Comment étaient surveillés les anarchistes au début du XXème siècle en France ?
Question d'origine :
Merci pour votre précédente réponse. (Suite de mes interrogations sur les anarchistes en France) Au début du XXème siècle, les anarchistes de Paris étaient -ils surveillés par la Sureté Nationale ? Devaient-ils chaque semaine se présenter au commissariat ? Pouvaient-ils exercer toutes les professions? Pouvaient-ils se déplacer librement sur le territoire ?
Merci pour votre réponse .
Bluduck2
Réponse du Guichet
Les travaux détaillés de Jean-Pierre Machelon dressent un «inventaire» très riche des différentes mesures de répression mises en place dès la fin du XIXe siècle afin de mettre en échec les mouvances anarchistes. Ils concernent tout le territoire français, et donc aussi Paris et sa région.
En Europe dès 1881, plusieurs attentats sont menés avec succès. Les plus fameux d’entre eux déclencheront de nombreuses vagues de répression contre les anarchistes et les milieux contestataires en général : en Allemagne, l’empereur Guillaume Ier est victime de deux tentatives d’assassinat. Le chancelier Bismarck prend alors prétexte de ces événements pour faire passer des lois anti-socialistes. En Russie, le tsar Alexandre II est assassiné par un groupe anarchiste, le 13 mars 1881 la réaction mettra alors en place une nouvelle police politique de sécurité, l’Okhrana.
C’est dans ce contexte que le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe de la tribune à la chambre des députés. Ces événements suscitent l’inquiétude et les journaux républicains radicaux comme les feuilles conservatrices réclament des mesures d’exception.
Dès le 12 décembre 1893, à la suite de l’attentat à la Chambre, les députés adoptent en une série de lois liberticides dites "lois scélérates".
La première abroge les garanties conférées à la presse et fait désormais juger les délits d’opinion au tribunal correctionnel.
La seconde, concerne les associations de malfaiteurs et vise particulièrement les groupes anarchistes. C’est une loi qui permet d’inculper tout membre ou sympathisant sans faire de distinction. Elle encourage également à la délation. Elle est votée le 18 décembre 1893.
La troisième, votée le 28 juillet 1894, vise directement les mouvements anarchistes en les nommant et en leur interdisant tout type de propagande. De nombreux journaux anarchistes, comme Le Père peinard, sont alors interdits.
Cette série de dispositions législatives violent les principes du droit d’expression, de la liberté de la presse, et criminalisent les individus qui, au moindre soupçon, deviennent passibles des travaux forcés. Ces mesures permettront des milliers de perquisitions et d’arrestations. Louis Lépine est alors préfet de Paris et de La Seine. Inventeur de la brigade criminelle, des permanences dans les commissariats, de la brigade fluviale ainsi que les brigades cyclistes, et fervent admirateur des méthodes scientifiques d’enquêtes criminelles, il supervise les rafles d’anarchistes en région Parisienne.
Dans son livre intitulé "La République contre les libertés?" paru aux Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1976, Jean-Pierre Machelon analyse de très près les formes de répression de l’acte anarchiste, avec une attention particulière pour l’aspect légal de la coercition à partir de la loi du 2 avril 1892 relative aux attentats perpétrés au moyen d’explosifs (p.412).
Voici comment Jean-Pierre Machelon décrit la lutte contre le mouvement anarchiste (p. 414-415) ;
"La vague de terrorisme qui inquiéta les dirigeants politiques d’Europe et d’Amérique lorsque l’idée de «propagande par le fait» commença de s’ancrer dans les milieux libertaires n’était faite que d’une série d’actions isolées. Mais celles-ci intervenaient avec une certaine régularité, visant toujours des personnalités bien en vue, et elles avaient très souvent pour auteurs des émigrés. Aussi bien, il était tentant de croire ou de laisser croire qu’il s’agissait d’une offensive internationale organisée. En France, à l’heure même où les actions de ce type étaient pour ainsi dire inexistantes, les mesures administratives anti-anarchistes furent d’abord dirigées contre l’aspect international de ce mouvement. Elles prirent fréquemment la forme de décrets d’expulsion contre les étrangers."
"Les mesures de police administrative étaient rattachables, au moins formellement,la conception d’un certain ordre républicain qu’il convenait de sauvegarder par tous moyens de droit. (…) C’était le cas bien évidemment des discriminations pures, comme celles qui, au lendemain des explosions de 1892-1894, firent envoyer dans les compagnies disciplinaires des colonies toutes les recrues soupçonnées d’anarchisme. C’était le cas surtout – car, sous une forme aussi nette, les discriminations étaient rares – des mesures de surveillance policière qui entourèrent les groupes anarchistes à tous les stades de leur développement et dans toute leur activité. (…) Toutes les réunions furent systématiquement suivies par un et parfois plusieurs observateurs; les militants les plus actifs fichés avec soin et suivis dans tous leurs déplacements."
