Eusèbe de Césarée est-elle bien une source historique fiable ?
Question d'origine :
Eusèbe de Césarée est-elle bien une source historique fiable ?
Réponse du Guichet
En histoire, aucune source ne peut être considérée comme absolument fiable. Les sources sont passées au tamis de la démarche critique qui cherche à les faire parler pour produire de la connaissance. Eusèbe de Césarée, souvent désigné comme le premier historien du christianisme, n’est pas une source plus « fiable » que d'autres. Chrétien lui-même, il raconte une histoire des premiers temps de l’Eglise qui mérite d’être approchée avec discernement. Mais indéniablement, son Histoire ecclésiastique constitue une source majeure pour l’historiographie du christianisme.
Bonjour,
Dans l’article de l'Encyclopédie Universalis qu’il lui consacre, l’historien Richard Goulet donne quelques éléments concernant la vie et l’œuvre d’Eusèbe. Né aux environ de 265, celui-ci meurt entre 337 et 341 dans la ville qui l’a sans doute vu naître : Césarée, en Palestine. Il en sera l’évêque à partir de 315.
C'est la période de sa production littéraire la plus intense. Il rédige une première version de son Histoire de l'Église, une Vie de Pamphile et un récit sur Les Martyrs de Palestine. C'est de cette période aussi que datent la Préparation évangélique et la Démonstration évangélique. Rapidement, Eusèbe est impliqué dans la querelle théologique soulevée par Arius, pour qui il prend parti. À partir du concile de Nicée, il est de plus en plus engagé dans la politique ecclésiastique. Lorsque Constantin meurt, en 337, Eusèbe se met à écrire un éloge enthousiaste du prince ami de Dieu qui venait d'inscrire dans l'histoire le triomphe longuement préparé de l'Église.
Son grand œuvre, l’Histoire de L’Eglise (ou ecclésiastique), est un texte d’une très grande érudition et très original pour l’époque. Dans son Introduction à l’histoire des origines du christianisme, l’historien Simon Claude Mimouni rappelle « le but apologétique et édifiant de cette œuvre». Sébastien Morlet dans son article Ecrire l’histoire selon Eusèbe de Césarée précise encore :
L’activité savante d’Eusèbe ne saurait cependant être distinguée de son activité de polémiste. L’époque d’Eusèbe est une époque de combats : en l’espace d’une décennie, l’Église sera tour à tour terrassée et victorieuse, du début de la Grande Persécution en 303 à l’ "Édit de Milan" qui en marque la fin définitive en 313. Par ailleurs, le christianisme encore jeune doit se justifier face aux païens qui, comme Porphyre ou Hiéroclès, écrivent contre la nouvelle religion, ou face aux juifs, qui forment une communauté importante à Césarée.
C’est dire si l’œuvre d’Eusèbe est engagée dans le combat pour la cause chrétienne, qui, au tournant du IIIe siècle, n’est pas encore la religion majoritaire et installée qu’elle sera plus tard. Son travail d’historien n’est donc pas « fiable » au sens où il ne peut être pris pour argent comptant.
Cependant, les historiens du christianisme s’accordent à dire que son œuvre, et en particulier l’Histoire ecclésiastique, est un texte fondamental pour qui veut faire l’histoire du christianisme. Mimouni rappelle que « dans son Histoire, Eusèbe offre une quantité de documents authentiques. Il fournit la liste des évêques des communautés les plus importantes ; il parle des docteurs et des auteurs ecclésiastiques, sans négliger ceux qui sont considérés comme hérétiques ; il parle aussi du châtiment reçu par le peuple judéen, à cause de son comportement envers le Christ ; il parle enfin des persécutions subies par les chrétiens ».
Pour les éditeurs de l’Histoire ecclésiastique dans la très sérieuse collection des Sources chrétiennes, Eusèbe est un « témoin du triomphe de l'Église après avoir été celui des persécutions, lecteur attentif des ouvrages contenus dans la bibliothèque de Césarée. [Il] livre une documentation inestimable, qui servira de base aux travaux historiques postérieurs. Il puise en effet aux sources mêmes de l'ancienne littérature chrétienne dont il recueille minutieusement les témoignages et dont il cite des textes aujourd'hui perdus ».
