Pourquoi la loi américaine dite « anti-trust » ne s'applique-t-elle pas aux GAFAM ?
Question d'origine :
La loi américaine dite « anti-trust » s’est très bien appliquée au début du 20e siècle à la Standard Oil, comment se fait-il que les Gafam, qui sont tous en situation de quasi-monopole dans leurs domaines respectifs, aient été épargnés ?
Réponse du Guichet
Depuis de nombreuses années, un nombre croissant de procès pour abus de position dominante ou pratiques abusives sont intentés contre les GAFAM que ce soit en Europe, en Chine mais aussi aux États-Unis. Un procès qualifié d'historique contre Google vient de s'ouvrir aux USA et pourrait peut-être changer la donne... Le volet législatif tente également d'évoluer : démocrates et républicains tendent à s'accorder pour renforcer les lois anti-trust et limiter le monopole des géants de la tech. Mais ces nouvelles lois tardent à sortir...
Bonjour,
Sur le plan judiciaire
Plusieurs procès ont déjà été intentés contre des géants du net sous divers angles. Voir cet article du journal Le Monde : « 2019 aura été l’année du “techlash” ». Déjà, en octobre 2020, la justice américaine a ouvert une procédure contre Google pour abus de position dominante. Les termes exacts sont : "pour atteinte au droit de la concurrence dans le but de préserver son monopole dans le domaine de la recherche et des annonces publicitaires en ligne".
Comme indiqué dans l'article du Monde intitulé La justice américaine ouvre une procédure contre Google pour abus de position dominante et daté du 20 octobre 2020 :
A l’instar de ses concurrents Amazon, Facebook et Apple, Google est dans le collimateur des autorités américaines depuis plusieurs années. Diverses enquêtes ont été lancées contre les GAFA par des agences fédérales, des commissions parlementaires ainsi que les procureurs de la quasi-totalité des Etats américains.
Au niveau politique, ces groupes s’attirent les foudres aussi bien des élus conservateurs, qui les accusent de partialité, que des élus progressistes, qui s’inquiètent des atteintes au droit de la concurrence et du renforcement des inégalités causés par la « Big Tech ».
En 2023, une autre procédure est intentée contre Google. Nous vous invitons d'ailleurs à lire cet article des Echos (daté du 12 septembre 2023) à ce sujet : Etats-Unis contre Google : le procès du siècle. Il rappelle les enjeux du procès qui s'est ouvert le 12 septembre dernier et qualifie ce procès en antitrust d'historique.
"Le procès contre Google marque un changement d'époque : le retour à la doctrine du Sherman Act donnant priorité à la structure de l'industrie. Et l'inévitable menace du démantèlement qu'il fait peser sur les monopoles. En cela l'affaire fait moins écho aux procès Microsoft et AT&T qu'à celui de la Standard Oil dont le procès clôt 40 ans de monopolisation abusive. "
L'article du journal Le Figaro intitulé Nouvelle procédure antitrust contre Google : Le ministère américain de la Justice poursuit Google pour monopole et publié le 24 janvier 2023 explique pourquoi les procédures n'aboutissaient pas :
Ce n'est pas la première procédure en abus de monopole intentée contre Google. Sous la présidence de Donald Trump, en 2020, la société a déjà été attaquée par le Département de la justice, mais sous un autre angle : celui par lequel elle maintient sa domination sur le marché de la recherche sur internet. Le procès dans cette affaire est censé s'ouvrir en septembre. Par ailleurs, plusieurs États en 2020, sous l'impulsion du Texas, ont déjà attaqué Google en abus de position dominante sur le marché de la publicité numérique.
Les juges américains sont généralement très sceptiques face à ces arguments. D'abord parce que la jurisprudence aux États-Unis en matière antitrust repose sur un argument essentiel : la position dominante aboutit-elle à augmenter ou à faire baisser les prix ou la diversité des offres sur le marché ? Selon cette logique, être dominant n'est pas un crime et écraser ses concurrents peut être toléré si le consommateur in fine est gagnant.
