Qu'est-ce qu'était un caoutchouc "pour corset" ou "pour culotte" dans les années 1940 ?
Question d'origine :
Bonjour, je trouve des références à « caoutchouc pour culotte" et "caoutchouc pour corset » dans les années 1940 et à des « sacs de couchage » que les internés auraient pu apporter avec eux au camp de Drancy dans ces années-là. Pouvez-vous m'aider à préciser en quoi consistait ce « caoutchouc » (quelle forme avait-il?) et comment il était utilisé ? Il me serait également utile de pouvoir identifier une photo de ces sacs de couchage de l'époque et de comprendre si leur utilisation était habituelle, par qui et dans quelles circonstances.
Merci d'avance
Réponse du Guichet
Le caoutchouc a pu être utilisé comme élastique dans la fabrication de culottes mais aussi pour remplacer le métal des baleines des corsets dans les années 1940. Concernant le sac de couchage, il est quasiment impossible d'en attester la présence au camp d'internement de Drancy...
Bonjour,
Le caoutchouc est un élastomère issu du latex naturel contenu dans certaines plantes comme l’hévéa ou le guayule, deux plantes tropicales originaires d’Amérique du Sud. Les historiens ne connaissent pas son origine même mais elle est attestée être ancienne : les populations pré-colombiennes l’utilisaient déjà. Mayas et Aztèques en consommaient en vertu de ses propriétés médicinales. Le caoutchouc était également utilisé pour jouer à un sport rituel nommé « jeu de balle » et qui pourrait s’apparenter de très loin à un ancêtre du football : renvoi d’une balle en caoutchouc par les hanches ou les cuisses (ni mains ni pieds) entre une équipe composée de 1 à 12 joueurs.
C’est à la suite des Grandes Découvertes que les colons européens découvrirent cette matière nouvelle et l’emportèrent sur le continent mais son utilisation fut tardive. En effet, le latex est une matière qui ne supporte ni la chaleur, ni le froid. Il casse, il fond, il est gluant lorsque exposé au soleil… Bref, les Européens ne trouvèrent pas d’application directe pour ce matériau.
Il faut attendre la fin du XVIIème siècle pour que ses propriétés soient mises en valeur par les Européens. En 1770, le chimiste Joseph Priestley découvre que la latex efface les traces de graphite sur le papier et il invente la première gomme à effacer.
En 1783 le chimiste Jacques Charles, rival des frères Montgolfier, réussit à réaliser une toile imperméabilisée grâce aux propriétés du latex. Ceci permettant alors un des premiers vols habité en ballon. En 1790, l’industriel Samuel Peal brevète et commercialise un liquide à base de latex et térébenthine pour imperméabiliser les tissus.
Au XIXème siècle, les utilisations du caoutchouc se multiplient. Les premiers tissus en caoutchouc comme des lacets sont fabriqués. Le procédé d’imperméabilisation des tissus continue de progresser dans les années 1830 et sont mis au point les premiers imperméables. En 1835, un ingénieur allemand du nom de Charles Dietz décide de ganter les roues de sa remorque à chaudière de caoutchouc et invente sans le savoir l’ancêtre du pneumatique.
Le chimiste américain Charles Goodyear marque l’évolution du caoutchouc en découvrant sa vulcanisation : le caoutchouc peut alors être stabilisé. Moins cassant, il est alors plus élastique. Ses applications se multiplièrent : confection de tissus encore mais aussi de bottes… Le caoutchouc devient surtout un incontournable de la pneumatique ! C’est l’inventeur irlandais John Boyd Dunlop qui brevète en 1888 la fabrication de pneus à valve. Couplé à l’invention de la bicyclette, le caoutchouc est alors à la fin du siècle une nécessité de la vie moderne.
Pour répondre à des besoins de plus en plus grandissants alors que la forêt amazonienne possède ses limites, les Britanniques importèrent des plants d’hévéa en Asie. Le botaniste Henry Nicholas Ridley, directeur du Jardin Botanique de Singapour, réussit le pari de créer une méthode de croissance rapide et de nombreux hévéas furent implantés au Ceylan, en Malaisie et en Indonésie pour l’exploitation industrielle. Aujourd’hui encore, ces régions représentent 90% de la production mondiale de caoutchouc naturel.
