Question d'origine :
Est-il vrai que 'rien ne dure'? Les pensées, les états d'esprit...'tout est éphémère et passager'?
Réponse du Guichet

C'est en tout cas ce que défend la philosophie bouddhiste, dont le concept d'impermanence est l'une des clés de compréhension d'un monde qu'ils perçoivent en perpétuel mouvement ! Et nous aurions tord de leur jeter la pierre...
Cher Braveheart,
L'impermanence est l'un des piliers de la spiritualité bouddhiste. C'est un terme qui sert à décrire le changement et par opposition le fait qu'il n'y a rien de permanent sur Terre et dans l'Univers. Alors oui, d'un premier abord cela peut sembler contre-intuitif. La nature humaine a besoin d'apporter de la stabilité aux choses pour pouvoir les comprendre et nous nous sommes habitués à transformer des éléments contingents en principes éternels. Surement un peu par commodité mais aussi et surtout par besoin de sécurité. Sans faire un inventaire à la Prévert, disons que les humains grandissent avec de nombreux repères structurants qui les précèdent : la planète Terre pour environnement, un pays, un langage, une famille, un foyer etc. et ces repères donnent l'illusion d'un monde stable et permanent. Or nous en faisons toutes et tous l'expérience, les choses changent peu à peu : nos ainées disparaissent et nos familles se recomposent, notre corps évolue, notre langue également au contact de ses millions de locuteurs, un pays peut être amené à disparaître et la crise écologique provoquée par l'activité humaine vient nous rappeler chaque jour que le monde que nous connaissons ne sera pas celui de demain...
Ces exemples sont des changements perceptibles à l'échelle de nos vies. Pourtant, il en existe beaucoup d'autres, plus subtils, et dont les variations sur un temps beaucoup plus long trompent nos sens et consolident ce besoin d’immuabilité. Le temps produisant des effets sur tout ce qui nous entoure, certains changements sont effectifs mais imperceptibles à nos yeux. Les rochers s'érodent, les continents bougent, l'univers est en perpétuelle extension, des étoiles meurent et même la nôtre, le soleil, connaîtra un jour ce même destin (voir les hypothèses sur la mort de notre astre dans ce petit podcast France Inter, Il est mort le soleil en 2018 ou, pas beaucoup plus joyeux nous en conviendrons, cet article sur la possible mort thermique de l'Univers en raison du phénomène d'entropie). Tout est donc relatif à notre échelle de perception. Plus largement ces considérations amènent à nous poser la question suivante : est-il possible que quelque chose existe si celui-ci ne connait ni commencement, ni milieu, ni fin ? Un objet échappant complètement aux notions d'espace-temps est-il réellement possible en dehors de tout axiome métaphysique ? Si rien ne peut échapper au temps, alors oui, tout est voué à se transformer. La célèbre citation apocryphe, ou plutôt la reformulation d'une phrase du chimiste et philosophe français du XVIIIème siècle Antoine Lavoisier : "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" va également dans ce sens. La matière, à savoir tout ce qui entoure ne peut être créée ou détruite, elle peut seulement être transformée, changer d'état. En ce sens seules la matière ou l'énergie pourraient éventuellement être considérées comme des éléments durables et permanents. En revanche, les formes qu'elles occupent sont elles bien soumises aux lois de la physique...
Mais la philosophie bouddhiste peut être un outil précieux pour appréhender avec force et résilience les nombreux changements traumatiques qui accompagnent nos vies. Cet échange entre le moine et enseignant bouddhiste Lhama Lhundrop et le psychiatre Christophe André en 2007 Évoluer grâce à l'impermanence, est riche en enseignements et reprend une partie de notre argumentaire un peu plus haut. Ils évoquent la souffrance que peut engendrer notre attachement à des objets ou personnes fondamentalement impermanentes et comment notre prise de conscience de la fragilité de toute chose peut nous permettre d'avancer avec plus de résilience et porter un regard nouveau sur notre chagrin :
Alors, inversement, quel impact peut avoir cette prise de conscience de l’impermanence sur nos pratiques dans le bouddhisme ?
