Question d'origine :
Est-ce que souvent on a tous un côté 'Madame Bovary' de Flaubert: c'est à dire que l'on ressent que notre existence n'a pas beaucoup de sens ni d'intérêt et donc on s'invente des trucs, on fait des choses pour que notre vie soit un peu moins ennuyeuse et dépourvue d'intérêt. Est-ce que c'est une grande raison pour les agissements humains? (En tout cas c'est ce que je fais moi je crois)
Réponse du Guichet
Pour reprendre Roland Barthes, "nous sommes tous des Bovary" !
Bonjour,
Le personnage d’Emma Bovary a donné lieu à la théorie du « bovarysme », qui fait que tout un chacun pourrait en effet ressemble à Emma Bovary.
Dans la notice consacrée à Gustave Flaubert dans Encyclopædia Universalis, Pierre-Marc de Biasi rappelle que
Le cas d'Emma est étudié au point de devenir un véritable « type » psychologique (« une Bovary ») susceptible de généralisation. En 1892, J. de Gaultier fait la théorie du « bovarysme », complexion psychologique de la personne qui se voit différente de ce qu'elle est en réalité, et qui se condamne, pour des illusions et des idées préétablies, à être toujours déçue par la banalité de l'existence.
Ainsi, le bovarysme pourrait s’entendre comme la faculté de se concevoir autrement, d’éluder le vrai pour mieux épouser la finitude de l’existence et de ses composantes.
Dans l’article, « Après le bovarysme » (Fabula-LhT, n° 9, 2012), Marielle Macé présente notamment les propos de Roland Barthes (voir son ouvrage La préparation du roman : cours au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980) :
« Nous sommes tous des Bovary », posait Barthes en 1978, des Bovary qui nous laissons mener par des modèles, des phrases et des images comme par des leurres. Emma est le personnage dont la vie « au sens le plus brûlant, le plus dévastateur, est formée, façonnée (téléguidée) par la Phrase » ; et « à même le leurre, la Phrase littéraire est initiatrice : elle conduit, elle enseigne, d’abord le Désir (le Désir, ça s’apprend) », mais aussi, ajoute Barthes, « la Nuance »1. Barthes se débattait ainsi entre une conscience du leurre, et un intérêt pour les ressources de subjectivation qui animent la littérature.
(…)
Le bovarysme a en effet d’emblée été pris dans une constellation de jugements qui posaient à la fois la fragilité du « moi » et ses ressources d’altération ou d’émancipation, soulignant aussi bien les puissances que les impuissances des processus de subjectivation modernes. Baptisé et décrit par Jules de Gaultier dans un essai de 1892 devenu rapidement célèbre (Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert, publié une trentaine d’années après Les Œuvres et les hommes de Barbey d’Aurevilly qui parlait déjà de « bovarisme »), le bovarysme a d’abord désigné un excès d’identification et d’empathie qui touche les lecteurs de romans, et avant tout les lectrices, ce sera important. Mais il a aussi eu sa part inventive et surtout son universalité ; il s’est alors trouvé défini comme un pouvoir qu’a le lecteur de « se concevoir autre qu’il n’est ». Il est en ce cas tout entier en avant, et fait de la lecture un espace de resubjectivation, où ce n’est pas un pur mouvement de participation psychologique qui domine, mais une capacité à s’altérer imaginairement. Un commentateur précoce du livre de Gaultier, le bergsonien Georges Palante (Le Bovarysme. Une moderne philosophie de l’illusion, 1903) avait su insister sur ce pragmatisme de l’imagination, d’ailleurs accentué dans la deuxième version du livre du Bovarysme parue en 1902.
(…)
Emma est en fait devenue l’une des héroïnes d’une pensée de l’émancipation4), dans l’analyse des mécanismes de l’empathie (le love’s knowledge de Martha Nussbaum), de l’immersion fictionnelle (ce moteur de l’activité de réception exposé par Jean-Marie Schaeffer), des formes ordinaires de l’identification et de la tendance « passionnelle » ou « simulatrice » qui est attachée à toute lecture. (..)
Il s’agissait, également, d’élargir le désir d’être autre et la capacité à « s’imaginer autre » qui habite le bovarysme à une description générale de l’expérience, justement prise dans son ambivalence. On a ainsi mis en valeur le rapport des sujets aux formes et aux styles, les processus d’appropriation, d’altération et de perte bien réelle qui y entrent en jeu
En guise de conclusion, le génie de Flaubert consiste à transformer le « rien » en chef d’œuvre … et c’est une belle leçon à méditer. Pour ce faire nous vous suggérons les lectures suivantes :
Marielle Macé, Façons de lire, manières d’êtres, Paris, Gallimard, coll. « NRf-Essais », 2011, qui consacre un chapitre à ces modalités complexes de la subjectivation littéraire
La philosophie du bovarysme : Jules de Gaultier / Georges Palante ; préf. de Stéphane Beau, 2005
Marc Augé, « Emma, c’est nous », L’Homme, 203-204 | 2012. (Deuxième lien Google, PDF à télécharger, OpenEdition)
Nelly Levalet, Clément Rizet, « Emma Bovary, Flaubert et nous : un suicide entre mélancolie et hystérie », Psychologie clinique et projective, 2010/1 (n° 16), p. 247-269.
Bonne journée,
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