Faut-il séparer l'œuvre de l'artiste ?

Bonjour, 

Comme nous vous le suggérions plus haut, décider d'un point de vue en l'isolant de tous les autres n'aurait presque aucun intérêt dans notre démarche au Guichet du Savoir, et serait contraire à nos règles. Toute recherche académique, bien que teintée d'un point de vue, gagne en étudiant les divers aspects d'une problématique, ne serait-ce que pour les opposer à cette sorte de "réponse" finale donnée par son auteur ou autrice. 

Que nous regardions dans la littérature, la musique ou encore le cinéma, cette question prend effectivement une ampleur aussi contemporaine qu'importante. Parmi les exemples de cas où la problématique s'est avérée collectivement débattue, nous pouvons citer l'auteur Louis Ferdinand Céline, le réalisateur Roman Polanski, le chanteur Bertrant Cantat ou encore l'acteur Gérard Depardieu. On constate assez rapidement que la discussion s'articule dans plusieurs domaines artistiques, si ce n'est dans tous les domaines. 

La référence actuelle en termes d'étude sur cette question semble demeurer Gisèle Sapiro et son livre "Peut-on dissocier l'oeuvre de l'auteur ?" (Seuil, 2020). De nombreux cas de figure sont abordés dans cet ouvrage, allant de la pédophilie de Gabriel Matzneff à l'antisémitisme d'Heidegger. La directrice de recherche au CNRS experte des rapports entre politique et littérature soutient que le livre a pour but de donner "à chacun les moyens de cheminer intellectuellement sur un terrain semé d'embûches". Nous vous conseillons donc premièrement cette lecture si vous tentez d'y voir plus clair sur cette complexe notion qui mérite comme l'autrice le souligne, une étude au cas par cas et non un point de vue généraliste.

En effet, comme le mentionne cet article, doublé d'un court podcast sur radiofrance,  intitulé similairement au livre de Gisèle Sapiro : "peut-on dissocier l’œuvre de l'auteur", qu'il cite multiplement, des affaires comme celles de Woody Allen ou Roman Polanski ne sont pas à comparer avec le cas Matzneff par exemple. 

Peut-être est-il plus important encore de ne pas confondre le contenu d’une œuvre du comportement de leurs auteurs. En ce sens, l’affaire Gabriel Matzneff est à distinguer des affaires Polanski ou Woody Allen, où ce qui suscite l’indignation n’est pas l’œuvre elle-même, mais les agissements que l’on reproche à leurs auteurs.

Et si nous partions à l'opposé en décrétant qu'il est effectivement possible de scinder les deux entités, l'homme et l'artiste, à quels écueils serions nous confrontés ? Lila Braunschweig nous répond dans ce court article publié dans le numéro 80 de Raisons Politiques, en 2020. L'article est intitulé Au-delà du consentement : quelle politique pour plus de justice sexuelle ? et nous dit :

Peut-on séparer l'homme de l'artiste, quand c'est précisément les privilèges de l'artiste et la reconnaissance dont il bénéficie qui place l'homme dans une situation où il lui est possible, de tirer avantage d'une enfant, d'une jeune femme ou de qui que ce soit d'autre pour extorquer une satisfaction sexuelle ? Les normes symboliques et professionnelles de ces milieux, l'objectification du corps des femmes et avec elle la sexualisation précoce des enfants et pré-adolescent·es, la puissance de la popularité, les enjeux financiers, la vulnérabilité enfin des enfants acteur·ices propulsé·es sous les projecteurs très jeunes et souvent avec l'assentiment de leurs parents, produisent des situations dans lesquelles il est certain que le consentement ne peut pas être aisément refusé, des conditions dans lesquelles l'autonomie sexuelle des jeunes gens n'est pas assurée, et ainsi une culture qui favorise un hédonisme non-démocratique, hiérarchique, protégeant les hommes puissants. C'est cette culture hédonique où règne le mythe de l'exception artistique qui a permis à l'écrivain Gabriel Matzneff de poursuivre aux sues et aux vues de tous et toutes des relations amoureuses avec de très jeunes filles et qui permet encore au cinéaste Roman Polanski, accusé plusieurs fois d'agressions sexuelles, de recevoir le César du meilleur film. C'est cette culture hédonique non démocratique que dénoncent Adèle Haenel et Céline Sciamma quand elles quittent la salle des Césars. C'est cette culture non démocratique, enfin, que Joseph J. Fischel questionne, critique et appelle à transformer.

Il s'agit ici d'une relecture de l'ouvrage de Joseph J. Fischel, "Screw Consent: A Better Politics of Sexual Justice", Oakland, University of California Press, 2019. Les cas évoqués conjointement par cet article de Lila Braunschweig ainsi que l'ouvrage de Joseph J. Fischel concernent les agressions sexuelles et les rapports de genre.

Bien souvent, il est aussi question d'opinion politique et d'extrêmes, comme l'explore un autre ouvrage, intitulé Réactions françaises : une enquête sur l'extrême droite littéraire, François Krug, Seuil 2023. Son auteur, journaliste indépendant aborde ce prisme à l'aide de trois figures de la littérature française qui ont été associées de loin ou de près à l'extrême droite : Michel Houellebecq, Sylvain Tesson ainsi que Yann Moix.

En somme, et comme vous le constatez donc, les pistes et matières à réflexion sont nombreuses. Trouver et bâtir votre propre opinion passera probablement par une étude des divers points de vue. Aussi, nous vous donnons davantage de documentations pour vous aider à articuler vos idées :

• Louis-Ferdinand Céline, le voyage sans retour, podcast de 10 épisodes sur France Inter
• Les féminismes à l'ère d'Internet : lutter entre anciens et nouveaux espaces médiatiques, Hélène Breda, 2022
• Un art de la ruse. La distinction entre l’homme et son œuvre, cache-sexe de la domination masculine, Reine Prat, Travail Genre et Sociétés, 2023, n°50, p.159 à 162
• Le mirage #metoo, Sabine Prokhoris, Le Cherche Midi, 2021