Quels mécanismes entrainent la transgression des tabous moraux et sociétaux ?
Question d'origine :
Bonjour
Le procès en cours met en lumière la transgression des tabous.
Après Freud sur l'inceste et le parricide, on pourrait étendre la notion de tabou au viol (sous toutes ses formes).
Mais quel système serait assez puissant pour en éradiquer la transgression ?
Mêmes les religions et l'éducation n'y parviennent pas.
Plus généralement, quel mécanisme fait que certaines personnes transgressent les tabous moraux ou sociétaux ?
Merci
Réponse du Guichet

Nos recherches nous ont menées vers deux pistes, l'une sociologique, l'autre psychanalytique qui pourraient quelque peu éclairer l'origine des déviances, transgressions et autres perversions.
Bonjour,
Nous vous orientons tout d'abord vers un article écrit par le sociologue et politiste Xavier de Larminat "Sociologie de la déviance : des théories du passage à l'acte à la déviance comme processus". Nous vous invitons à le lire dans son intégralité, en voici toutefois quelques extraits :
Cet article du sociologue et politiste Xavier de Larminat retrace les grandes perspectives d'analyse sociologique de la déviance. Depuis les premières réflexions de Durkheim sur le "crime", le regard sociologique sur la déviance s'est profondément transformé. Les théories causales, visant à expliquer la non-conformité des comportements et le passage à l'acte, ont fait place à des théories plus compréhensives, cherchant à décrire les processus de désignation d'individus comme déviants à travers la réaction sociale que suscitent leurs conduites. [...]
On peut distinguer trois grands types de théories qui visent à expliquer le passage à l'acte déviant. A chacun de ces paradigmes peut être schématiquement associé un type de politiques publiques de traitement de la déviance.
• Le déterminisme : Parmi les approches déterministes, on trouve d'un côté des approches essentialistes sur des fondements biologiques, génétiques ou neurologiques, sur la base desquelles ont été mises en œuvre un grand nombre de politiques d'exclusion, de déportation ou d'élimination ; de l'autre, on trouve des approches fonctionnalistes qui établissent un lien entre déviance et caractéristiques socio-économiques, ce qui a donné naissance aux modèles de réformisme social ou au domaine intersectoriel des «politiques de la ville». Bien que procédant tous deux d'une tendance déterministe, ces deux courants sont en complète opposition.
• L'interactionnisme : Les théories interactionnistes soutiennent l'idée que ce sont les relations entre les individus et leurs interactions avec leur environnement qui permettent de mieux comprendre les phénomènes de déviance. Au niveau politique, cela a entrainé le développement du travail social, en particulier dans le secteur de la prévention spécialisée.
• L'individualisme : Parmi les courants individualistes, qui insistent sur les motivations intrinsèques de l'être humain à agir, deux tendances s'avèrent dominantes. D'une part, l'application à la déviance de la théorie économique du choix rationnel, selon laquelle les comportements humains sont le fruit d'un calcul coûts/bénéfices. En termes de politiques publiques, ce paradigme est à l'origine du couple répression/dissuasion visant à élever les coûts et réduire les bénéfices liés à la commission d'actes déviants. D'autre part, il existe une interprétation hédoniste de la déviance selon laquelle le plaisir, le nihilisme et la volonté de tromper l'ennui seraient les principaux moteurs de la déviance. C'est en suivant cet esprit que ce sont développés les dispositifs de prévention situationnelle, ainsi que les différentes déclinaisons du slogan de «tolérance zéro».
[...]
Parallèlement à l'essor des approches individualistes dans la seconde moitié du XXème siècle, la «seconde vague» de l'école sociologique de Chicago a contribué à partir des années 1950 à renouveler en profondeur la manière d'appréhender la déviance.
En particulier, une série d'articles d'Howard Becker au sujet des fumeurs de marijuana et des musiciens dans les clubs de jazz sont réunis en 1963 dans un livre dont l'influence s'avèrera décisive : Outsiders.
