L'histoire des canuts évoquée dans la bande dessinée "Le linceul du Vieux" est-elle vraie
Question d'origine :
Dans le deuxième tome de la BD Le linceul du Vieux de Christophe Girard, l'auteur fait mention du fait que les canuts ont réussis à se retrouver, à s'associer, à faire communauté, en mangeant dans les bouchons, parce qu'ils n'avaient pas le droit de manger chez eux, à cause de l'odeur de la nourriture sur la soie. Est-ce vrai ? (Dans la Révolte des Canuts de Ferdinand Rude, l'auteur dit que c'est plutôt l'attente dans les cages qui les a fait se rassembler.) Ces deux affirmations sont-elles vraies ?
Réponse du Guichet
Les ateliers textiles où travaillaient les ouvriers de la soie au XIXe siècle, les canuts, dégageant de fortes odeurs en raison des teintures utilisées pour la production des tissus. Les pauses repas se faisaient donc souvent à l'extérieur, les "mâchons", ou au sein même des ateliers, les "chicaisons", très rarement à domicile. Ces petits moments de pause au milieu d'une journée de travail harassante pouvaient permettre de se retrouver, d'échanger et parfois de s'organiser.
Bonjour,
L'odeur qui émanait des ateliers de la soie pouvait être un problème pour les ouvrier.es. Imprégnés par la fumée des machines ou l'odeur ammoniacale des cuves de teintures (portrait - Jacquard et la production automatisée dans le textile par l'historien Tristan Gaston-Breton), beaucoup ne souhaitaient pas rentrer chez eux lors des pauses repas par souci d'éloigner le plus possible ces odeurs de leur domicile et de leurs effets personnels. Ils pouvaient se réunir dans des bistrots ou des bouchons, ou bien manger directement dans les ateliers de textile. Ces deux temps de quotidien représentaient environ 1 heure des 16 à 18h que pouvaient consacrer quotidiennement les canuts à leur travail (Fernand Rude, Les révoltes des canuts (1831 - 1834)). Ces temps communs pouvaient effectivement facilité les échanges entre les membres de cette corporation et participer aux préparatifs des différentes mobilisations ouvrières.
Cet article de la Tribune de Lyon La vie au temps des Canuts fait la narration de pauses déjeuner, prises directement dans les ateliers. Yves Rouèche les appelle des "chicaisons" (Histoire(s) de la gastronomie lyonnaise, 2018), par opposition aux "mâchons", un peu plus copieux et pris généralement en dehors du lieu de travail.
Des espaces étaient aménagés pour les maigres temps de repos ou la cuisine des repas. Et bien souvent enfants et compagnons vivent et dorment dans les ateliers :
En hauteur une soupente à laquelle on accède par un échelle. C'est là que dorment enfants et apprentis. Dans un recoin une alcôve, lieu de repos du canut et de la canuse est chichement protégé des regards par un drap. Contre un mur un poêle diffuse doucement sa chaleur. Il sert aussi pour la cuisine, et la soupe de légume préparée par la maitresse de maison cuit pour l'instant dessus.
(...)
Avec les difficultés financières survenues dernièrement les repas de fête sont pour l'instant exclus. (...) Pour protéger les étoffes du graillon on jettera un grand drap par dessus les métiers à tisser. Une opération par ailleurs répétée à chaque fois qu'il faut vider les cendres du poêle à charbon et éviter que ces sombres particules ne se déposent sur le tissu immaculé.
Combattre les odeurs de nourriture pour éviter qu'elles n'imprègnent les tissus semblait être un combat quotidien. Mais d'autres menaces pèsent sur la production de tissus et des stratégies sont déployées pour protéger la marchandise. C'est cette fois-ci les canuts qui devaient composer avec des odeurs en tous genres :
Les odeurs sont fortes chez les canuts. Odeurs lourdes des tentures, graisse des machines, aire âcre suspendu et prisonnier entre quatre murs. On n'aère jamais ou presque pour protéger les tissus des aléas du temps. Les fenêtres sont recouvertes de papier huilé.
Source : "La vie au temps des Canuts"
Vous pouvez retrouver des images d'un atelier de canuts sur le site L'Histoire par l'image.
En sommes les ouvriers de la soie pouvaient manger sur leur lieu de travail, nourris par leur maître à des prix plus "raisonnables" ou bien dépenser environ 1 franc par jour pour se procurer de la nourriture. Voici comment se composaient ces repas selon l’historien Fernand Rude :
Pain : 2 livres à 4 sous ... 40 cents
Viande : 50 cent
Vin 1/4 de litre ... 10 cents
(...)
Guère plus de 1 franc par jour pour la nourriture, environ 375 fr. par an.
Source : L'insurrection lyonnaise de novembre 1831 - Fernand Rude.
Le site patrimoine-lyon.org rappelle qu'au départ ces "mâchons" n'étaient pas toujours aussi gargantuesques que ce que l'histoire a voulu en retenir :
Au XIXe siècle, les canuts, qui commencent très tôt leur journée, organisent des sortes de « casse-croûte » vers 9 ou 10h : les mâchons. Il ne s’agit pas d’un repas à proprement parlé, mais d’un en-cas, souvent composé des restes de la veille et qui se prenait en dehors des restaurants traditionnels, dans un bistrot, un marchand de vin ou à l’atelier des canuts. Partagés entre hommes, ils étaient souvent prétextes à parler affaire entre les différents acteurs du milieu de la soie.
Mais que la pratique s'est développée tout au long du 19e siècle, jalonnant les avancées sociales de l'histoire ouvrière avant de s'ouvrir peu à peu à tous les métiers :
A partir des années 1860, la création des halles des Cordeliers change la donne. Elles deviennent rapidement le lieu de rendez-vous des amateurs de bonne chère pour déguster charcuteries et coquillages, et partager le mâchon proposé aux halles ou dans les nombreux bistrots et bouchons qui se multiplient dans les rues adjacentes. Ainsi les soyeux passent commande et et négocient les tarifs avec les chefs d'ateliers autour d'un mâchon, et les chefs d'ateliers emmènent parfois leurs ouvriers partager un mâchon dans un bouchon. A l'origine le mâchon consistait essentiellement à partager un ragoût préparé avec les restes de la veille. Avec le temps le mâchon s'enrichit de toute la cuisine des bouchons et s'ouvre à tous les métiers : notaires, banquiers, commerçants, postiers, éboueurs, ouvriers du bâtiment etc.
Source : Histoire(s) de la gastronomie lyonnaise, Yves Rouèche (2018 p.43)
Bonne journée