t-on de toutes parts.
Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.
« Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor.
— Moi, peur ! s’écria Passepartout. Eh bien, soit ! Je montrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi Américain qu’eux !
— En voiture ! en voiture ! criait le conducteur.
— Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! Mais on ne m’empêchera pas de penser qu’il eût été plus naturel de nous faire d’abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le train ensuite !… »
Mais personne n’entendit cette sage réflexion, et personne n’eût voulu en reconnaître la justesse.
Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. Les joueurs étaient tout entiers à leur whist.
La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la vapeur, ramena son train en arrière pendant près d’un mille, — reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Et l’on passa ! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le convoi sauta, on peut le dire, d’une rive à l’autre, et le mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emportée qu’à cinq milles au-delà de la station.
Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas dans le rapide de Medicine-Bow.
Réponse du Guichet

D'après ce que nous comprenons, le phénomène physique auquel se rapporte cet extrait littéraire pourrait être celui de la vitesse de libération. Vitesse inatteignable pour un train.
Dans l'extrait, il est écrit ceci :
Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença : elle s’accéléra ; bientôt la vitesse devint effroyable ; on n’entendait plus qu’un seul hennissement sortant de la locomotive ; les pistons battaient vingt coups à la seconde ; les essieux des roues fumaient dans les boîtes à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, marchant avec une rapidité de cent milles à l’heure, ne pesait plus sur les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
Si l’on prend ce qui est écrit au pied de la lettre, le train semble voler comme en apesanteur, ce qui nous fait penser que le phénomène décrit est celui de la vitesse de libération :
La vitesse de libération, ou vitesse d'évasion ou d'échappement est, en physique, la vitesse minimale que doit atteindre un projectile pour échapper définitivement à l'attraction gravitationnelle d'un astre (planète, étoile, etc.) dépourvu d'atmosphère et s'en éloigner indéfiniment. Cette vitesse est d'autant plus importante que la masse de l'astre est importante et que l'objet est proche de son centre.
Source : Wikipédia
Et voici ce qui est précisé un plus loin dans cette même page Wikipédia :
Pour un objet lancé depuis la surface de la Terre, la vitesse de libération lui permettant d'échapper à l'attraction terrestre est de 11,2km/s (soit 40 320 km/h). Par comparaison la vitesse de satellisation minimale autour de la Terre est de 7,9km/s (soit 28 440 km/h). Les vitesses de libération depuis la surface du Soleil, de la Lune et de Mars sont respectivement de 617,5 km/s, 2,4 km/s et 5 km/s. Une fois qu'un objet a échappé à l'attraction terrestre, il reste, comme la Terre, soumis à l'attraction du Soleil. La vitesse de libération lui permettant d'échapper à cette attraction est de 42,1km/s.
Aucun train, et encore moins un train du XIXe, ne peut aller à une telle vitesse. Il semblerait donc que cette scène, d'un train roulant à une vitesse telle qu'il réussisse à traverser un pont "sans le toucher", lui évitant ainsi l'effondrement, soit irréaliste. Comme le sont d’ailleurs de nombreuses scènes de romans de science-fiction ou de films.
A ce propos nous vous conseillons la lecture des ouvrages de Roland Lehoucq et plus particulièrement La SF sous les feux de la science et La science fait son cinéma qui expliquent des phénomènes scientifiques à la lumière de scènes de films ou de romans de science-fiction.
Nous vous invitons également à lire ce travail d’un élève de l’ENS sur la représentation du génie civil au cinéma et plus particulièrement dans le film le Pont de la rivière Kwaï. L’étude porte sur la vraisemblance et l’invraisemblance d’éléments relatifs à la construction et la destruction du pont dans le film.
Bonne journée