Question d'origine :
Bonjour,
Je m'intéresse aux déités et une m'intrigue particulièrement. Malheureusement j'ai des difficultés à trouver des informations ou des références. Il s'agit de Cardea (Rome). Pouvez-vous m'aider ?
Pouvez-vous également m'indiquer si à la base son origine serait celte ?
On peut également la retrouver sous les noms de Carda, Cardinea, Carna et Crané.
Les références peuvent être en langue anglaise, être uniquement accessibles en lignes/via le PEB.
Il peut s'agir de documents purement "mythologique" mais également de documents plus ésotériques.
En vous remerciant d'avance,
Tiphanie
Réponse du Guichet
Des précisions sur cette divinité du panthéon romain.
Bonjour,
Nous avons trouvé plusieurs mentions de Cardée, Cardéa, Carna dans des dictionnaires de mythologie. Il apparait que la source textuelle de ces descriptions est l’ouvrage d’Ovide, Les Fastes, livre VI. Voici l’extrait qui mentionne cette « divinité » :
" 1. Calendes
Le premier jour t’est consacré, Carna. Elle est la déesse du gond : grâce à son pouvoir, elle ouvre ce qui est fermé et ferme ce qui est ouvert. D’où tire-t-elle cette force ? Il existe une tradition que le temps a obscurcie ; mais mon chant te renseignera. Près du Tibre s’étend le bois antique d’Helernus : les pontifes y célèbrent encore aujourd’hui des sacrifices. Il lui naquit une nymphe (que les anciens ont appelée Craniè) qui était souvent sollicitée en vain par de nombreux prétendants. Elle avait coutume de battre la campagne, de chasser le gibier avec ses javelots et de tendre des filets aux nœuds solides dans le creux de la vallée. Elle n’avait pas de carquois ; on la prenait souvent pour la sœur de Phébus, et tu n’aurais pas eu, Phébus, à rougir d’elle. Quelque jeune homme lui disait-il des paroles d’amour, elle lui faisait aussitôt cette réponse : « Cet endroit a trop de lumière et la lumière gêne ma pudeur ; si tu me conduis dans une grotte plus à l’écart, je te suis. » Dès que, crédule, il la précède, elle s’arrête, une fois qu’elle atteint les buissons; elle s’y cache et reste absolument introuvable. Janus l’avait aperçue ; saisi de désir sitôt qu’il l’eut aperçue, il adressa de douces paroles à la cruelle. La nymphe lui enjoint comme d’habitude de gagner une grotte isolée ; elle suit comme si elle devait l’accompagner et l’abandonne alors qu’il la précède. La sotte ! Janus voit ce qui se passe derrière son dos. Peine perdue : le dieu repère ta cachette. Oui, peine perdue, dis-je : car tu as beau te cacher sous le rocher, il te saisit et t’étreint ; et, ses vœux une fois comblés, il dit : « Pour prix de notre union, reçois la régie des gonds : ce sera la compensation de la perte de ta virginité ». Il dit et lui donna un rameau d’aubépine qui lui permît d’écarter des portes tout dommage malencontreux. »
[…] «Ils [ces oiseaux] portent le nom de striges, mais ce nom provient des cris stridents qu’ils ont l’habitude de pousser pendant les nuits redoutables. […] ils ont pénétré dans la chambre de Procas : le petit Procas, né il y avait cinq jours, constituait une proie fraîche pour ces oiseaux. De leurs langues voraces, ils s’abreuvent à la poitrine du bébé ; le malheureux enfant vagit et appelle à l’aide. Terrifiée par la voix de son nourrisson, la nourrice accourt et lui trouve les joues tailladées par les griffes acérées. […] Elle parvient jusqu’à Craniè et la met au courant. Celle-ci lui dit : « Cesse de craindre ; ton nourrisson sera sauf ». Elle s’était rendue auprès du berceau ; la mère et le père étaient en pleurs : « Arrêtez vos larmes » […] Aussitôt elle touche trois fois à la suite les montants de la porte avec un rameau d’arbousier, trois fois elle marque le seuil avec un rameau d’arbousier ; elle asperge l’entrée avec de l’eau, une eau qui avait une propriété curative ; elle tient en main les viscères crus d’un goret femelle de deux mois et prononce ces paroles : […] Après cette offrande, elle découpe les viscères qu’elle pose à ciel ouvert ; elle interdit à tout participant à la cérémonie de se retourner ; elle dépose le rameau d’aubépine de Janus à l’endroit où une petite fenêtre laissait pénétrer la lumière dans la chambre. Après cette opération, les oiseaux, dit-on, n’ont plus attaqué le berceau et l’enfant repris ses couleurs d’avant.»
«Tu me demandes pourquoi on déguste du lard gras à ces Calendes et pourquoi on mélange les fèves avec de l’épeautre chaud ? Carna est une déesse antique ; elle se nourrit d’aliments qu’elle avait l’habitude de prendre jadis et n’exige pas de mets exotiques par goût de luxe.»
Vous trouverez ci-dessous les différentes mentions de cette divinité romaine dans les ouvrages recensés :
- Le Dictionnaire de la mythologie grecque et latine de Pierre Grimal propose uniquement l’entrée CARNA, pour laquelle il rapporte mot pour mot le texte d’Ovide.
- Dans l’Encyclopédie de la mythologie, Matteo Mughini distingue CARDÉA et CARNA. La première est une « Déesse romaine des gonds et des seuils. C’était une nymphe qui acceptait ses prétendants, les invitait à la précéder dans une caverne puis, lorsqu’ils lui tournaient le dos, disparaissait. Elle ne parvint pas à duper Janus au double front. Il la viola, puis lui offrit l’églantine que la déesse utilisa dès lors pour éloigner des seuils les influences malignes et en particuliers les monstres qui épouvantaient les enfants». Il décrit la seconde, Carna, comme une « Divinité romaine protectrice de la santé des hommes. Elle était invoquée par les mères pour protéger la santé de leurs enfants. Sa fête, les Carnaria, avait lieu le premier jour des calendes de juin lorsque, en l’honneur de la déesse, l’on mangeait du lard et des fèves ».
