Les anciens archéologues avaient-ils conscience de l'ensevelissement des monuments avec le temps ?
Question d'origine :
Cher Guichet,
sait-on si les anciens archéologues (XVe-XVIIe siècles) considéraient que les ruines s'enfonçaient sous terre sous l'effet de leur propre poids ou s'ils avaient conscience de l'érosion et de l'ensevelissement des monuments avec le temps ?
Bien cordialement et merci par avance.
Réponse du Guichet

Nous n'avons pas trouvé de témoignage ancien mentionnant une théorie des processus d'ensevelissement d'un site dans le sol mais les différents travaux d'historiographie de l'archéologie portent à croire que nos ancêtres avaient conscience des processus d'érosion et d'enfouissement ainsi que de la nécessité de réaliser des fouilles pour retrouver les traces du passé.
Bonjour,
Voici tout d'abord les différents processus par lesquels passe un site archéologique d'après François Djindjian :
Jusqu’au moment où il est découvert par un archéologue, un site archéologique, au cours de son existence brève ou longue, a été l’objet de plusieurs processus successifs :
un processus de choix de la localisation pour la fondation du site puis de son développement ;
un processus de formation du site (continûment ou par phase dans un temps défini) ;
un processus d’entretien (structures d’habitat, structures funéraires, infrastructures comme des canaux d’irrigation ou des routes, paysages cultivés, etc.) ;
un processus de réparation ou de rénovation ;
un processus de transformation (en cas de modification de son état et de sa fonction) ;
un processus de réemploi (particulièrement pour des matériaux de construction mais aussi pour des bâtis, des structures funéraires, etc.) ;
un processus d’abandon ou de destruction d’origine naturelle ou anthropique ;
un processus d’enfouissement ;
un processus de conservation post-dépositionnelle dans un contexte de perturbations mécaniques de nature géomorphologique (cryoturbation, solifluxion, fentes de gel, etc.) ou animale (fouisseurs ou cavernicoles) ;
un processus de découverte (prospection archéologique ou découverte fortuite liée à des travaux).
source : DJINDJIAN François, « Chapitre 1. Les conditions de conservation et de découverte des sites et des objets archéologiques », dans : L'archéologie. Théorie, méthodes et reconstitutions, sous la direction de DJINDJIAN François. Paris, Armand Colin, « Hors collection », 2017, p. 111-130.
Les premiers archéologues en avaient-ils conscience ?
Il semblerait que très tôt les hommes aient eu la certitude qu'en creusant il serait possible de retrouver des objets anciens, marqueurs de notre histoire.
Comment, et à quelle date, l’homme inventa-t-il intellectuellement son passé en s’appuyant sur des témoignages matériels ?
Les premiers indices offrant quelques certitudes remontent actuellement à l’Antiquité, et reposent sur des données écrites. Le roi de Babylone Nabonide (− 556/ − 539) fut sans doute parmi les premiers à effectuer ce qu’il convient d’appeler des « fouilles archéologiques ». Le récit en est fait sur une tablette cunéiforme, datée du VIe siècle avant notre ère et mise au jour à Larsa (Irak actuel). Nabonide découvre la pierre de fondation du temple d’Hammurabi (− 1792/ − 1750) dédié au dieu Shamash et ajoute son propre nom aux inscriptions qui s’y trouvent, s’assurant ainsi une filiation incontestable, la plus ancienne possible. Pour retrouver ce lieu sémiophore, servant son pouvoir, il met en œuvre une exploration du sol de manière consciente et réfléchie. Le fait que les ruines aient été enfouies, jamais exhumées depuis l’époque qu’il cherche à faire ressurgir, physiquement et symboliquement, garantit en quelque sorte son authenticité. À ce titre, elles sont la preuve absolue et assurent à Nabonide la légitimité de son titre. Si ses motivations ne sont guère scientifiques, des principes fondamentaux de l’acte de fouille archéologique sont ici présents : mettre sciemment au jour des vestiges matériels, témoins du passé, qui offrent la possibilité de le reconstituer, d’en écrire l’histoire ; faire vivre la mémoire des lieux par une restauration.
source : LEHOËRFF Anne, « Chapitre premier. Une histoire au long cours », dans : Anne Lehoërff éd., L'archéologie. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2022, p. 7-28.
