D'où vient la bonne réputation de l'Allemagne en matière d'industrie et de technologie ?
Question d'origine :
Bonjour, je cherche à comprendre pourquoi l'Allemagne a une forte réputation de qualité, de haut niveau de technologie, de qualité industrielle. D'où vient cette réputation, et d'où vient cette appétence des allemands pour la qualité, la précision, la fiabilité? Avez-vous des sources d'articles ou livres expliquant cela? Merci.
Réponse du Guichet

Le modèle allemand est souvent cité notamment lorsqu'il s'agit de réformer le système français. De nombreux auteurs s’opposent néanmoins à cette image fantasmée de l’Allemagne industrielle.
Le “modèle allemand” relève de l'imaginaire plus que de la réalité ; il est souvent mis en avant pour expliquer les futures réformes.
Ainsi dans Le Monde du 20 février 2012, Adrien de Tricornot explique Pourquoi le modèle allemand est une mode :
L'Allemagne est aujourd'hui prise en France comme exemple après le Japon, les États-Unis, le Royaume-Uni, le Danemark ou l'Irlande. Le débat public repose sur la volonté de se référer à des modèles qui ne sont pas toujours transposables.
(...)
Officiellement candidat à la présidentielle depuis le 15 février, Nicolas Sarkozy a multiplié au cours des dernières semaines les références au modèle allemand, notamment à propos des réformes du marché du travail ou de la TVA sociale.
Ce pays n'est pas le premier à être présenté en exemple dans le débat public, en France et ailleurs. Les modèles japonais, américain, britannique, danois ou espagnol ont déjà bien servi, jusqu'à l'usure
( …)
Aujourd'hui, la restauration de la compétitivité de l'industrie allemande - mise à mal après la réunification - est au contraire jugée comme le modèle à suivre. Pourtant, l'Allemagne a longtemps douté d'elle-même et regardé ailleurs.
L'ex-chancelier Gerhard Schröder (1998-2005) a d'ailleurs invoqué les exemples britannique et néerlandais pour justifier la nécessité de créer des guichets uniques - indemnisation et recherche d'emploi - pour les chômeurs, les "jobs centers". En mars 2007, le chef économiste de la Deutsche Bank, Norbert Walter, déclarait au Monde : "L'Allemagne est certes sortie de la position de lanterne rouge où elle a été reléguée pendant des années. Mais la présidence actuelle du Conseil européen par Angela Merkel ne peut pas être utilisée pour présenter l'Allemagne comme un modèle. L'Irlande ou la Finlande le sont davantage."
Aujourd'hui, beaucoup de citoyens allemands ne reconnaîtraient pas non plus leur pays et ses réformes dans la description qui en est faite en France(...)
Tant que le chômage baisse dans un pays - comme au Japon jusqu'à la fin des années 1980, aux États-Unis du temps de Ronald Reagan ou dans l'Angleterre de Margaret Thatcher -, le débat public le transforme en modèle. Pourtant, les politiques économiques ont des conséquences dans le temps, et sont des choix de société.
Ces dernières années, des réformes "à l'allemande" ont aussi été réalisées au Japon - plus discrètement - conduisant à une fracture générationnelle entre les salariés protégés et les jeunes, victimes de la crise, et qui contribuent à financer un Etat social dont ils bénéficient peu...
"Dans le débat français, j'ai le sentiment qu'on instrumentalise des modèles - souvent déformés de façon très manichéenne - plutôt que de définir une politique de long terme pour redresser l'économie. Cela montre que nous avons perdu confiance dans notre modèle : le "toujours plus d’État" atteint en effet ses limites, ajoute M. Broyer. Mais au contraire de ce qu'ont fait certaines commissions - scanner les mesures prises à l'étranger pour voir celles que l'on pourrait reproduire -, la France doit inventer sa propre voie."
Par ailleurs, l'article "L'Allemagne un modèle mais pour qui" sur le site la-fabrique.fr consacre un long dossier à ce sujet et mentionne d'ailleurs que
Jacques-Pierre Gougeon, désormais conseiller auprès du Premier ministre, rappelle, études et articles à l’appui, que la peur française d’un déclassement économique face à l’Allemagne réapparaît régulièrement dans le temps et ce depuis la fin du xixe siècle.
Ce modèle allemand est tout à la fois mis en avant et critiqué. Ainsi pour Christophe Strassel,
La crise de 2008 a été l’occasion d’un retournement politique majeur en Europe. Pour la première fois, l’Allemagne y est apparue non seulement comme la principale puissance du Vieux Continent – ce qu’elle était déjà de facto depuis sa réunification et même sans doute depuis les années 1980 –, mais également comme la principale inspiratrice des politiques menées au niveau européen. En témoigne la résurgence très marquée de slogans anti-allemands dans les manifestations contre les politiques d’austérité en Grèce, mais aussi en Espagne ou en Italie.