Le matériau connaît son âge d’or au début du XXème siècle avec le développement majeur de l’automobile. Avec cette ascension fulgurante, une commission internationale spéciale est crée en 1904 pour enquêter sur les pratiques utilisées dans la fabrication du caoutchouc suite au rapport de pratiques inhumaines de cette exploitation… Pour tenter de résoudre une demande accrue et les problématiques qu’elle impose, le chimiste allemand Friedrich Carl Albert Hofmann fait en 1907 une découverte majeure : il créa alors le premier caoutchouc de synthèse.
Le XXème siècle étant marqué par la Première Guerre mondiale, le caoutchouc ne connait pas de répit : il est utilisé massivement pour l’effort de guerre que ce soit pour les pneumatiques ou bien également pour l’aéronautique, la marine. L’approvisionnement en caoutchouc devient alors un vrai enjeu matériel de la guerre, les recherches tentant de synthétiser s’accélèrent alors et une course pour la production en masse est lancée. Course accélérée par la Seconde Guerre mondiale… En 1915 l'Allemagne produit déjà environ 2 500 tonnes de caoutchouc synthétique par année. Ils créent notamment une synthèse à base de méthyle dès 1918. En concurrence, les Russes produisent un synthétique à base de pétrole et d’alcool éthylique. Enfin, les Américains produisent leur propre caoutchouc de synthèse en 1931 en créant le néoprène.
Qu’en est-il alors en 1940 ? Les Américains étant privés des réserves d’hévéas asiatiques et les Allemands des hévéas brésiliens par l’embargo américain… le caoutchouc est alors une denrée plutôt recherchée !
Ainsi, pour répondre à votre question, le caoutchouc fut bien utilisé pour les sous-vêtements. Comme tout autre utilisation, le caoutchouc est issu du latex qui n’est rien d’autre que la sève de l’hévéa dont il est issu. Il est donc récolté sous forme liquide puis durci quand il est stocké. Grâce à l’éther ou au soufre, selon le procédé utilisé, le matériau redevient liquide et il est alors placé dans des moules selon son utilisation.
Par rapport aux corsets, le caoutchouc a pu être utilisé pour remplacer les baleines en métal, rendant ainsi le corset plus confortable mais aussi plus accessible en temps de guerre où chaque métal devient précieux, encore plus précieux que le caoutchouc… De même, les culottes modernes furent leur apparition dès les années 1920 grâce à Petit Bateau qui révolutionna le port du sous-vêtement en créant le simple t-shirt accompagné d’une culotte en coton à jambes courtes avec élastique à la taille, telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’élastique a pu être fabriqué à base de caoutchouc. De même, le vestiaire féminin fut simplifié. Pour remplacer le corset, les dessous furent allégés par l’utilisation de gaines, également fabriquées en caoutchouc. Dans le même registre et à la même époque, l’entreprise américaine Kleinert Rubber inventa la couche culotte "Jiffy", lavable, un modèle de couche étanche en caoutchouc qui fut tabac en Europe pendant la guerre.
Concernant le sac de couchage, nous sommes hélas bien étonnés d’en apprendre la présence au camp de Drancy et doutons fortement de cette affirmation…
En effet, selon les témoignages que nous avons consultés, les détenus ne possédaient pas d’affaires personnelles, ils n’avaient pas la possibilité de recevoir des colis non plus. La cité de la Muette fut conçue dans le quartier ouvrier de Drancy dans les années 1930. Destinée à loger ces ouvriers, le chantier fut cependant inachevé lorsque la guerre commença. Réquisitionné par les Allemands à l’Occupation, la cité devient alors très vite un camp d’internement des opposants politiques d’abord, puis des Juifs dès le 20 août 1941. On compte ainsi dans le camp 4 230 hommes dont 1 500 français, raflés à Paris entre le 20 et le 25 août. Les conditions de vie y sont très difficiles. Déjà parce que les travaux des bâtiments n’étaient pas terminés avant l’utilisation des lieux, d’autant plus qu’ils n’avaient pas été construits pour cette utilisation… Les internés couchaient alors à même le sol, souvent parqués. On estime jusqu’à 60 personnes par chambre. Ils n’ont pas d’occupation particulière si ce n’est que l’entretien minimal du camp, insalubre. Ils ne peuvent sortir s’aérer qu’une heure par jour… Le plus difficile reste la nourriture, elle se fait rare soit 250 grammes de pain par jour accompagné d’une soupe trois fois par jour que les détenus mangent dans un récipient tour à tour. A cela, il faut ajouter l’hygiène du camp. Entre 1941 et 1942, il n’y a qu’une vingtaine de robinets pour se laver pour 5 000 détenus… La dysenterie n’est donc pas rare.
