Que sait-on de la jeunesse de la mathématicienne Sophie Germain ?
Question d'origine :
Bonjour,
Je voudrais connaître tout ce qu'on sait sur la jeunesse de la mathématicienne Sophie Germain et quelles étaient les conditions de vie d'une fille de 13 ans à son époque.
Par avance merci !
Réponse du Guichet
C'est grâce à son opiniâtreté que la mathématicienne, Sophie Germain, a pu étudier car, à son époque, les femmes considérées comme inférieures, n'avaient pas accès aux études.
Bonjour,
La croyance en une répartition "naturelle" de certaines qualités entre les sexes excluaient de fait les femmes des études. L'article de Yannick Ripa, "Sophie Germain, une simple note en bas de page", publié dans Femmes d’exception les raisons d’un oubli présente le parcours de Sophie Germain et évoque les conditions de vie des femmes. En voici quelques extraits :
En 1789, Marie-Sophie a treize ans, mais ce n’est pas la Révolution – à laquelle contribue son père, élu député à l’Assemblée constituante, Ambroise-François Germain (1726-1821), marchand de soies en bottes, issu d’une famille d’orfèvres – qui bouleverse le cours de son existence, mais la découverte de L’Histoire des mathématiques de Jean-Étienne Montucla (1725-1799), dans la bibliothèque familiale – celle de la bourgeoisie parisienne éclairée. Sa lecture éveille la curiosité de l’adolescente, captivée par le récit de la mort d’Archimède, tué lors du siège de Syracuse pour avoir demandé à un soldat ennemi de ne pas faire d’ombre aux cercles qu’il traçait sur le sable, indispensables à sa recherche. À l’âge où les filles de son milieu s’apprêtent à devenir de bonnes épouses et mères, bénéficiant, au mieux, d’un vernis culturel propre à répondre aux attentes de leur futur mari et à leurs obligations mondaines, Sophie, comme tous la nomment, pourvue d’une bonne éducation comme le souhaite sa mère Marie-Madeleine Gruguelu (?-1823) et des préceptes philosophiques dont débat l’entourage paternel au domicile familial de la rue Saint-Denis, se passionne pour les travaux du mathématicien Étienne Bézout (1730-1783). Aussi refuse-t-elle, comme semble l’inviter son prénom, de ressembler à la Sophie de Jean-Jacques Rousseau, éduquée non pour son épanouissement, mais pour le bien-être d’Émile, formé à tous les savoirs (Émile ou De l’éducation, 1762). Les Germain, malgré leur ouverture d’esprit, adhèrent à cette différenciation des sexes, héritée des Encyclopédistes, d’autant plus que les révolutionnaires s’y réfèrent aussi : ils chargent les femmes, mères des futurs citoyens, de regénérer la société par les vertus innées de leur sexe et d’éduquer leurs enfants dans le respect des principes de la nouvelle société. Aussi, à sa création en 1794, l’École polytechnique est réservée aux hommes (et le restera jusqu’en 1972), seuls aptes à devenir de grands scientifiques. Le projet de la jeune Sophie – recevoir une solide formation en « géométrie » (terme englobant les mathématiques, la mécanique et autres disciplines proches) afin de s’y consacrer pleinement – se heurte aux préjugés sociétaux, mais aussi à l’opposition de son père qui va jusqu’à supprimer les chandelles à la cadette de ses trois filles afin qu’elle cesse avec acharnement d’étudier de nuit, comme de jour. Qu’une fille devienne une femme savante est non seulement une proposition à faire frémir tout lecteur de Molière, mais elle déclenche par son absurdité les sarcasmes, car nul n’ignore que le cerveau féminin est inapte à l’abstraction. L’excellence reconnue de la physicienne et mathématicienne Émilie du Châtelet (1706-1749) n’a pu suffire à renverser ce postulat. Ainsi dans le domaine des sciences, comme en tant d’autres, une hirondelle ne fait pas le printemps des femmes. Sophie Germain l’a vite compris, mais au renoncement, elle préfère le contournement des interdits de genre.
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Premier acte de sa stratégie : se former, malgré ce handicap. Puisque pour apprendre les mathématiques, il faut être un homme, telle elle sera ! Sous le nom d’un ancien étudiant de l’École polytechnique, Antoine Auguste Le Blanc, elle parvient, à dix-neuf ans, à se procurer les cours du chimiste Antoine-François Fourcroy (1755-1809) et du mathématicien Joseph-Louis Lagrange (1736-1813) avec lequel elle correspond. La brillance de ses propos incite le professeur à rencontrer ce disciple ; il découvre ainsi la véritable identité de l’élève à laquelle il ne tient pas rigueur de cette supercherie, la fin – la grandeur de la science – justifiant les moyens. Et Sophie Germain n’est-elle pas la preuve vivante de l’invalidité et de l’iniquité de la théorie de l’infériorité mentale féminine qui, au début des années 1800, se consolide ? Alors qu’en 1801 Sylvain Maréchal (1750-1803), l’un des rédacteurs cinq ans plus tôt du Manifeste des Égaux de Babeuf, propose un projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes, réservant à celles-ci « l’aiguille et le fuseau », et « les sentiments du cœur », et aux hommes « l’épée et la plume », et « les productions de génie », Sophie Germain approfondit, elle, les travaux d’Adrien-Marie Legendre (1752-1833) sur la théorie des nombres.