Cette affirmation de la prépondérance allemande en Europe n’est nulle part aussi vivement ressentie et commentée qu’en France. En effet, les gouvernements français se sont efforcés depuis plus de deux décennies de faire persister l’idée d’un équilibre franco-allemand malgré la disproportion induite par la réunification. Aujourd’hui, le « couple franco-allemand » joue encore un rôle en Europe, mais la France y apparaît de manière plus effacée et parvient de plus en plus difficilement à faire vivre l’idée d’une parité avec son voisin allemand. Certes, le leadership allemand repose essentiellement sur l’économie et ne s’étend pas aux grandes questions de politique internationale ou de maintien de la paix, dans lesquelles la France, en Libye, au Mali ou en Syrie, continue de garder la main. Pour autant, l’influence économique croissante de l’Allemagne et le déclassement relatif qu’elle a entraîné pour la France au sein de l’Union européenne ont eu pour conséquence le développement d’une sorte d’obsession française pour l’Allemagne. Le fait n’est pas nouveau, la France ayant eu tendance à se définir par rapport à l’Allemagne depuis le traumatisme de la défaite de 1870. Toutefois, la nature du positionnement de la France vis-à-vis de l’Allemagne a changé ; alors qu’elle s’était efforcée tout au long du XXe siècle d’opposer son propre « modèle » à celui de l’Allemagne, elle ne semble plus avoir pour ambition aujourd’hui que de reproduire celui de son voisin d’outre-Rhin. En témoignent le nombre élevé des discours politiques, rapports administratifs de tous ordres et commentaires de journalistes mettant en exergue, pour mieux souligner les faiblesses françaises, les vertus de l’Allemagne.
Ce « modèle allemand », qui est devenu l’un des lieux communs du discours politique français, n’a pas toujours grand lien avec la réalité. Les idées fausses et les caricatures s’y retrouvent en grand nombre et il n’est pas certain qu’un Allemand reconnaîtrait son pays dans le « modèle allemand » tant vanté en France. En tant que représentation, cette description d’une Allemagne idéalisée renseigne davantage sur les frustrations françaises que sur la situation allemande. Mais il s’agit d’une représentation agissante, qui façonne puissamment les orientations politiques françaises. Surtout, l’alignement des gouvernements français sur le « modèle allemand » a déséquilibré la construction européenne. Cette dernière avait été fondée depuis l’origine sur un certain équilibre entre les deux pays et sur une synthèse entre leurs « modèles » respectifs. La disparition d’une alternative au modèle allemand met fin à ce pluralisme européen au profit d’une Europe dont les orientations sont déterminées de manière croissante par le pays qui en constitue la puissance économique dominante. Une telle situation est problématique à plusieurs égards : d’une part, elle affecte la légitimité du projet européen dans son ensemble en réduisant les possibilités d’appropriation par les peuples d’institutions perçues comme de plus en plus éloignées de leurs traditions politiques, économiques et sociales ; d’autre part, elle sape aussi son efficacité dans la mesure où les institutions issues du « modèle allemand » ne peuvent pas nécessairement être transposées dans d’autres pays sans adaptations coûteuses socialement et dont le succès économique est incertain.
Source : STRASSEL Christophe, « La France, l'Europe et le modèle allemand », Hérodote, 2013/4 (n° 151), p. 60-82.
Néanmoins, dans Le Figaro du 3 août 2022, le journaliste Matin Bernier s'interroge : "Est-ce la fin de l'hégémonie allemande ?" :
Pour le journaliste économique, la situation énergétique révèle les failles du modèle allemand. L'Union européenne n'aura d'autre choix que de venir en aide à l'Allemagne, mais devrait assortir ce soutien de conditions.