Les internés ont été dépouillés de toutes leurs possessions, ni papier d’identité, ni effet personnel ne leur est autorisé. Dans le rapport de mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France présidé en 2000 par Jean Mattéoli et rédigé par l’historienne Annette Wieworka, il est ainsi décrit comment se déroule l’arrivée des internés selon le témoignage de Georges André Kohn (qui est alors un enfant déporté À Drancy) :
Georges Kohn raconte lui aussi comment « tous les partants en déportation sont fouillés la veille du départ par les inspecteurs de la Police aux questions juives. Ces inspecteurs ne font pas partie des cadres réguliers de la police. Ils ont été recrutés en partie parmi les souteneurs des quartiers : Pigalle et autres. Ils fouillent les femmes et surtout les jeunes filles avec des réflexions grasses et des gestes obscènes » .
En encore : « 26 juillet : le départ de ce matin a été organisé par la gendarmerie. Il se passe dans des conditions de désordre inoubliables. Il y a constamment des scènes tragiques ou des scènes de brutalité. Les inspecteurs de la PQJ viennent pour s’ amuser procéder à une contre-fouille. Ils ouvrent les sacs à main des femmes. L’un d’eux trouve une paire de lunettes et fait remarquer à un de ses collègues : " La monture a de la valeur " et à partir de ce moment ils mettent dans leur poche toutes les lunettes des partants ».
Il précise que les inspecteurs de la PQJ « ne se cachaient pas beaucoup au moment des fouilles pour mettre dans leurs poches les billets de banque, les bijoux, les montres, les stylos ; pour mettre de côté le linge en bon état, surtout le linge de femmes et pour voler : couvertures, fourrures, manteaux. Ils mettaient également de côté, au cours de chaque fouille, quelques belles valises qui leur servaient le soir à emporter leur butin dans la voiture qui venait les chercher. Il n’était tenu aucun contrôle, ni des sommes, ni des bijoux enlevés aux déportés ».
Ainsi, les internés n’avaient plus aucune possession et les seules « couvertures » qu’ils auraient pu posséder leur ont été enlevées. Pour toutes ces raisons, nous doutons fortement de la présence de quelconque sac de couchage à Drancy...
A cela, il faut ajouter le fait que le sac de couchage n’a pas l’air d’être très répandu auprès des civils à cette époque. Il est plutôt l’apanage des militaires. Il est d’ailleurs produit en masse par les Américains qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale et pour l’effort de guerre. Son utilisation auprès des civils n’est démocratisée qu’avec le développement des loisirs et des vacances suite à l’obtention des congés payés soit approximativement au milieu des années 1930 en Europe. Il faut toutefois attendre la fin de la guerre et plus particulièrement les années 1950 en Europe pour que l’industrie du tourisme tente de rendre accessible les vacances pour tous et que véritablement le sac de couchage soit utilisé plus largement.
Nous vous proposons une bibliographie indicative pour approfondir ces thèmes :
- Guayule et autres plantes à caoutchouc : de la saga d'hier à l'industrie de demain de Mark R. Finlay, éditions Quae, 2013.
- Cet épisode de C'est Pas Sorcier sur le caoutchouc disponible sur Youtube.
- Cet article sur l'industrie française de caoutchouc pendant l'Occupation allemande disponible sur Cairn.
- L'histoire des sous-vêtements. Tome 02 : Féminins de Muriel Barbier et Shazia Boucher, éditions Parkstone International, 2011.
- Cette page Wikipédia bien fournie sur la mode sous l'Occupation.
- Drancy : un camp en France de Renée Poznanski et Denis Peschanski, Benoît Pouvreau, éditions Fayard, 2015.
- Drancy : un camp d'internement aux portes de Paris de Jacques Fredj, préface de Serge Klarsfeld, éditions Privat, 2015.
- A l'intérieur du camp de Drancy d'Annette Wieviorka et Michel Laffitte, éditions Perrin, 2012.
- Les biens des internés des camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, rapport rédigé par Annette Wieviorka, 2000. Aussi consultable en ligne ici.
- Cité de la Muette [D.V.D.] de Jean-Patrick Lebel, Ciné-Archives, 2019. Premier documentaire sur le camp de Drancy.
Si vous souhaitez d'autres informations plus spécifiques sur Drancy, nous vous conseillons de vous rapprocher du Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation.
En vous souhaitant d'agréables lectures ! :)
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