Avaient-ils connaissance des différents processus d'enfouissement ? Probablement, car ils étaient bien conscients des effets de l'érosion sur le bâti :
Les pharaons s’employaient à résister à l’érosion en s’appuyant sur la masse indestructible d’immenses édifices de pierre.
Les souverains mésopotamiens imaginèrent de recourir à une autre solution : celle de disposer dans les fondations de leurs palais ou temples des briques inscrites respectueusement enfouies. Ces briques portaient des inscriptions à la gloire du souverain, elles attestaient sa piété autant que sa munificence. Elles constituaient un message que chaque souverain envoyait à ses descendants en même temps qu’un témoignage de sa connaissance des réalisations de ses prédécesseurs. Ce savoir-faire cependant est un peu ironique : ce ne sont pas la solidité des murs, la somptuosité des décors sculptés ou peints qui témoignent de la grandeur du souverain, mais des briques de terre crue séchées au soleil, soigneusement inscrites par des scribes vigilants. Face aux pierres majestueuses des pharaons, les souverains mésopotamiens savent la fragilité de leurs constructions de briques crues, mais proclament très haut et très fort leur grandeur en ayant recours à ce modeste moyen de communication avec le futur. Cette subtile stratégie repose sur un savoir partagé qui unit les scribes par-delà les millénaires. [...]
Égyptiens et Mésopotamiens démontrent la même foi et le même intérêt pour le passé, mais les moyens qu’ils déploient pour l’explorer sont différents. Conscients de la fragilité de leurs constructions de briques, les Mésopotamiens s’acharnent à combattre l’érosion par le savoir : leurs palais si vite détruits quand ils ne sont plus entretenus recèlent des briques de fondations qui sont protégées par les ruines. Pour communiquer avec le passé, il ne suffit pas d’inscrire des messages pieusement déposés dans le sol, il faut s’assurer que dans la continuité des générations rois et scribes iront fouiller ce même sol pour y retrouver ces traces indestructibles. Cette avidité à explorer le sol, à dégager les substructions précédentes, à dater et interpréter les murs, objets et inscriptions qui apparaissent, présente quelque chose de troublant pour l’archéologue moderne, qui a parfois l’impression de rencontrer là des prédécesseurs aussi passionnés que lui-même. [...]
Entre la tradition égyptienne et la tradition mésopotamienne il y a de nombreux points communs, mais le sentiment de l’érosion, de la destruction inéluctable qui menace les constructions humaines est encore plus fort chez les souverains du Croissant fertile. L’exercice du pouvoir est un combat contre la décrépitude, contre le tempus edax que le souverain doit apprivoiser. Ici les textes n’ont pas la monumentalité des inscriptions lapidaires égyptiennes, mais leur discrétion même, leur répétition sont un gage d’endurance et de résistance. [...]
À la même époque Nabonide apparaît comme un souverain antiquaire qui organise des fouilles pour redécouvrir des temples anciens et qui démontre son savoir et sa piété en mettant au jour des inscriptions que ses prédécesseurs n’avaient pas été capables de découvrir. Ce goût antiquaire s’exprime dans la revendication royale d’une compétence épigraphique et linguistique. Ainsi ce passage d’une tablette d’Assurbanipal :
"Moi [Assurbanipal], j’ai étudié le savoir secret, toute la puissance des scribes : les travaux du sage Adapa. Je suis capable de discuter les présages du ciel et de la terre avec compétence dans les assemblées des érudits. Je possède le savoir nécessaire pour discuter les séries d’oracles « si le foie est en accord avec le ciel » avec les devins les plus experts […]. J’ai lu les textes écrits avec art dont la version sumérienne est abstruse, et l’akkadien difficile à entendre. J’ai examiné les inscriptions de pierre d’avant le déluge, ces compositions aussi ésotériques que difficiles."
source : SCHNAPP Alain, « Le sentiment des ruines, de l’Orient ancien aux Lumières : continuités et transformations », Le Genre humain, 2011/1 (N° 50), p. 171-198.
