Peut-on considérer l'écrivain André Thérive comme un « Collabo » durant l'Occupation ?
Question d'origine :
Peut-on considérer l'écrivain André Thérive comme un « Collabo » durant l'Occupation ? En quoi son livre sur la trahison est-il une plaidoierie de sa propre attitude durant cette période ? Pourquoi Raymond Aron a-t-il décidé de le publier ?
Réponse du Guichet
André Thérive est effectivement reconnu pour avoir collaboré durant la seconde guerre mondiale et a justifié sa position dans Essai sur les trahisons.
Bonjour,
Les divers écrits montrent qu'André Thérive "glissa" vers la collaboration. Ainsi, Gérald Prince dans Guide du roman de langue française: 1901-1950 rédige :
André Thérive est, avec Léon Lemonnier (Cœur imbécile, 1935), le chef de file du populisme. Il glissa vers la collaboration pendant la guerre, après avoir été anti-fasciste. Dans son premier roman d’inspiration populiste, il dépeint – sans échapper à l’indigeste – l’existence plate et grise des petites gens. Il étudie également une sorte de sainteté, celle d’un « dépaysé, d’un solitaire ayant « le goût indéfinissable de ce qui répugne à la vie ».
[monologues, horreurs surhumaines de la guerre, banlieue ….]
Philippe Valode dans Le livre noir de la Collaboration rapporte sa participation au congrès de Weimar :
La première fois, il [Drieu la Rochelle] est accompagné de Robert Brasillach, Abel Bonnard, Ramon Fernandez, André Fraigneau, Marcel Houhandeau, André Thérive etJacques Chardonne pour assister au Congrès des écrivains européens à Weimar.
De même dans Un paradoxe français. Antiraciste dans la Collaboration antisémites dans la Résistance, Simon Epstein revient à la fois sur les prises de position d'André Thérive pendant la guerre et sur ses écrits d'après guerre dont Trahison :
André Thérive (1891-1967) exprime son point de vue sur la question juive en 1938. Posant d’abord que « l’antisémitisme est professé en ce moment par les peuples, groupements et individus qui justement s’efforcent de nier les valeurs universelles de l’esprit et de la morale qui affectent de ricaner lorsqu’on leur parle de la justice, de la liberté, et de la raison même », il démontre l’inanité et l’inconsistance des calomnies antijuives. Il souhaite toutefois «que les Juifs ne prennent pas trop vite l’alarme » (…)
Thérive apportera lui-même un démenti à ses pronostics rassurants. Il collabore, sous l’Occupation, à la Parizer Zeitung et aux Nouveaux Temps de Jean Luchaire. Il est à Weimar, au congrès des écrivains européens qu’organise Joseph Goebbels. Son journal intime, pendant la période, est parsemé d’anecdotes sur des juifs rencontrés au hasard. Son ton reflète une sorte d’indifférence amusée. On y lit, en mai 1942 : « Dans les ruelles du marais grouille toute une plèbe de petits juifs, noirauds, crépus, et qu’on reconnaîtrait même si elle n’était pas marquée de l’étoile jaune ».Thérive sera parmi les collaborateurs stigmatisés par le Comité national des écrivains (CNE). Il est donc personnellement qualifié pour rédiger, après la guerre, un Essai sur les trahisons … Son texte tend à faire admettre, quant au fond, qu’il n’y a pas de traîtres, et qu’il n’y a pas que des vaincus. Il le publie chez Calman-Lévy, dans la collection « Liberté de l’esprit » dirigée par Raymond Aron, ce qui suscitera un certain étonnement et même certaines protestations. Thérive écrira sous pseudonyme dans les journaux de l’extrême droite reconstituée, notamment dans Rivarol. La LICA sera sans indulgence à son égard.
La lecture de l'ouvrage Histoire politique des intellectuels en France : 1944-1954 d'Ariane Chebel d'Appollonia et dont nous vous présentons de brefs extraits permet de comprendre la position de Raymond Aron et le choix de préfacer et de publier l’ouvrage d'André Thérive :
A la même date, Raymond Aron préface l’ouvrage d’André Thérive, Essai sur les trahisons, et en quelques lignes expose les limites d’une justice qui se prononce sur la base du critère très relatif « d’intérêt national » ; revenant sur cette question lors du procès du réseau jeanson, R. Aron dissèque « l’absolutisme national » et ses incohérences. « La trahison, définie par l’intelligence avec l’ennemi ou l’atteinte à la sûreté de l’Etat, se renverse selon que tel gouvernement ou tel autre représente l’Etat et désigne l’ennemi. Invoquer l’intérêt national équivaut à juger en fonction du verdict de l’histoire – les vaincus sont les traîtres et les vainqueurs ont la justice pour eux – ou à condamner un acte passé en fonction de ses résultats présents. Or, dans l’hypothèse d’une défait des Alliés, pourrait-on considérer de Gaulle comme un traître ?
Par ailleurs, l'étude d'Anne Simonin « Le droit a l'innocence. Le discours litteraire face a l'epuration (1944-1953) », Sociétés & Représentations, 2001/1 (n° 11), p. 121-141 montre quels arguments les intellectuels avaient mis en avant pour défendre leur participation au régime de Vichy :
Comment se défaire de l’étiquette de « traître », infamante et dangereuse en pleine épuration où les collaborateurs, inculpés de « trahison », encourent la peine de mort (article 75 du Code Pénal) ? En démontrant, exemples historiques à l’appui, que « la trahison » est partout, toujours, et que les contemporains sont victimes de leur radicalisation idéologique quand ils la prennent au sérieux.
Pour finir, vous pourriez aussi consulter L'âge du roman parlant : 1919-1939 : écrivains, critiques, linguistes et pédagogues en débat.
Bonnes lectures