Dans quelle mesure peut-on affirmer que l'oeuvre de Wagner a été utilisée par le nazisme ?
Question d'origine :
Dans quelle mesure peut-on affirmer que l'oeuvre de Richard Wagner a été récupérée, instrumentalisée par le nazisme d'une part et a été une source d'inspiration pour cette idéologie ?
Réponse du Guichet

Sans pouvoir faire, dans le cadre du Guichet du savoir, une synthèse exhaustive sur la question, il semble difficile de parler de récupération (dans le sens de déformation malhonnête) de l’œuvre de Wagner par le régime nazi.
Bonjour
Le lien entre l'oeuvre (musicale et intellectuelle) de Wagner et le régime nazi est un thème aujourd'hui assez largement documenté, comme tout ce qui touche au compositeur allemand, dont l’œuvre et la vie font l’objet d’une bibliographie gigantesque.
La question de l’empreinte de Wagner sur le nazisme tient autant aux liens de la descendance du compositeur avec le régime nazi, qu’à la réception des écrits politiques et esthétiques de Wagner, ainsi que, dans nombre d’analyses, aux thèmes et personnages de ses opéras.
Historiens, biographes et musicologues discutent toujours du degré d'imprégnation antisémite dans les opéras de Wagner, de la possibilité d'aborder sa musique indépendamment de ses écrits ou de son usage par le régime nazi. Mais l'antisémitisme foncier de Wagner lui, ne fait pas débat. Et, comme vous vous le demandez également, ils et elles examinent dans quelle mesure l'oeuvre et les idées de Wagner peuvent être comptées parmi les sources directes du nazisme (notamment dans la pensée de Hitler). Mais cette question ne se résout pas dans une synthèse de quelques lignes..
Nous pouvons néanmoins prendre comme repère la somme récente de Jean-Jacques Nattiez «Wagner antisémite» (2015). L’auteur fait le point sur les différentes nuances d’approche de la question, tout en étayant pour sa part la thèse d’un antisémitisme «maximaliste» de Wagner, indissociable de tous les aspects de son œuvre et jusqu’à la musique de ses opéras.
Ce qui paraît incontournable, c’est que l’antisémitisme de Wagner irrigue sa pensée politique et esthétique, au point qu’il en appelle dans ses écrits ou propos rapportés à la déjudaïsation de l’opéra, à la déportation, voire à l’extermination des Juifs (p.477). Que Wagner voyait dans son projet de réforme de l’art dramatique le creuset de la régénération morale et spirituelle de la communauté allemande (pp 231-275). Que Hitler vouait à Wagner et à ses œuvres une admiration sans bornes. Que la famille Wagner a noué des liens d’allégeance, d'intérêt et d’amitié avec Hitler et le régime nazi. Que nombre de personnages et scénarios des opéras de Wagner se prêtent aisément pour ne pas dire immédiatement à une lecture völkisch et raciste ..
Nous ne rentrerons pas ici dans le détail de chacune de ces affirmations, étayées dans l’ouvrage de Nattiez et nombre d'autres publications. Mais il paraît difficile de parler de «récupération», au sens de captation malhonnête ou de détournement, tant le matériau antisémite semble chevillé à la pensée et l’esthétique de Wagner, et tant le compositeur assignait à l’opéra un but politique et moral dont l’antijudaïsme était une matrice. Hitler et le régime nazi n’avaient sans doute guère besoin de tordre Wagner ou d'aller le chercher au forceps pour le faire rentrer dans le moule idéologique du Reich. Et ses premiers héritiers semblent avoir très bien assumé cette filiation-captation de l’œuvre de Wagner.
Comme le résume cette recension de l’ouvrage de Nattiez :
La production de Wagner interdit, selon la démonstration de Nattiez, de séparer l’œuvre musicale et les écrits de Wagner. La force de propagation du complexe artistico-idéologico-antisémite que représente cet ensemble non dissociable devient considérable quand l’affaire est aux mains d’héritiers eux-mêmes complètement investis dans l’antisémitisme: la fille de Wagner, Eva, épouse Houston Stewart Chamberlain qui devient l’un des principaux inspirateurs de la théorie raciale et pangermaniste dont les nazis feront leur doctrine. Chamberlain sera indissociablement le chantre du wagnérisme et du pangermanisme. Siegfried, le fils de Wagner, épouse Winifred, qui dirigera le festival de Bayreuth, à la mort de son mari, de 1930 à 1945. Celle-ci rencontre Hitler dès 1923, qui sera un grand admirateur de Wagner, et elle restera invariablement proche de Hitler jusqu’à la fin. Tout ceci est, comme chacun le sait, lié à Bayreuth, qui est le mausolée de Wagner, le temple du wagnérisme, et l’instrument de consolidation du complexe artistico-idéologique. L’argument de la causalité propulsive qui établit un lien direct entre Wagner, le nazisme et l’hitlérisme, est directement alimenté par ces liens de continuité directe et de gestion directe de l’héritage wagnérien par la lignée familiale, selon des positions qui sont des amplifications des ambitions et des projets de Richard Wagner.
En conclusion, pour faire la «mesure» de la récupération opportuniste de Wagner par le nazisme et du «prêt à servir» légué au régime par Wagner, on peut s’arrêter sur ces mots de Nattiez (pp. 517-518) :
A coup sûr Wagner a contribué de manière non négligeable et sans doute fondamentale à la formation de la pensée raciste d’Hitler et de l’idéologie antisémite moderne qui se déploie dans son Mein Kampf. Mais (…) [sa] brochure de 1869 n’est en rien responsable du krach économique qui déclenche la vague antisémite de 1873, même si elle a exercé une influence certaine sur l’idéologie de certains de ses acteurs. Mais surtout, Wagner ne peut être tenu pour responsable, transitivement, des événements et de la situation sociale qui ont conduit à l’éclosion de l’hitlérisme: l’humiliation du traité de Versailles, la crise d’octobre 1929, les six millions de chômeurs qui en résultent en Allemagne, le charisme propre à la personne d’Hitler… Wagner n’a exercé aucune influence directe sur la succession des événements qui ont conduit Hitler au pouvoir (...)
Nous aurions pu compléter ou amender ces quelques lignes à partir de l’ouvrage de Fanny Chassain-Pichon De Wagner à Hitler: Portrait en miroir d’une histoire allemande, actuellement en prêt, mais dont voici un extrait de recension sur inflexions.net :
Sans la haine du Juif, ni Parsifal ni la Tétralogie ni Lohengrin n’auraient vu le jour. Sans la haine commune des Juifs, la famille des enfants de Wagner n’aurait autant aidé financièrement Hitler dans sa conquête du pouvoir, en convaincant par exemple l’antisémite Henry Ford d’apporter une importante contribution au parti nazi. Ce sont Hitler et la famille de Wagner qui réussiront à faire de Bayreuth le centre esthétique de la culture et de la politique nazies. Dès 1923, Winifred Wagner était fascinée par Hitler et voyait en lui l’incarnation de Parsifal. Et celui-ci calquait ses discours sur le rythme wagnérien, la musique du compositeur jouant un rôle fondamental lors des grandes réunions nazies.
Enfin, nous vous proposons de visionner une conférence sur le sujet, proposée par le Collège des Bernardins, avec notamment Gottfried Wagner, l'arrière-petit-fils du compositeur.