Les romains ont également prêté une grande attention à la solidité de leurs édifices afin de prévoir et limiter les effets de l’érosion : L’architecture prise en défaut : Les malfaçons dans les bâtiments romains / Hélène Dessales
Mais l'archéologie est devenue une science à part entière qu’à partir du XIX es exploitant les résultats d'une autre science balbutiante : la géologie.
Au début du XIXe siècle, le paysage et les méthodes de la science antiquaire ont considérablement changé. Les travaux des antiquaires du Nord ont démontré qu’il était possible de faire de l’histoire en s’appuyant sur des monuments et des objets alors même qu’il n’existe guère ou pas de textes. Les découvreurs de l’Orient, de l’Amérique et de l’Afrique ont établi qu’il existe partout dans le monde des traces des civilisations disparues aussi majestueuses que les antiquités gréco-romaines.
Entre sciences de la nature et sciences de l’hommeLes naturalistes comme Buffon ont proposé de dater les « époques de la nature » en utilisant des méthodes voisines de celles des antiquaires ; ils se sont avancés dans l’exploration des espèces animales en s’appuyant sur les résultats de la géologie comparée. Dès les premières décennies du XIXe siècle, la géologie devient une science à part entière qui s’emploie à jeter les bases d’une histoire de la terre et des couches qui la composent. Historiens et ethnographes, de Montesquieu à Volney, s’intéressent aux étapes de la civilisation, ils sont frappés par la comparaison des mœurs des « sauvages » et des « civilisés ». Les « observateurs de l’homme » s’ingénient à fonder à côté de la géologie et de la zoologie une ethnographie qui contribue à modifier l’image même de l’humanité. [...]
Les premières décennies du xixe siècle sont le moment d’une intense fermentation des idées. Les travaux des naturalistes mettent au jour des dépôts de fossiles d’animaux disparus avec des silex taillés et la lancinante question d’une humanité ancienne, antérieure à ce qu’il est convenu d’appeler les âges historiques, revient à l’ordre du jour. Les réflexions des géologues qui découvrent progressivement les stratifications du sol rencontrent la curiosité des fouilleurs qui, de plus en plus nombreux, observent la relation des objets et des couches qui les contiennent. Dans les musées traditionnels, héritiers des « chambres des merveilles » de la Renaissance, les objets archéologiques étaient classés par périodes — collections égyptiennes, grecques, étrusques ou romaines. Mais où placer les antiquités « gauloises » ou « germaniques » ? Surtout, que faire des silex, des objets de bronze ou des mégalithes ? En Scandinavie, l’idée se fait jour de présenter ces objets d’une autre manière, qui renoue avec une vieille idée de l’Antiquité. C. J. Thomsen, à Copenhague, décide de classer le musée des Antiquités nordiques en suivant un ordre évolutionniste et non plus culturaliste. Il crée pour les besoins de l’étude un système de trois âges successifs : pierre, bronze et fer.
source : SCHNAPP Alain, « 1 / Histoire de l’archéologie et l’archéologie dans l’histoire », dans : Jean-Paul Demoule éd., Guide des méthodes de l’archéologie. Paris, La Découverte, « Repères », 2020, p. 9-39.
Pour aller plus loin, nous vous invitons à consulter ces documents :
« Comment fouillait-on au XVIIIe et au début du XIXe siècle ? » / Pinon, P., Archéologia, n° 158, 1981
Manuel d'archéologie / François Djindjian
Le site de l'INRAP et notamment cette page : La stratigraphie
Comment l'archéologie raconte-t-elle l'histoire de l'humanité ? / Jimmy Bourquin
Bonne journée.