Comment trouver la tranquillité en dépit des incertitudes de nos connaissances ?
Question d'origine :
Est-ce qu'il est normal de ruminer beaucoup et chaque fois que l'on croit avoir trouvé son chemin, sa réponse cela ne dure pas, on retombe dans les doutes et les ruminations et on se sent perdu? Personne ne connaît toute la vérité: 'tout de que l'on entend n'est qu'une opinion, pas un fait; tout ce que l'on voit n'est qu'une perspective, pas la vérité.' Personne ne connaît la vérité, donc on se sent perdu...
Réponse du Guichet

Moteurs de la science et conditions d'accès à la vérité et aux certitudes, les doutes, remises en question et incertitudes peuvent être autant bénéfiques que douloureux. Voici quelques pistes de réflexion pour vous permettre d'appréhender ce phénomène avec philosophie. Comme le disait Nieztsche : "Ce n'est pas le doute mais la certitude qui rend fou".
Bonjour,
"Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou", Friedrich Nietzsche dans Ecce Homo (1888)
Cet aphorisme certes provocateur du philosophe allemand est un bon point de départ pour répondre à votre question. Vous nous connaissez assez pour savoir que nous nous ferons toujours les défenseurs des vertus du doute, même si nous lui reconnaissons des propriétés déstabilisatrices.
Pour en comprendre tous les ressorts, voir ce replay de l'émission Les chemins de la Philosophie sur France Culture (2019).
Pertinemment utilisée dans ce petit édito (lisez-le en entier, nous vous le recommandons), la citation nietzschéenne sert d'introduction à un raisonnement réconfortant qui fait du doute philosophique la seule hygiène de pensée enviable, véritable remède contre l'enfermement dogmatique :
Contre cette montée des dogmatismes, il faut rappeler combien le noyau dur de l’attitude philosophique est au contraire constitué, depuis Socrate, par une forme spécifique de prise de distance envers les certitudes – même les mieux assurées, même les plus répandues. Il faut préciser que ce n’est évidemment pas toute certitude, quelle qu’elle soit, qui fait déraisonner. Que deux et deux fassent quatre, nul n’en doute. Mais cela ne suscite aucune fantasmagorie. La dérive commence seulement quand une croyance est confondue avec un savoir, quand une conviction forte est prise pour une vérité absolue.
(...)
Seule la distance à soi-même qu’instaure un doute philosophique est indispensable pour ne pas devenir fou, ni barbare. Elle n’empêche pas d’avoir des partis pris, ni de les défendre. Mais elle interdit de confondre ces choix avec des certitudes, exige de les considérer comme des préférences, et non des connaissances. Dans cet espace ouvert par le doute viennent fleurir notamment l’humilité intellectuelle, la tolérance envers les autres, le sens de l’humour et de l’autodérision. Des bienfaits en voie de raréfaction.
De belles pages sur les bienfaits du doute et de l'incertitude sont aussi retrouver dans l'ouvrage du philosophe Dorian Astor "La passion de l'incertitude", chroniqué par Philosophie magasine en 2020, et qui milite pour un "scepticisme heureux". Nous vous relayons ce petit paragraphe où l'auteur dresse un parallèle éclairant entre certitudes et pouvoir/domination :
Certitude et incertitude sont liées dans ce régime passionnel.
« Elles travaillent les mêmes pulsions, mais empêchées dans leurs réponses, frustrées dans leur puissance ». La certitude est une pulsion assouvie – besoin d’être en sécurité, assuré, rassuré, mais aussi soif de conquête, de maîtrise, de domination. Elle est une incertitude surmontée. C’est pourquoi elle est despotique (« on n’est certain que passionnément »). L’incertitude est une certitude ébranlée, donc « une exaspération de ses besoins, une relance de son désir ». « On ne sait alors, de la certitude et de l’incertitude, laquelle déploie le plus de puissance, laquelle est action, passion ou réaction. »
Quelques explications aux interrogations qui vous traversent pourraient se trouver dans le Que sais-je ? sur L'incertitude, écrit par le sociologue Gérald Bronner (PUF, 1997), qui consacre un chapitre aux premiers mythes cosmogoniques et aux besoins humaines de créer du sens ou un autre à la place du hasard dans nos vies.
Le doute et la remise en question sont aussi le carburant de la science, qui doit perpétuellement interroger la validité des connaissances, reconnues à un instant donné mais potentiellement vouées à évoluer. Sur la méthode de fabrication et la remise en question des connaissances scientifiques sur lesquelles sont fondées nos certitudes, nous vous conseillons vivement la lecture de cet article de François Le Tacon, microbiologiste et membre de l'Académie Stanislas : La difficile quête de la vérité scientifique. Petit extrait, aussi troublant que réconfortant :
Une hypothèse admise, doit pouvoir être toujours remise en question, si de nouveaux faits viennent la contredire. C’est ainsi que la science progresse. Elle avance d’approximations en approximations. Un chercheur doit en permanence s’interroger sur l’état des connaissances, leur validité, la façon de les améliorer et éventuellement de les mettre en doute. Un scientifique est par définition critique et sceptique. Il s’interroge sur la réalité des connaissances. Il vit dans un monde en perpétuelle interrogation, en perpétuelle remise en question par ses pairs. C’est l’ensemble de la communauté scientifique qui est le garant de la validité des connaissances à un instant donné. Les résultats sont en permanence soumis à la critique de la communauté scientifique qui les reprend, les confirme ou les infirme.
Si vous n'êtes toujours pas convaincu des potentiels bénéfices de se laisser assaillir par le doute et à questionner nos croyances et nos représentations, nous vous suggérons pour finir la lecture de ces articles qui proposent des pistes de réflexion pour mieux appréhender ce phénomène et apprendre à lâcher prise :
Et ces livres disponibles dans les collections de la BmL :
Philosophie/épistémologie/anthropologie :
L'éthique intellectuelle : une épistémologie des vertus / Roger Pouivet (Vrin, 2020)
Pour une anthropologie de l'incertitude / Laurent Dousset (CNRS, 2018)
Peut-on penser le monde ? : hasard et incertitude / Michel Benasayag, Herman Akdag, Claude Secroun (Editions du Félin, 1997)
Développement personnel :
Think again / Adam Grant ; traduit de l'anglais par Sylvie Deraime et Valentine Palfrey (Alisio, 2023). Avec cet article qui en présente les enjeux sur le blog DMB.
Anatomie du doute : quand trop douter fait souffrir : Giorgio Nardone (2017 / Enrick B)
Bonne journée,