- Jean-Claude Belfiore distingue lui aussi CARDÉE de CARNA, dans le Dictionnaire de mythologie grecque et romaine. Pour Cardée il rapporte également le texte d’Ovide, en précisant que suite à son viol par Janus, Cardée devient « pour les Romains la protectrice de la famille ». Carna, quant à elle, est définie comme la « protectrice du bien-être physique de l’homme et des nouveau-nés dont elle éloigne les maux de ventre. Cette ancienne divinité romaine doit son nom à caro, «chair». Brutus institue une fête en son honneur, célébrée le 1er juin. Ovide fait de Cardée et de Carna une seule et même divinité ».
- Voici ce que nous dit Joël Schmidt de CARNA dans son Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine : « Ovide nous conte l’histoire de cette nymphe des bords du Tibre qui avait fait vœu de chasteté. Elle subit les violences du dieu Janus, qui lui offrit en compensation tout pouvoir sur les gonds des portes. Certains mythologues ont lié Carna à Caro (la chair) et ont attribué à la déesse toute puissance sur le bien-être physique des mortels. Elle protégeait également les nouveau-nés. De nos jours, les mythographes placent Carna au nombre des divinités infernales, parce qu’on lui offrait des fèves, légume symbolique des enfers.»
- Georges Dumézil accorde quelques pages à cette nymphe dans son ouvrage La religion romaine archaïque (pages 390 à 392, édition de 1987). La lecture de ces lignes vous apportera des précisions concernant la fête des Calendes et les nourritures consommées ce jour-là, ainsi que sur le statut de Carna.
Par ailleurs vous évoquez un lien entre Cardéa/Carna et la mythologie celte. Si Beltaine est en effet associée à Cardéa dans la notice Wikipédia qui lui est consacrée, nous n'avons pas trouvé de lien évident entre cette nymphe romaine et une divinité celte en particulier. La fête de Beltaine est l’une des quatre grandes célébrations celtes qui rythment l’année. Symétrique de Samain (1er novembre), elle indique l’entrée dans la période des activités diurnes de la lumière, qui font suite au long sommeil nocturne et hivernal. ( source : Dictionnaire de mythologie celtique, Jean-Paul Persigout)
« Le caractère inaugural de la période [de Beltaine] est certain. […] On met en évidence une période mythique qui va du début du mois de mai au solstice d’été.» (source Dictionnaire de la Mythologie celtique, Philippe Jouët)
Les dates de Beltaine et des Calendes du 1er juin sont relativement proches, et ces fêtes célèbrent toutes deux la fin du printemps et la lumière en pleine phase ascendante. Serait-ce la raison pour laquelle Beltaine et la nymphe Cardéa/Carna ont pu être associées (cette dernière étant fêtée comme nous le disent les écrits aux Calendes de juin) ?
En ce qui concerne le panthéon celtique, voici ce que nous dit Dimitri Nikolai BOEKHOORN, auteur de la thèse Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition celtique : de la littérature orale à la littérature écrite :
«Trop souvent, on a voulu comparer les divinités celtiques les plus importantes et les plus ‘universelles’ aux dieux du panthéon grec et romain, afin de les schématiser dans un cadre clair et univoque. C’est en effet le proconsul romain Jules César qui est le premier à comparer les divinités gauloises principales – ou plutôt leurs fonctions car il ne nous a pas légué de théonymes gaulois - avec les dieux du panthéon connus à Rome. Puis des générations de savants bien après lui ont continué à vouloir rendre le monde divin des Celtes compréhensible en faisant des schémas, tout comme l’avaient fait déjà les auteurs grecs de l’Antiquité par exemple, en construisant un panthéon univoque des différentes divinités grecques qui devaient être souvent plutôt locales à l’origine. Les Celtes connaissaient un nombre considérable de divinités mineures de caractère indubitablement local, et quelques dieux et déesses dont la vénération était sans aucun doute plus répandue. […] Comme on a déjà pu le constater, les déesses vénérées par les Celtes anciens étaient de nature "multifonctionnelle". Les sources iconographiques les peignent sous maintes formes et la littérature insulaire montre également la diversité des fonctions et des caractéristiques des êtres surnaturels que sont les déesses celtes. Les déesses sont à répartir dans des groupes selon leurs fonctions principales, mais il faut toujours garder à l’esprit que les fonctions se recoupent fréquemment aussi ; les divinités féminines partagent plusieurs caractéristiques entre elles.»
Les liens entre les panthéons romain et celte ne sont ainsi pas évidents. Plusieurs divinités celtes ont des compétences en matière de foyer, de protection ou encore sont liées au retour de la lumière, du printemps…Voici quelques documents sur la mythologie celtique susceptibles de vous intéresser :
La mythologie celtique, Yann Brékilien, Monaco, Rocher, 2007
Dictionnaire de mythologie et de symbolique celte, Robert-Jacques Thibaud, Paris, Dervy, 1995
Les mythes celtes : la Déesse blanche, Robert Graves, Paris, Rocher, 2011
Mythologie du monde celte, Claude Sterckx, Paris, Marabout, 2009
Mythes celtiques, Miranda Jane Aldhouse-Green, Paris, Editions Points, 2023
Dieux et héros des Celtes, Marie-Louise Sjoestedt, Rennes, Terre de Brume, 1993
Bonnes lectures !