Celui-ci renouvelle de fond en comble la définition de la déviance en avançant que « la déviance est une propriété non du comportement lui-même, mais de l'interaction entre la personne qui commet l'acte et celles qui réagissent à cet acte ». Dès lors, la déviance ne peut être considérée ni comme une propriété interne liée aux caractéristiques des individus, ni comme le sous-produit de l'environnement social. Elle serait en fait le résultat d'une action collective de désignation et de labellisation des comportements.
Voir aussi ce cours en ligne : Quels sont les processus sociaux qui contribuent à la déviance ?
L'ouvrage intitulé Sociologie de la déviance écrit par Albert Ogien fait également le tour de la question. Nous vous engageons à le lire dans son intégralité. Le chapitre 2 est consacré aux Théories causales de la déviance.
Quelques extraits de l'introduction de ce chapitre (pages 57 à 59) :
[...] quelles que soient les visées qu'elle sert et indépendamment de sa validité scientifique, la statistique criminelle met en évidence un fait énigmatique : toutes choses égales par ailleurs, un nombre à peu près toujours semblable d'individus est enclin à commettre des infractions. Quételet en a fait une loi : la "constance du crime", qu'il a accompagné d'une explication : celle de "penchant au crime" (Quételet, 1984, p. 249), à l'aide de laquelle il prétendait rendre compte du fait que, confrontés à une même tentation de contrevenir à la loi, un individu va commettre l'infraction quand un autre va s'en abstenir. [...] Quételet cherche à répondre à une question aussi ancienne que lancinante : si le penchant au crime existe, d'où procède-t-il ?
Pour Beccaria, ce penchant est fonction du type de système de répression et de correction qui définit les infractions et les peines qui viennent les sanctionner ; pour Lombroso, ce penchant est héréditaire et s'inscrit dans la constitution physique des individus ; pour Tarde, au contraire, l'habitude criminelle est le produit de l'imitation et s'acquiert au contact répété d'autres délinquants ; et pour Quételet, le penchant au crime se déduit de la mesure des conduites qui ont cours dans un milieu donné et de la mise en évidence de facteurs qui expliquent spécifiquement un écart à la norme.
Beccaria, Lombroso, Tarde, et Quételet ont, d'une certaine manière, balisé le champ à l'intérieur duquel une explication plausible de la criminalité pouvait s'organiser. Ce champ est défini par quatre propositions : mauvaise nature, mauvaise moralité, mauvaises fréquentations, mauvaise administration. Ces idées ne sont pas dénuées de valeur explicative. En effet, lorsqu'on se demande ce qui peut réfréner l'envie de commettre une infraction, trois réponses viennent rapidement à l'esprit : la conscience (ou le surmoi ou l'âme), les proches significatifs (famille, amis, relations) ou l'existence d’institutions de répression (la peur du juge et du gendarme).
[...] même si l'on y consacrait des années de réflexion, on ne saurait où aller chercher les causes du crime ailleurs que 1) dans la personnalité du délinquant ou 2) dans le milieu dans lequel il a été élevé ou 3) dans l'environnement social dans lequel il inscrit ses activités quotidiennes ou 4) dans la société globale à l'intérieur de laquelle ce milieu et cet environnement se situent. Les théories causales de la délinquance retiennent donc quatre grands groupes de facteurs dans les explications qu'elles produisent : inadaptation de l'individu, émulation du groupe de pairs, dilution de l'autorité des institutions de contrôle, inégalité sociale. A ces quatre types d'explication, s'en ajoute un cinquième, d'inspiration différente : celui qui conçoit la criminalité comme un phénomène lié à la reproduction de la domination, c'est-à-dire découlant directement de la défense d'une forme établie de hiérarchie sociale. Ce sont ces cinq types d'explications qui seront examinés dans ce chapitre.
Citons enfin l'ouvrage intitulé Déviances et contrôle social de Igor Martinache et Benjamin Chevalier qui tentent de répondre à la question suivante au chapitre 2 pages 45 à 62 : Comment devient-on déviant ?