L'autre raison de la réticence des magistrats à se rallier aux thèses des procureurs anti-trust tient aux remèdes qui sont proposés. Ils sont peu enclins à obliger une entreprise à se scinder en plusieurs entités ou à céder des filiales acquises plusieurs années plus tôt. Ce serait le cas dans les poursuites intentées contre Google aujourd'hui, puisque le Département de la justice souhaite que le groupe se sépare du «Google Ad Manager» qui incorpore ses outils pour rapprocher automatiquement l'offre et la demande de publicité numérique.
En sera-t-il de même cette fois-ci ? Réponse dans quelques semaines.
Sur le plan législatif
L'article de Aurélien Portuese (Professeur, St Mary's University London et Professeur associé en Droit Européen de la Concurrence au Global Antitrust Institute de la George Mason University) intitulé Populisme et concurrence des géants du numérique : ce que l'histoire nous enseigne revient sur l'origine de la loi anti-trust rappelle les conditions de la mise en place des lois portant sur la régulation de la concurrence aux Etats-Unis.
Les lois anti-trust élaborées au XIXe siècle s'avèrent inadaptées face aux stratégies actuelles des géants du net.
Le droit de la concurrence, développé au XXe siècle aux Etats-Unis et en Europe et dont les principes sont restés globalement les mêmes, a été fondé sur une logique libérale. En effet, le droit de la concurrence soutient le libre fonctionnement des marchés et ne vient sanctionner qu’a posteriori, une fois qu’une infraction à la concurrence est révélée et qu’une plainte est introduite. Ce fonctionnement ex post n’est pas adapté pour l’économie numérique. Les effets de réseau sont en effet tels que si un abus de position dominante d’un acteur entrave la capacité de développement d’autres entreprises, elles péricliteront très rapidement.
source : Les GAFAM dans le viseur de l’antitrust
D'autre part, l'attitude des autorités américaines a été assez laxiste car elles ont probablement souhaité protéger ces entreprises nationales, avec des visées protectionnistes.
Plusieurs propositions de lois ont été lancées pour renforcer les lois anti-trust mais elles restent bloquées au Congrès. La cause ? On peut en avancer plusieurs : la force des lobbys, des élus "redevables" et le fait que ce sujet ne semble pas être une priorité :
L'urgence législative à mettre au pas des géants du numérique, un temps proclamée, semble bien relative aux États-Unis. De fait, voilà bientôt deux ans que sont bloquées au Congrès plusieurs propositions de loi durcissant les règles de la concurrence applicables aux Gafam. Les dernières semaines de la session parlementaire 2022 seront-elles propices au passage d'un ou plusieurs de ces textes ? La Maison-Blanche veut le croire.
Pour une fois, le manque de consensus bipartite pour forcer Apple, Amazon, Meta, Google et Microsoft à ne pas abuser de leurs positions dominantes n'explique pas le maintien d'un statu quo qui convient très bien à leurs lobbys. La sénatrice démocrate du Minnesota, Amy Klobuchar a, par exemple, trouvé depuis des mois un terrain d'entente avec son collègue républicain de l'Iowa, Chuck Grassley. Ils ont tous deux rédigé l'American Innovation and Choice Online Act (AICOA). Le texte vise à empêcher ces plateformes de favoriser leurs produits et services au détriment d'offres d'autres sociétés extérieures à leur écosystème, pour élargir les choix offerts aux consommateurs. Largement adopté en commission au Sénat, l'AICOA aurait des chances d'être adopté par une majorité du Sénat. Mais Chuck Schumer, le leader démocrate de la Chambre haute, ne l'a pas mis à l'ordre du jour, car d'autres textes, plus urgents, sont toujours passés avant.
Des élus redevables ?
Pour freiner le complexe cheminement de cette loi qu'elles jugent néfaste, voire contraire à l'innovation, les Gafam ont dépensé des dizaines de millions de dollars en contributions financières aux campagnes de nombreux élus. Aux prises avec ses priorités législatives, la Maison-Blanche n'a pas cherché à forcer la main du sénateur Schumer.
source : Aux États-Unis, la régulation des géants du numérique prend du retard / Pierre-Yves Dugua - Le Figaro - 14/11/2022
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Bonne journée.