Lama Lhundroup : L’impact est très fort. Quelqu’un qui a pris conscience de la non-permanence, du changement, va entrer dans une situation, sans cette croyance qu’elle va durer. Quand on se lie avec une personne, on sait que tout va changer. On ne peut maintenir rien de stable dans cette relation. Il faut être frais d’un jour à l’autre pour découvrir ce qui amène la vie. Il y a toute une ouverture qui se créée grâce à cette prise de conscience de l’impermanence. Il y a des lâchers prise qui deviennent beaucoup plus faciles, quand quelqu’un meurt, qu’il y a un chagrin.
A.G. : Justement, en quoi le fait de méditer sur l’impermanence et la mort, peut être plus une source d’apaisement que de tristesse ?
Lama Lhundroup : Le départ de quelqu’un n’est jamais une source de joie, rarement, mais cela ouvre pour autre chose qui peut arriver.. C’est un nouveau début. Ce qui est le plus dur, c’est quand on lutte contre le fleuve de la vie et qu’on ne veut pas accepter les changements. Et quand la force de la vie nous montre qu’elle est la plus forte, alors là, c’est dur. Alors que, comme vous dites, quand on apprend à nager avec le fleuve, c’est beaucoup mieux, c’est beaucoup plus facile, l’esprit est plus léger et plus joyeux.
Également dans cette optique nous vous conseillons la lecture de cet éditorial du professeur Trinh Xuan Thuan sur le site de l'Université de Genève , L'impermanence au coeur du réel (2022), qui complète à merveille les propos que nous tentons d'évoquer.
L'art japonais du Kintsugi, qui consiste à réparer un objet cassé à l'aide de "jointures en or", mettant ainsi en avant le temps qui passe et valorisant symboliquement grâce au métal précieux les imperfections d'un bol qui s’est rompu ou d'un vase brisé, nous évoque une métaphore poétique de la résilience évoquée par la philosophie bouddhiste. Et ce n'est pas sans raison, la tradition bouddhiste a retranscrit dans la philosophie japonaise l'impermanence au travers du concept de mujô.
Le mujô est un concept structurant de la culture et de la philosophie Japonaise. Hérité du
bouddhisme, le mujô se définit comme l’impermanence de toute chose, le fait que rien ne soit fixé, que rien ne dure et que seul compte l’instant.On retrouve donc cette sensibilité au caractère impermanent des choses dans l’appréciation du temps qui passe, des changements des saisons, mais aussi dans la cuisine traditionnelle kaiseki, qui évoque elle aussi le passage du temps à travers le choix des ingrédients et de la vaisselle, dans l’observation des fleurs et des différentes périodes de floraison, dans la poésie et les haiku, dans les arts, dans la méditation ou dans la cérémonie du thé.
Là où notre vision d’occidentaux nous pousse à voir le temps de manière linéaire, avec
un passé et un futur, le mujô nous pousse à nous focaliser sur l’instant, tout en sachant
que la vie n’est qu’un éternel recommencement. Le passé et le futur n’ont pas autant d’importance que l’imperturbable renaissance, ce recommencement qui rythme nos vies comme le changement des saisons ou les cerisiers qui fleurissent à nouveau à la même période chaque année.
Source : Blog Wakondei : Le Japon, le temps suspendu et l'impermanence des choses.
Au Japon, la fugacité du temps et des choses se ressent et s'exprime clairement. A l'autre extrémité philosophique, l'Occident fournit de nombreux contre exemples d'une forme d'incapacité à accepter le temps qui passe et notamment l'éphémérité, absolument consubstantielle à nos vies. Voir cet article du Temps en date de novembre 2016 : La vie éternelle est-elle vraiment intéressante ? qui s'intéresse aux investissements colossaux déployés par des entreprises comme Google pour enfin faire accéder l'humain au statut d'être immortel. Un mythe qui, de Dracula à Dorian Gray, n'a eu de cesse d'hanter les esprits humains, se rêvant démiurges et capables de lutter contre leur propre nature.
Alors oui nous, vous l'aurez compris, nous serons tentés de répondre à votre question par l'affirmative. Rien ne dure pour toujours sous la même forme et peut-être faut-il s'en réjouir. Nous même faisons l'expérience de nos incessantes transformations à chacune de nos interactions, rencontres etc. Espérons que vos nombreuses contributions au Guichet du Savoir ont permis de faire évoluer vos pensées et stimuler vos réflexions. Une preuve une fois encore que rien n'est statique et que de l'individu à l'Univers, de l'atome à la Supernova, tout est en perpétuel mouvement, il suffit simplement d'utiliser la bonne focale pour le constater.
Bonne journée,