Les théories de l'école de Chicago initiée par Robert Park et Ernest Burgess, ainsi que celle de Howard Saul Becker y sont développées.
Si l'on se tourne du côté de la psychanalyse, Gérard Bonnet dans La perversion : se venger pour survivre explique l'origine des comportements pervers destructeurs par un désir de vengeance :
Le pervers meurtrier ou dangereux aurait connu en sa prime enfance une séduction interrompue brutalement, sans qu’aucun sens ne soit donné à cette interruption, survenue en un moment où la sexualité investie était de type sadique. Abandonné à une excitation interne qui ne pouvait trouver de traduction, l’enfant se serait senti objet de persécuteurs internes. Pour survivre psychiquement à ce qu’il aura vécu comme une déception profonde et avec le sentiment d’avoir été un objet d’une sollicitation conduisant à une frustration radicale, il cherchera plus tard à se venger. La vengeance serait, croira-t-il, le moyen d’en finir avec cette séduction arrêtée, figée en lui et sans autre mode possible d’expression qu’un passage à l’acte. Pour le psychanalyste qui s’y risquerait, la tâche serait donc d’amener le pervers destructeur à se dégager de sa logique mortifère pour trouver un mode d’expression à sa mesure mais qui ne l’exclue pas de la communauté de ses semblables.
Si Gérard Bonnet ne retient pas l’hypothèse lacanienne d’une « structure » perverse, il reconnaît néanmoins une pertinence au terme de structure dans la mesure où la perversion se présente comme une organisation pulsionnelle fortement structurée, presque mécanique, qui organise le symptôme d’un sujet, à son insu. On ne s’étonnera donc pas que ce soit à partir des caractéristiques premières de la pulsion que l’auteur propose de classer les perversions en perversion de source, d’objet, de but ou de poussée, pour conclure que la perversion est là où la pulsion partielle semble s’être départie de sa plasticité et de sa labilité : « La perversion est perversion d’une pulsion partielle partiellisée ».
source : La perversion. Se venger pour survivre. Gérard Bonnet / le portail de la psychanalyse francophone
Dans Comment peut-on être pervers ? : inceste, viol, pédophilie, le psychanalyste explique comment et pourquoi on devient pervers puis comment il est possible d'évoluer. Il propose une prise en charge adaptée :
"On l'a noté tout au long de ces lignes, la perversion peut prendre des visages extrêmement divers, du viol sadique le plus radical au fétichisme anodin sans conséquence pour qui que ce soit. La gamme de ses manifestations est considérable et demanderait qu'on les détaille davantage. Je n'envisagerai pas le suivi carcéral ou institutionnel proposé et mis en place avec Claude Balier, qui est à l'origine d'une organisation de psychiatres, juristes, psychologues, psychanalystes spécialisés dans le cadre du CRIAVS, et pour lequel le livre Psychanalyse des comportements sexuels violents reste une référence indispensable. Je ne reviens pas non plus sur les perversions exhibitionnistes ou fétichistes dont j'ai raconté l’analyse dans différents écrits et qui peuvent relever d'une analyse classique.
Par contre, je voudrais ici rappeler un certain nombre d'éclaircissements issus des études précédentes et qui doivent faciliter l'accompagnement et le soin dans les autres cas plus courants dès lors que c'est possible. Parmi l'ensemble des approches thérapeutiques, la psychanalyse occupe une place particulière. Etant fondée sur le rôle primordial que joue la sexualité dans l'inconscient, elle est la mieux placée pour mettre en évidence la spécificité du phénomène pervers et, aujourd'hui encore, la seule qui dispose des moyens appropriés pour pénétrer plus avant dans sa compréhension. [...]
Pour en savoir plus sur cet ouvrage, vous pouvez lire cet Article rédigé par Renate Eiber.
Pour aller plus loin, quelques livres en complément de ceux déjà cités :
Sociologie de la délinquance / Laurent Mucchielli
Transgression / sous la direction de Jacques Bouhsira
Transgressions : passer outre, passer au-delà / sous la direction de Jean Yves Chagnon
Bonne journée.