Est-ce que les paysans aisés portaient des lunettes dès les 17e et 18e siècle ?
Question d'origine :
Cher guichet,
Je voudrais savoir si les paysans aisés voire "moyens" commencent à porter des lunettes aux XVIIe-XVIIIe siècles au moins pour lire
Réponse du Guichet
Cela nous paraît possible même si très rare !
Bonjour,
Pour répondre à votre question, il nous faut mettre en évidence plusieurs facteurs.
La première étant que nous avons aujourd’hui beaucoup plus de problèmes de vue qu’à l’époque moderne. En effet, selon le Vision Council of America, 75% de la population adulte mondiale nécessite une correction de la vue. 64% de la population mondiale porte des lunettes ce qui corresponds à plus de 4 milliards d’adultes ! Nous pouvons constater aujourd’hui qu’il y a un véritable « boom » de la myopie. Outre son facteur génétique fort, les nouvelles technologies notamment tablettes et smartphones ne sont pas sans conséquences sur la vue : selon un sondage réalisé par l'IPSOS pour Essilor, le fabricant de verres, notre distance de lecture est passée de 42 cm pour un livre à 33 cm pour un écran. Or, en regardant de plus en plus de près, cela crée un manque de variation du champ visuel qui, allié à un manque de luminosité extérieure, a tendance à provoquer l’allongement de l’œil et donc la myopie. Force est de constater que les sociétés de l’époque moderne n’avaient pas ce problème et qu’elles avaient beaucoup de moins de problèmes de vision.
A cela, il faut mettre en valeur un deuxième facteur important : celui de l’espérance de vie. Jusqu’au milieu du XVIIIème siècle en France, la mortalité infantile est très forte. La moitié des enfants meurent avant l’âge de 10 ans. De même, l’espérance de vie ne dépasse pas 25 ans. Néanmoins, elle atteint 30 ans à la fin du siècle et passe à 37 ans au début du XIXème siècle et ce notamment grâce à la vaccination contre la variole. Mais quelle importance pour nos problèmes de vue ? Eh bien, nombre de pathologies visuelles ne se déclarent qu’avec l’âge comme la presbytie et donc il est très probable que nos sociétés rurales de l’époque n’eussent affaire à ces cas ophtalmologiques que très rarement !
En ce même sens, on peut également relever l’errance et le désert médical auquel devaient faire face nos paysans de l'époque moderne : peu se déplacent en ville pour avoir un suivi médical et le recours au médecin est rare. Il faut attendre la fin du XVIIIème siècle pour que se développe chez les ruraux un certain acquis de conscience concernant la santé car l'espérance de vie augmente peu à peu, les époux ont tendance à ne plus mourir en même temps. Néanmoins, ce sont en général des dépenses considérables à hauteur d’une année de gages d’un salarié. Cela ne concerne donc en général que des fermiers plus aisés qui ne sont pas inquiets par l’improductivité et donc une perte de rendement. Dans cette même perspective, au début du siècle, peu de médecins sont intéressés pour soigner des enfants ou des ruraux vieillards dont les revenus dépendent de la récolte de l’année... Nous pouvons donc partir du postulat que les cas de paysans qui s’adressent à des médecins pour problèmes ophtalmologiques soient très rares.
Le troisième point à souligner est celui de la culture paysanne : c’est un monde de l’oralité, elle est prédominante. Il n’est pas rare de constater dans les actes notariés de l’époque qu’un tel ou un tel « ne sait pas signer » et/ou que quelqu'un signe à sa place. Les sociétés rurales sont d'avantage rythmées par les chants, les chansons qui annoncent les naissances comme les décès, les victoires militaires, les nouveaux rois ou bien encore la fin de la moisson, l’heure du labour. L’écrit, quant à lui, se diffuse mais avec une certaine lenteur. Bien sûr, le réseau des petites écoles au sein des paroisses et sa diffusion permis d’instruire les jeunes ruraux mais sa mise en place par Louis XIV en 1698 fut tardive. Parallèlement, se développe vers 1630 la Bibliothèque bleue qui permet l’impression de petites brochures à bas coût (moins d’un sol) sur un papier peu qualitatif. Le catalogue proposé y est assez grand pour pouvoir atteindre un public large. Pratiques, car petites donc non encombrantes, elles sont vendues par des colporteurs auprès des communautés villageoises ce qui participe à la diffusion de l’écrit au sein des sociétés rurales de l’époque. Toutefois, il faut attendre la fin de la première moitié du XVIIIème siècle avant que le livre pénètre réellement dans la sphère rurale.
De fait, on constate que ce n’est qu’à la fin du XVIIIème siècle que trois-cinquièmes des ruraux sont vraiment alphabétisés. A la fin du XVIIIème siècle, environ 63% des français étaient analphabètes (voir ici cette ancienne question du Guichet). Ainsi, par exemple : en 1830 dans l’Oise seulement 42% de la population sait lire et écrire. 55% sont absolument illettrés. En relevant ces informations et les plaçant en contexte, il nous semble alors d’autant plus rare que les paysans aient pu avoir accès aux lunettes.
L’histoire de la lunette nous apprend d’ailleurs qu’elle ne se démocratise véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale. Avant cela, les lunettes sont développées au Moyen-Âge d’abord dans le but d’aider les savants et les religieux qui, avec l’âge, développaient une presbytie. Des verres concaves pour la myopie sont créés en Italie au début du XVème siècle mais ils sont à destination des princes et des nobles. Malgré l’invention des lunettes à branches au XVIIIème siècle, cela n’évolue guère d’avantage. Les lunettes, le binocle et le monocle restent l’apanage d’une classe sociale assez aisée : bourgeois, nobles mais aussi urbaine car elles ont un prix coûteux et nécessite un savoir-faire artisanal très spécifique notamment car les lunettes sont considérées comme un accessoire luxueux. Elles sont un signe de richesse et pour preuve, elles sont en général constituées de matériaux chers et précieux et leur esthétique est très soignée, à la manière des bijoux. Ce n’est qu’avec l’industrialisation que les lunettes deviennent accessibles au plus grand nombre : matériaux moins chers, fabrication rapide, confort augmenté. Il devient alors plus simple pour le commun des mortels de corriger des problèmes de vue qui sont surement en hausse par rapport au XVIIIème siècle.
Pour revenir plus en détails sur l’histoire de la lunette nous vous conseillons de consulter cette précédente question du Guichet.
Finalement, avec tous ces éléments de réponse nous en venons à une conclusion : il nous paraît possible même si très rare que des paysans (même aisés) aient pu avoir accès aux lunettes pour corriger leurs défauts ophtalmiques. Toutefois, nous pensons qu’à la fin du XVIIIème siècle, de riches fermiers faisant partie de l’élite de la société rurale aient pu en posséder mais cela reste un cas isolé parmi une majorité de ruraux.
Pour en savoir plus sur ces sujets, nous vous conseillons ces références :
Lunettes et lorgnettes de Pierre Marly, 1988.
Dictionnaire des lunettes : historique et symbolique d'un objet culturel d'Astrid Vitols, 1994.
Le grand livre des lunettes de Dominique Cuvillier, 2010.
Les paysans français d'Ancien Régime : du XIVe au XVIIIe siècle d'Emmanuel Le Roy Ladurie, 2015.
Les campagnes françaises à l'époque moderne d'Emmanuelle Charpentier, 2021.
Les fermiers : la classe sociale oubliée de Jérôme Fehrenbach, 2023.
En vous souhaitant de bonnes lectures ! :)