Comment les personnes vivant en milieu rural au 19ème siècle connaissaient-elles l'heure ?
Question d'origine :
Dans une affaire criminelle de 1812, je lis des phrases de ce type :
"Ma fille était sortie le dimanche soir (...) Ne la voyant pas revenir, je l’attendis jusqu’à dix ou onze heures du soir (...) Je me rappelle qu’il a beaucoup plu le dimanche soir entre huit et dix heures."
"il fallait que ma fille Jeanne l’éveillât une heure avant le jour."
"il avait plu environ à demi-heure de nuit jusqu’à environ neuf heures et demie, dix heures."
"Sur ladite époque d’entre sept et huit heures, je vis venir deux hommes..."
Comment ces personnes de milieu rural connaissaient-elles l'heure ? Dans les inventaires après décès, il n'est pas fait mention de montre ou d'horloge.
Réponse du Guichet
Les principaux moyens de connaître l'heure dans les campagnes au début du 19e siècle étaient les cadrans solaires, les sonneries des cloches, puis les horloges publiques et privées et les montres. Mais les situations pouvaient être très variables selon les communes et les individus.
Bonjour,
Les réponses à votre question peuvent être variées, car la façon de connaitre l’heure en milieu rural pouvait différer selon le lieu d’habitation (commune, habitat proche d’une église ou d’une mairie…), mais aussi le milieu social des personnes et leurs revenus (avaient-ils les moyens d’acheter une montre, une horloge?), leur profession, les moyens de transport disponibles (qui ont eu un impact très fort sur la perception du temps). Quant aux inventaires après décès, nous ne savons pas lesquels vous évoquez, mais d’après nos lectures, c’est une source utilisée parmi d’autres pour étudier justement la possession d’horloge ou de montre. Cependant, comme l’indique cet article (certes portant sur Paris) Comment mesurer l’intériorisation du temps ? (Paris, début XIXe siècle) : "Les montres, même si elles sont nombreuses, ne figurent pas dans tous les inventaires. Ceci est dû au fait que certains objets disparaissent avant inventaire, soit parce qu’ils ont été donnés du vivant de leur propriétaire – comme en témoigne cette remarque: «À l’égard des différents bijoux de ladite défunte il n’en a été fait aucune description attendu qu’elle en a disposé de son vivant»–, soit parce qu’ils sont pris par le conjoint survivant au titre du préciput – pour exemple, dans l’inventaire après le décès de la femme d’un négociant, une montre en or à usage d’homme est citée uniquement pour mémoire, sans prisée, pour cause de reprise par préciput –, soit encore parce que les héritiers les enlèvent – illégalement – de l’appartement avant la prisée pour se les approprier hors partage et hors frais de prisée. Aucune mesure fiable n’est donc possible".
Si l’on parcourt ces deux ouvrages L’Heure qu’il est de David S. Landes et L’histoire de l’heure de Gerhard Dohrn-van Rossum, voici les quelques informations générales que l’on peut retenir :
La mesure du temps et l’usage des horloges a commencé au Moyen-Age dans les monastères, puis s’est répandue dans les villes, avant de toucher plus largement les campagnes au XIXe siècle. Ce fut d’ailleurs pendant longtemps un marqueur de distinction entre les villes et les campagnes, de par leurs rapports différents au temps (les activités urbaines nécessitant davantage une connaissance précise du temps, tandis que les activités rurales agricoles se faisaient essentiellement en fonction du soleil et de l’alternance jour/nuit), mais aussi leurs accès plus ou moins faciles aux objets permettant cette mesure du temps.
Les différents moyens utilisés en ville comme à la campagne étaient les cadrans solaires, les cris des veilleurs de nuit, les cloches, et enfin les horloges et les montres. Dès le Moyen Age, certaines cloches d’églises sonnaient les vingt-quatre heures du jour et de la nuit. L’usage des horloges de maison et de chambre devint courant à partir du XIVe siècle dans les maisons fortunées, tandis que les horloges publiques sur les beffrois se diffusaient largement dans les villes aux XIVe et XVe siècles. Mais la véritable propagation des horloges privées se fit au XVIIe dans la bourgeoisie et au XVIIIe dans les classes moyennes et populaires. Enfin, la miniaturisation avec les horloges portatives et les montres de poche commença au XVIe siècle pour se généraliser au XVIIIe et au début du XIXe siècle, amenant encore plus l’heure «à domicile».