L’auteur poursuit plus loin, p. 417, en mentionnant le périmètre d’agissements de la police :
"L’action policière avait le champ libre ou presque; tous les moyens étaient bons. La lutte contre l’anarchisme constitua le terrain privilégié des brutalités policières. Mémorables furent certains «passages à tabac», comme ceux intervenus en 1891 dans l’affaire de Clichy (…). Trois jours après leur arrestation, les anarchistes brutalisés n’étaient toujours pas en état d’être interrogés. Plus grave: le chef de la Sûreté, dans une interview, se flattait de l’énergie déployée en la circonstance par les forces de l’ordre."
Le deuxième temps fort de la lutte policière coïncide avec la période des explosions à la dynamite des années 1892-1894. Il est inscrit dans un état de psychose et entraîne les atteintes les plus graves à la liberté individuelle des personnes soupçonnées de liens avec l’anarchisme. A partir de mars 1892, commence une campagne d’arrestations qui visent, en priorité, les suspects de la région lyonnaise, au moment où Ravachol avait commis ses premiers actes de subversion. Le 22 avril de la même année, 4 jours avant son procès, une importante rafle préventive est organisée afin d’empêcher tout risque d’agitation de la part des groupes actifs à Paris. S’en suivirent de nombreuses perquisitions, arrestations et poursuites. Les «compagnons» furent traqués et toute personne ayant, de près ou de loin, rapport avec un anarchiste, faisait l’objet d’une étroite surveillance policière.
L’auteur cite les paroles qu’Emile Henry tenait devant les juges le 28 avril 1894:
De tous côtés, on espionnait ou perquisitionnait, on arrêtait. Au hasard des rafles, une foule d’individus étaient arrachés à leur famille et jetés en prison… L’anarchiste n’était plus un homme, c’était une bête fauve que l’on traquait de toutes parts et dont toute la presse bourgeoise, esclave vile de la force, demandait sur tous les tons l’extermination (p. 418).
Au début de l’année 1894, le ministre de l’Intérieur Raynal aurait donné des instructions officieuses dans le but d’établir «la liste complète de tous ceux qui, quoi que n’étant pas anarchistes, sont en relation avec eux et pourraient leur venir en aide par amitié personnelle», précision supplémentaire sur les moyens de surveillance et de persécution déployés par le gouvernement (p. 419).
Dans ces années d’intenses répressions anti-anarchistes, les verdicts prononcés par les cours d’assises ont répondu aux attentes de ceux qui souhaitaient éradiquer ce mouvement. Ils portent tous une marque passionnelle, bien que son intensité varie selon les régions. Et c’est bien à Paris qu’elle fut la plus forte, suite aux attentats anarchistes les plus meurtriers, selon Jean-Pierre Machelon.
A partir de ces informations, on peut constater que le système répressif déployé contre les anarchistes, renforcé par les lois des années 1892-1894, avait permis d’élaborer un outillage coercitif et discriminatoire très varié, allant des arrestations arbitraires ou préventives, à travers la surveillance et la saisie des correspondances, jusqu’au renvoi de compagnies disciplinaires dans les colonies, voire au recours aux faux témoins, aux preuves fabriquées afin de se débarrasser des « compagnons ». Le gouvernement veut tenir en échec l’anarchisme par tous les moyens, bien souvent au mépris des libertés publiques. Néanmoins, malgré une analyse très détaillée, l’auteur ne fait nulle part mention des éventuelles mesures discriminatoires énumérées dans vos questions.
Pour aller plus loin:
"Le Mouvement anarchiste en France" de Jean Maitron, éd. François Maspéro, 1975 ;
"Histoire du mouvement anarchiste en France, 1880-1914" de Jean Maitron, Société Universitaire d’Edition, et de la Librairie, 1951 ;
Un dossier numérique publié sur Numelyo intitulé "Surveillance et répression de la presse anarchiste dans le Rhône" ainsi qu'une série d'articles qui peuvent vous intéresser pour en savoir plus sur la condition des anarchistes et les traitements qui leur avaient été réservés, et notamment :
Mouvements anarchistes en Normandie , Les anarchistes français à Londres, Réflexions sur la violence.
Nous vous souhaitons une très agréable lecture !