Sans l'énorme travail de documentation accompli par Eusèbe, nous connaîtrions bien peu de choses des débuts du christianisme. Sur la succession apostolique en chacune des contrées de la terre évangélisées, sur les premiers écrivains chrétiens et le contenu de leurs ouvrages, sur les hérésies qui ont obligé à préciser le contenu de la foi, sur les rapports de l'Église avec le judaïsme et avec le pouvoir romain, Eusèbe est souvent un témoin irremplaçable. Son œuvre est une mine d'informations dont ne peuvent se dispenser ni l'historien de l'Église, ni plus généralement celui de l'antiquité tardive, ni bien sûr le théologien.
Toute source est à prendre avec précaution ; elle ne peut être utilisée avec fiabilité que dans la mesure où elle aura fait l’objet d’une analyse critique. C’est à la toute fin du XIXe que Langlois et Seignobos vont formaliser la méthode critique relative aux sources - surtout écrites. L’article Wikipédia sur la méthodologie historique synthétise relativement bien les enjeux de cette méthode (ainsi que les différentes opérations critiques à effectuer sur une source) :
L'historien ne prend jamais pour argent comptant les sources qu'il a sous les yeux. Il doit conserver une attitude critique à leur égard. C'est ce doute permanent qui fait l'une des spécificités du métier.
Dans son "que sais-je ?" sur l’historiographie, Nicolas Offenstadt développe la question :
La conception de ce qu’est un document et surtout un « bon document » évolue selon les époques. Les usages du document par les historiens sont également très variés, dépendant des points de vue, des objectifs de la recherche, de la conservation des fonds, des méthodes de l’historien. Certains documents sont étudiés pour eux-mêmes (par exemple en histoire littéraire), d’autres pour donner accès à des données différentes de ce en vue de quoi ils ont été élaborés (par exemple les comptes médiévaux ou modernes qui servent à l’histoire économique), d’autres encore pour servir d’exemple ou d’illustration à des démonstrations générales. Les historiens apportent des distinctions entre les documents produits explicitement pour servir l’histoire et les traces de l’activité humaine qui n’avaient pas cet objectif ».
Avec la professionnalisation de l’histoire […] la méthode critique est systématisée et devient le fondement du métier d’historien. Il faut avant tout s’assurer de l’authenticité et de la provenance du document par son analyse matérielle et formelle (papier, écriture, sceaux, etc.), c’est la critique externe.
[...] La source est un objet produit, un point d’arrivée dont il convient alors de restituer le cheminement, non seulement pour mieux l’étudier au final mais aussi en lui-même en tant que témoin de pratiques ».
En somme, les œuvres d’Eusèbe de Césarée ne sont donc pas à prendre au pied de la lettre. Un livre comme L’Histoire ecclésiastique est une source secondaire qui retravaille des documents, des savoirs, des témoignages dans une synthèse aux visées spécifiques (notamment, pour Eusèbe, polémique et apologétique) : « L’évaluation d’une source secondaire (livre historique, article de recherche historique, etc.) est fondée sur l’analyse de la structure, de la thèse défendue, de l’argumentation, etc. » (dans Évaluer la crédibilité des sources historiques).
Il est nécessaire de garder cela en tête à la lecture des textes de l’évêque de Césarée.
Pour aller plus loin :
- Histoire de la littérature grecque chrétienne des origines à 451 : De Clément d'Alexandrie à Eusèbe de Césarée, sous la direction de Bernard Pouderon, édité aux Belles Lettres.
- La Démonstration évangélique d'Eusèbe de Césarée : étude sur l'apologétique chrétienne à l'époque de Constantin, de Sébastien Morlet, édité par l'Institut d'Etudes Augustiniennes.
- Initiation aux études historiques, sous la direction de Reine-Marie Bérard, Bénédicte Girault et Catherine Rideau-Kikuchi, Nouveau Monde Editions. Vous pouvez en outre consulter cet ouvrage intégralement en ligne.
Bonnes lectures !