Je souhaiterais connaître l'origine du verdict d'un jury sous l'Empire
Question d'origine :
Bonjour,
J'ai constaté que sous le Consulat et le 1er empire, lorsque un jury d'assise n'était pas arrivé à déterminer un verdict, on laissait les jurés délibérer sur le sort de l'accusé, enfermés pendant 24 h pour trouver un verdict. Dans le cas où les jurés ne se seraient pas entendus à nouveau, on procédait à un vote par boules blanches et noires, la blanche pour l'acquittement, la noire pour la condamnation. Ainsi sur les 12 jurés, 3 boules blanches accordaient l'acquittement. Je voudrais savoir si ce procédé provient de la franc-maçonnerie (où un profane peut se faire blackbouler si le quart des boules noires est égal ou supérieur au total des boules) ou alors de cette vieille coutume qu'utilisaient le clergé des couvents, à l'aide de fèves noires et blanches pour une prise de décision intéressant sérieusement la communauté.
Merci et meilleures salutations.
Interessus
Réponse du Guichet
Il semble que l’origine de ce procédé ne puisse être affirmée avec certitude. Si nous pouvons peut-être écarter la piste franc-maçonne, ce vote par boules pourrait être inspiré aussi bien des coutumes cléricales que de celles des cités italiennes et hérité de l’Antiquité.
Bonjour,
Cette forme de vote semble avoir traversé les siècles et nous n’avons pas trouvé de document attestant avec certitude de son origine.
Ce procédé ne semble pas provenir spécifiquement de la franc-maçonnerie, c’est du moins ce que nous dit le site franc-maçon L’édifice.
«Ce type de vote n’est pas spécifique de la Franc-maçonnerie. Ainsi, il est dit qu’au temps d’Aristote, les tribunaux auraient utilisé un tel système pour décider du sort des accusés. Au moyen âge, les abbés bénédictins et les doges de Venise auraient également été élus de cette façon. C’est d’ailleurs de cette époque que daterait le nom porté par ces petites boules de vote : les ballottes, petite balle, terme provenant d’un dialecte du nord de l’Italie. La Franc-maçonnerie n’a semble-t-il fait que reprendre ce principe.»
Sur la page Le vote chez les francs-maçons, d'après "La franc-maçonnerie pour les nuls ", Philippe Benhamou, Christopher Hodapp, 2011, les auteurs renvoient à une pratique de la Grèce antique.
Différentes pratiques de votes semblent avoir perduré de l’Antiquité à l’époque moderne.
«Avant l’avènement du scrutin secret moderne, en Angleterre, en France et dans les colonies américaines, on utilisait toute une gamme de pratiques de vote, héritées du monde antique, de l’Église et des cités de l’Europe moderne: entre autres, le tirage au sort, le vote à mains levées, au moyen de fèves, de boules ou de bulletins.»
L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècle, Malcolm Crook et Tom Crook, Revue d’histoire du XIXe siècle, 43/2011
On peut par exemple voir la pratique des fèves ou boules noires et blanches dans cette page des Constitutions des Religieuses Bénédictines de l'abbaye de Saint-Sulpice ... en 1685, dans ces Règlements pour l’Académie française (p.31 art. 9) en 1752 mais aussi un procédé un peu semblable en 1875 dans une histoire de La Faculté de Droit de Bordeaux: (1870 - 1970), de Marc Malherbe.
Le procédé qui vous intéresse semble avoir été particulièrement utilisé au Moyen-Age, tant au sein de l’Église que dans les cités, notamment italiennes.
La piste d’une inspiration venue d’Italie semble d’ailleurs assez probante, notamment avec l’attestation en français du terme venu d’Italie «Ballote» dès le XIVe siècle :
On peut voir dans la note 51 de Prééminence aristocratique, vote et rituel dans les élections populaires à Genève à la fin du XVIe siècle de Raphaël Barat que de nombreuses cités italiennes utilisent cette forme de vote :
«Il y a deux types de vote secret dans les communes italiennes du Moyen Âge. Soit on donne deux boules, de couleurs différentes –généralement blanches et noires– et on ne passe qu’une urne pour recueillir les votes (Bologne en 1319, Modène en 1327, Florence en 1389, Pise en 1400, etc.), soit on ne distribue qu’une ballote à chaque conseiller qui va ensuite la déposer dans l’urne de son choix, celle des oui ou celle des non (à Belluno, à Padoue en 1270). À Venise et à Padoue il y a une troisième urne pour les votes indécis, les abstentions (voto non sincero, dit aussi à Padouein conscienzia) (L.Moulin, «Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives modernes»,Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle, avril-juin1953, p.125-126)."
Pour Yves Sintomer dans sa Petite histoire du tirage au sort :
«L’historien catholique Léo Moulin a soutenu que les techniques électorales et délibératives modernes trouvaient leurs origines dans les pratiques religieuses du Moyen-âge, l’expérimentation n’étant venue que plus tard dans les Communes. Cette thèse mérite d’être nuancée. La véritable renaissance des techniques électorales et des modes de scrutin au sein de l’Église et des ordres monastiques date au mieux du XIIe siècle, et ne s’affirma pleinement qu’à partir du XIIIe. Or, c’est dès le XIIe siècle, en particulier dans nombre de communes d’Italie du Nord et du Centre, que se rodèrent les procédures modernes de décision, en particulier le scrutin majoritaire, le vote secret et le vote à plusieurs tours.».
A noter :
Le vote par boules noires et blanches est également utilisé sous le consulat et l’Empire par le corps législatif :
Voir en ligne le Dictionnaire raisonné des matières de législation civile ..., Volumes 5 à 6, Henri Louis Perronneau (An XII, Empire) et les Mémoires pour servir à l'histoire de France, De Napoléon (An VIII, consulat)
Pour aller plus loin :
Le tirage au sort dans la démocratie de l’Athènes classique, Paul Demont, SILO
Tirage au sort et démocratie en Grèce ancienne, par Paul Demont, La Vie des idées
C’est quoi, ce truc ?, sur l’Anticopédie, où l’on retrouve le klérotèrion mais aussi les jetons de vote des jurés.
Vox populi: une histoire du vote avant le suffrage universel, Olivier Christin
Quand le « Vote » n’était pas encore le « Vote »… et n’augurait de rien, Patrick Lehingue, Dans Genèses 2015/2 (n° 99), pages 162 à 169
L’élection au temps des rois, Yves Sintomer, La Vie des idées
Le jury criminel en procès. Les opinions doctrinales des auteurs français (1750-1830), Sylvain Soleil, Revista Brasileira de Direito Processual Penal, vol. 7, n° 2, i2.595, 2021.
Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire, Robert Allen, en ligne.
Religieux et religieuses d'après le droit écclésiastique, Joseph Creusen, S. J.
Aux origines des relations entre démocratie et techniques, Pierre Bodineau, Le Genre humain 2011/2 (N° 51), pages 27 à 40
Bonnes lectures !