Cependant, cet article Pour une histoire du temps en Nivernais au XIXe siècle Guy Thuillier dresse un tableau beaucoup plus contrasté entre les villes et les campagnes. En Nivernais, les gens des campagnes vivaient hors du temps mesuré et divisé en heures, les trois sonneries des cloches (angelus du matin, midi et soir) rythmaient la vie et les quelques églises minoritaires qui sonnaient toutes les heures le faisaient par «nécessité urbaine». Ainsi il distingue très nettement le temps urbain (dont le temps ouvrier) et le temps rural.
Si l’on admet l’idée que le moyen le plus courant pour connaitre l’heure en milieu rural était encore la sonnerie des cloches, on peut se demander si même les habitants logeant plus ou moins loin du village pouvaient l’entendre. Alain Corbin dans son passionnant ouvrage Les cloches de la terre (chapitre Les repères auditifs des hommes de la terre) nous explique que: «La cloche doit pouvoir être entendu de partout, à l’intérieur des limites du territoire qui lui est attribué; ce qui implique, nous l’avons vu, d’adapter la puissance de la sonnerie à la superficie de la paroisse ou de la commune, ainsi qu’à la nature du relief… Les liasses conservées dans les dépôts d’archives regorgent de doléances suscitées par l’inadéquation entre la sonnerie et l’étendue du territoire… Le 19 juin 1808, les habitants d’Ouessant adressent une pétition au préfet afin de se faire attribuer une cloche «dont le son se fit entendre dans tous les points» de l’île.»
Il insiste sur le fait que le XIXe siècle a été ce moment de rivalité et de transition entre deux temps différents, qu’il appelle qualitatif et quantitatif, moment marqué notamment par l’opposition entre cloche et horloge : la cloche scandant des moments privilégiés de la journée, de la semaine ou de l’année ; l’horloge donnant un temps continu, mesuré, précis; les sonneurs de cloches se méfiant des "remonteurs" d’horloge. «Le clergé sans contester l’utilité de l’horloge et de l’annonce des heures, regarde avec méfiance, dans les campagnes surtout, l’introduction de ce temps mesuré, dont l’implacable régularité conduit insidieusement à la désacralisation des jours».
Il parle d’un «temps où l’horloge publique comme l’horloge privée sont rares et où l’usage quotidien de la montre demeure réservé à une étroite élite.». Il nuance l’usage des montres en expliquant que parmi les paysans possédant des montres, nombres ne la portaient que le dimanche, et qu’à l’inverse, lorsqu’ils étaient aux champs, ils comptaient souvent sur une personne ayant une montre dans le groupe pour savoir l’heure de leur pause par exemple.
En revanche, il constate un véritable souci croissant de précision du temps, et le fait que les heures et fonctions des sonneries étaient âprement négociées entre préfets et évêques à travers des règlements concertés. Notamment, de nombreux conflits existaient concernant les sonneries des angelus du matin, du midi et du soir, d’autant plus que ces sonneries avaient un lien avec le rythme de travail des paysans.
Ainsi, on le voit, les discours ne sont pas tout à fait les mêmes et les situations étaient très variables. Mais on peut peut-être en déduire que l’exemple que vous citez (étant donnée la relative précision des heures citées à différents moments de la journée) émane d’une personne qui disposait d’une horloge privée ou d’une montre. Mais pour en être sûr, le mieux est de savoir quelle est la commune concernée, et si celle-ci disposait d’une cloche sonnant toutes les heures notamment.
Voir aussi :
L'emprise de l'heure de Christophe Studeny
Les montres de Genève au XIXe siècle. La fabrique des qualités de Nadège Sougy
P. DUBUIS, «Sur la diffusion des horloges domestiques et des montres dans le Valais du XIXe siècle. Le témoignage des inventaires de meubles», in Martin KÖRNER, François WALTER (éd.), Quand la montagne aussi a une histoire. Mélanges offerts à Jean-François Bergier, Berne, Haupt, 1996, p.185-192., dont voici un petit compte-rendu ici : Comment en Valais le temps de la nature résista au temps des villes
Quelle heure est-il ? Ou comment obtenir une heure unifiée et exacte sur Gallica
Bonne journée,