Qu'en était-il de l'alcoolisme en France sous l'Ancien Régime ?
Question d'origine :
Cher guichet,
Nos ancêtres en France de l'Ancien Régime étaient-ils confrontés au drame de l'alcoolisme ? a t-on des documents pour apprécier ce phénomène, en n'oubliant pas que boire de l'eau du puits, ou de la mare ou de la rivière sans y ajouter quelque chose pour le purifier était très déconseillé.
Toutes les classes sociales étaient elles à égalité à ce niveau ?
Bein à vous.
Réponse du Guichet

Voici quelques pistes de recherches et réflexions pour un vaste sujet concernant une vaste période.
Bonjour,
Votre question touche tant à l'histoire de l'alimentation, qu'à celle sociale et culturelle. Un vaste programme. Nous n'entrerons donc pas à proprement parler dans les détails, mais vous donnerons quelques pistes, et ouvrages, afin de creuser votre sujet.
Voici ce qu'explique Florent Quellier dans son ouvrage La table des Français :
" La différence entre boisson et nourriture, entre boire et manger, est moins marquée dans la France d'Ancien Régime que de nos jours. La boisson, au premier titre le vin rouge, est alors perçue comme un aliment à part entière, nourrissant et fortifiant. Dans les régimes alimentaires d'hier, le vin apportait un appréciable complément énergétique généralement évalué par les historiens à 10% du bilan calorique journalier.
Sans prise en compte de la boisson, la compréhension des cultures alimentaires françaises demeurerait imparfaite d'autant plus que le vin est véritablement un nectar de civilisation, nourrissant une vigoureuse culture tant populaire qu'aristocratique. Si vin, cidre, bière et bien évidemment l'eau abreuvent depuis de siècle le gosier des Français, les Temps modernes innovent en accueillant de nouvelles boissons extra-européennes, stimulantes et non enivrantes, le chocolat, le thé et surtout le café."
Le vin est alors bien plus qu'une simple boisson. Il partage, avec le pain une forte connotation symbolique chrétienne. Il marque également une hiérarchie sociale dans la France de l'époque. Dans la liturgie catholique, seuls le clergé et le roi communient sous les deux espèces. " La couleur, la qualité et la quantité de vin, ainsi que sa consommation régulière ou exceptionnelle, marquent une hiérarchie sociale reprenant celle du pain noir ou blanc. Pas une noce villageoise sans vin, qui est assimilé aux réjouissances populaires."
Au moyen âge et au début des Temps modernes, on préfère des vins peu colorés, essentiellement des vins blancs; et ce jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Ils sont de ce fait peu tanniques et peu alcoolisés. Le XVIIIe siècle par contre, préfère les vins plus colorés, rouges voire noirs. En effet, un changement s'opère dans la qualité recherchée. De plus, un vin rouge sang ne peut être synonyme dans les esprits que de force, de virilité et de vitalité. Notons toutefois qu'en France, à l'inverse de ses voisins européens, le vin est très fréquemment coupé avec de l'eau.
Le vin coupé permet ainsi d'en consommer moins, et d'éviter l'ivresse, dans une société où l'on fait l'éloge de la modération.
Nous ne pouvons que vous encourager à lire le livre en question qui met en contexte l'histoire du vin à cette époque. Plus loin, nous apprenons :
" L'époque moderne correspond également à la montée de l'ivrognerie populaire urbaine, voire de l'alcoolisme.
A un Moyen Age sobre, répondrait des Temps modernes de plus en plus consommateurs d'alcools forts. Si les Temps modernes ne connaissent pas le terme "alcoolisme", les contemporains emploient intempérance, ivresse, ivrognerie pour évoquer le fait d'être coutumier de s'enivrer.
Indéniablement apparu dans les deux derniers siècles de l'Ancien Régime, l'alcoolisme populaire se développera surtout au XIXe siècle. L'ivresse est alors perçue comme une régression, un spectacle grotesque et obscène d'un corps sans raison ayant perdu le sens des limites, bref un homme ayant perdu son humanité. C'est donc l'ivresse et non la consommation d'alcool qui est condamnée à l'époque moderne. D'ailleurs jusqu'au XVIIIe siècle, vin et eaux de vie sont couramment utilisés pour diluer des médicaments et ils jouissent même d'une excellente réputation thérapeutique. "
" Les Français consomment également des boissons non alcoolisées, et surtout de l'eau. mais cet usage n'a laisse que peu de traces dans la documentation. Vin et alcool caractériseraient surtout le monde des hommes. La sobriété, gardienne de la vertu féminine explique cet usage selon le statut de la femme. Une femme honnête ne saurait fréquenter le cabaret, lieu essentiellement masculin.
Dans le monde rural, la consommation d'eau semble quasi générale : eau de source, du puits, de lac ou de rivière. L'usage du vin est très peu fréquent. Si l'eau est proche et gratuite, fumier et lisier sont également proches, et les déchets se déversent dans les rivières et les fleuves égouts des villes. Beaumarchais écrit que les Parisiens boivent le soir ce qu'ils ont vidé le matin à la rivière. L'eau est donc particulièrement mortifère et source de terribles épidémies de dysenterie, typhoïde ou fièvre notamment dans les grandes villes."
Matthieu Lecoutre, spécialiste du sujet, précise dans son ouvrage Ivresse et ivrognerie dans la France moderne :
" L'alcoolisme est un phénomène théorisé par le Suédois Magnus Huss en 1849 et ne concerne pas directement l'Ancien Régime. Il relève plus des XIXe, XXe et XXIe siècles. (...)
Du XVIe au XVIIIe, l'ivresse et l'ivrognerie sont des excès réprouvés par de nombreux opposants. Mais la rupture essentielle se situe au XVIe et XVIIe siècles. C'est le temps de l'essor des discours répressifs. Ces deux siècles voient la mise en place d'une offensive politico-religieuse contre l'enivrement ainsi que l'essor d'une opposition morale et médicale."
Quelques références pour creuser le sujet :
Quel mal y a-t-il à s’enivrer ? La culture de l’enivrement d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècle) / M. Lecoutre
Le goût de l'ivresse / M. Lecoutre
Une histoire du vin / D. Nourrisson
L'ivresse entre le bien et le mal / M. Lecoutre
Une brève histoire de l'ivresse / M. Forsyth