une première depuis 1991...Le modèle allemand est un modèle mercantiliste, il mise sur des excédents de balance commerciale, essentiellement produits par l'industrie. Les Allemands ont profité de ce modèle pendant vingt-cinq ans : ils ont accumulé des excédents commerciaux, sur la zone euro essentiellement, et sur la France également, avec qui l'excédent commercial est d'environ 40 milliards d'euros chaque année. Cela s'explique en partie par le fait que la part de l'industrie dans la valeur ajoutée allemande est le double de celle de la France. On est autour de 21 % en Allemagne contre 10 % en France. La désindustrialisation a coûté très cher à la France. Comme les gains de productivité de l'industrie sont intrinsèquement supérieurs à ceux des autres branches de l'économie, la réduction de la part de l'industrie en France a eu un effet mécanique de ralentisseur sur la croissance. Tout ça s'est traduit dans les chiffres du commerce extérieur. La France a accumulé des déficits, et l'Allemagne a accumulé des excédents. L'Allemagne a aussi bâti son modèle économique sur la délocalisation dans les pays de l'Est. C'est d'ailleurs pour ça qu'elle a poussé à des élargissements de l'Union européenne rapidement. Elle a délocalisé une partie des sous-ensembles dans les chaînes de valeur, mais elle a concentré l'essentiel de la valeur ajoutée sur le territoire allemand : les pièces détachées sont fabriquées à l'Est puis sont rapatriées de sorte que le produit fini sorte des usines allemandes. L'industrie automobile française a fait l'inverse : elle a délocalisé l'intégralité de la production, ce qui était une erreur. Un autre avantage a été celui d'avoir accès à une énergie peu chère avec le gaz russe. À partir du moment où ils ne pouvaient pas avoir la maîtrise industrielle du nucléaire, les Allemands ont basculé sur le gaz russe. Dans le même temps, les Allemands ont essayé d'enlever l'avantage compétitif que les Français avaient avec l'énergie nucléaire en faisant sauter le monopole d'EDF et en agissant auprès de Bruxelles. Cela fait partie de la guerre souterraine à laquelle se livrent la France et l'Allemagne depuis vingt ans. La fragilisation du modèle économique allemand signe-t-elle la fin de ce que vous appelez « l'hégémon de l'Allemagne » ? Cela peut-il rebattre les cartes
en Europe ? Ça pourrait rebattre les cartes si la France était en meilleure santé. Mais elle a un déficit commercial abyssal ; nous payons aujourd'hui les vingt-cinq ans d'erreur depuis 1995. Même si on a stoppé l'abandon de l'industrie depuis deux-trois ans, on ne redresse pas vingt-cinq ans d'erreur en quelques années. C'est un processus qui va durer au moins une génération. Ensuite, la France a une dette considérable, dont on va reparler dans les prochains mois, et on n'est pas dans une situation où l'on peut retrouver un avantage par rapport à l'Allemagne....
Pour compléter cette première approche, vous pourriez consulter l'ouvrage Le Modèle allemand Un capitalisme démocrate-chrétien de Jean-François Vidal, présenté sur le site books.openedition.
Vous trouverez d'autres informations sur le site touteleurope.eu.
Enfin, pour approfondir la question, nous vous suggérons tout d'abord des lectures qui vous permettront de comprendre la situation économique allemande et sa production industrielle :
L'Allemagne : un enjeu pour l'Europe / Jacques-Pierre Gougeon, 2024 : "Les clés pour comprendre l'Allemagne sous ses aspects politiques, économiques, sociétaux et internationaux : sa culture politique, son développement économique, ses évolutions sociétales, son positionnement stratégique, ses ambitions internationales, ses paradoxes contemporains, entre autres".
"L'industrie allemande face aux chocs énergétiques : le Standort Deutschland est-il remis en cause ?" Allemagne d'aujourd'hui, n° 246, 2024, un dossier dirigé par Patricia Commun et préparé en collaboration avec Louis Marill : "Ce dossier pointe les effets de la crise de l'énergie et ceux de la guerre en Ukraine sur l'industrie allemande ainsi que les réactions du gouvernement fédéral et des milieux économiques. Les difficultés du pays face à la transition énergétique sont également analysées".
"Le système export allemand : bilan et perspectives alerte", Allemagne d'aujourd'hui, n° 231, 2020,
un dossier dirigé par Patricia Commun, en collaboration avec Jan Mertens : "Consacré au système d'export de l'Allemagne, ce dossier comprend des articles sur la balance des paiements, l'aide à l'internationalisation des petites et moyennes entreprises, l'impact des exportations sur le marché de l'emploi, le port de Hambourg, les relations commerciales germano-américaines et sino-allemandes ou encore l'industrie automobile".
La politique extérieure de l'Allemagne depuis 1945 : la puissance retrouvée / Sylvain Schirmann, Martial Libera, 2023 : "Une synthèse sur la politique étrangère de l'Allemagne de 1945 au début du XXIe siècle. Ce pays est redevenu progressivement une puissance sur la scène européenne et internationale, tant sur les plans économique et politique, que culturel et militaire. Les auteurs montrent également les limites de son action".
Les deux ouvrages suivants questionnent le "modèle allemand" :
Modèle allemand, une imposture : l'Europe en danger / Bruno Odent, 2018 : "Le modèle allemand est loué par tous, mais, selon l'auteur, il s'agit d'une imposture. L'Allemagne, estime-t-il, a été rattrapée en 2013 par la crise. Les réformes antisociales lancées par Gerhard Schröder puis Angela Merkel ont engendré une précarité qui plombe la demande intérieure".
Le modèle allemand en question / Fabrice Pesin, Christophe Strassel ; préface d'Anton Brender, 2006 : "Les auteurs tentent, à la lumière de l'expérience des années 1990, de mieux cerner les handicaps actuels du modèle économique allemand et ses capacités d'évolution. Ce bilan cherche à déterminer ce qui, dans les difficultés rencontrées, est imputable aux structures économiques particulières de l'Allemagne et ce qui doit être mis au compte des chocs supportés pendant cette période".
Vous pourrez aussi compléter ces premières références en consultant la presse via Europresse.