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Second acte de sa stratégie : soumettre ses remarques et hypothèses à des savants de renom. La jeune mathématicienne s’attaque à la démonstration, jamais établie, du dernier théorème de Fermat, énoncé au xviie siècle (elle ne le sera qu’en 1994 par Andrew Wiles). Ses recherches se nourrissent des travaux de Carl Friedrich Gauss (1777-1855), publiés en 1801 dans Disquisitiones arithmeticae. Toujours sous le même pseudonyme et recommandée par Lagrange, elle ose écrire à ce grand mathématicien prussien ; elle lui expose, à partir de 1804, dans une douzaine de lettres, ses contributions à la compréhension de cet énoncé, et lui propose ce qui deviendra le théorème de Sophie Germain sur les nombres premiers.
Boyé Anne, dans « Sophie Germain, une mathématicienne face aux préjugés de son temps » (Bulletin de l’APMEP, n° 523, mars-avril 2017, pp.231-243) s'intéresse aussi à cette savante et décrit le niveau d'éducation de ses contemporaines :
Mais un hasard heureux de l’histoire a permis la redécouverte d’un grand nombre de ses papiers manuscrits, à la fin du XX e siècle. Ces manuscrits sont toujours à l’étude et montrent que les recherches de Sophie Germain sur ce que l’on nomme le grand théorème de Fermat, étaient beaucoup plus avancées que ce que l’on avait pu croire. C’était vraiment une grande mathématicienne. Je me propose ici d’éclairer quelques
moments de sa vie, et ne ferai qu’évoquer la teneur de ses derniers travaux, qui sont d’un très haut niveau. Ceux et celles dont la curiosité sera éveillée pourront lire quelques articles que je donne en référence.
Sophie est née au siècle des Lumières, en France, le pays de philosophes qui proclament combattre l’ignorance, lutter contre les oppressions religieuses, politiques, sociales… Leurs avis restent cependant très partagés sur la condition de la femme et son accès à l’éducation. Certaines femmes brillantes tiennent salon. Elles ont eu la chance de bénéficier, grâce à leur situation sociale, de l’enseignement de précepteurs, par exemple. Elles sont de fait peu nombreuses, et si ces salons sont des lieux de diffusion de la culture, en particulier scientifique, la place naturelle de la femme est au sein de son foyer. Elle est cantonnée au rôle d’épouse et mère.
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Si un peu plus tard, certains estiment que finalement des femmes instruites sont probablement de meilleures mères, les mêmes pensent qu’il serait fort préjudiciable qu’elles reçoivent la même éducation que les garçons. C’est ce que souligne Camille Sée (1847-1919), le fondateur d’un enseignement secondaire public pour les filles en 1880 : « Il ne s’agit pas de préparer les jeunes filles à être savantes. Leur mission
dans le monde n’est pas de faire faire de nouveaux progrès aux mathématiques et à la chimie. Les lycées ont été fondés pour faire de bonnes épouses, de bonnes mères, de bonnes maîtresses de maison, sachant à la fois plaire à leur mari, instruire leurs enfants, gouverner leur maison avec économie et répandre autour d’elles le bien être. »
C’est ce que réaffirmera Ferdinand Buisson (1841-1932), un des grands pédagogues du début du XX e siècle, dans son Dictionnaire de pédagogie, parlant de Condorcet :
« Les femmes, dit-il, ont autant d’intelligence que les hommes. Mais il oublie qu’elles n’ont pas les mêmes devoirs, la même destination. Il oublie qu’ayant un autre but à atteindre, elles doivent y être préparées par d’autres moyens ».
Et les mathématiques sont particulièrement discriminées. Non seulement l’esprit fragile des femmes pourrait s’en trouver très affecté, non seulement leur cerveau n’est pas fait pour l’abstraction et les sciences exactes, mais les mathématiques les éloigneraient peut-être de leur rôle « naturel » de prendre soin de leur foyer.
Pour compléter ces informations, nous vous suggérons les lectures suivantes :
Martin Koppe, Sophie Germain : une pionnière enfin reconnue, Le Journal. Cnrs, 2016.
Etchecopar Philippe, « Sophie Germain, mathématicienne (1776-1831) », in Florence Piron (dir.), Femmes savantes, femmes de science, 2014.
Les bourgeoises au pensionnat : l'éducation féminine au XIXe siècle / Rebecca Rogers ; traduit de l'anglais par Céline Grasser ; préface de Michelle Perrot, 2007.
Enfin, vous trouverez de nombreux articles via la base de données cairn.