Les croyants sont-ils ceux qui aident le plus les gens en difficulté dans le monde ?
Question d'origine :
Est-ce que les églises, les croyants restent ceux qui aident le plus les gens en situation difficile dans le monde?
Réponse du Guichet

La charité, l'empathie et la solidarité sont, semble-t-il, des fondamentaux des religions. Mais, selon la casuistique, cette charité se réalise selon les modes les plus divers : il peut même arriver qu'elle nous demande de nous mettre en contradiction avec la loi générale. C'est aussi au nom de religions que des comportements opposés à l'empathie peuvent générer des massacres. Quant à la solidarité, dans un contexre de crises, le lien social est fragilisé, l’indifférence croit avec l’indifférenciation, l’autre est désormais étranger et rival. Il est donc difficile de répondre à votre question car même sans comparaison avec la société civile que nous n'avons pas réalisé dans cette recherche, le précepte du Christ, tu aimeras le prochain comme toi-même, ne semble pas pouvoir être appliqué en tous temps et en toutes cirsconstances.
Bonjour,
Le proverbe, charité bien ordonnée commence par soi-même attribué au philanthrope saint-simonien et homme d’affaires lyonnais François Barthélemy Arlès-Dufour (1797-1872) selon Larangé, D.-S.-. (2018) dans « Charité bien ordonnée commence par soi-même… » Pour une épistémologie de la charité dans le socialisme utopique, p.21-32, signifie il faut penser à soi avant de s’occuper des autres. Celui-ci étant non sans lien avec le précepte du Christ, tu aimeras le prochain comme toi-même, les théologiens acceptant cet axiome si égoïste (Wiktionnaire) constituent ainsi une aporie :
La question de la charité apparaît, pour ceux qui pensent la société au XIXe siècle, comme une aporie. Les principaux utopistes socialistes répondent vigoureusement aux défenseurs du libéralisme économique qui placent le progrès industriel au-dessus de toutes les vertus, corrompant aussi bien l’Église que l’État, pour en obtenir des avantages au détriment des plus nécessiteux. Aussi le socialisme utopique des Saint-Simon, Fourier et Comte adapte-t-il la vertu théologale à ses constructions sociales sous forme de charité civile, de devoir d'empathie et de solidarité altruiste. Par ce biais, la science sociale se heurte aux paradoxes de la charité sise au cœur de la question sociale.
Source : Larangé, D.-S.-. (2018) dans« Charité bien ordonnée commence par soi-même… » Pour une épistémologie de la charité dans le socialisme utopique, p.21-32
Cet article pourrait vous intéresser puisqu'il propose d’étudier les débats et controverses que suscite la question de la charité dans le contexte de sécularisation de la société et les discours des principaux courants du « socialisme utopique », ceux des saint-simoniens, des fouriéristes et des positivistes comtiens.
Mais voyons où nous mènent nos recherches à propos de la charité, l'empathie et la solidarité dans les religions.
Voici ce que dit L'Encyclopédie Universalis sur la charité :
La prédication du Bouddha sur « la bienveillance universelle » allait ouvrir cette charité sociale à la dimension d'une compassion active envers tous les êtres vivants. Cette compassion est une attitude fondamentale, un état d'esprit non égoïste tourné vers autrui et aspirant au bonheur de tous les êtres. Ce qui implique la perception de la souffrance des autres et le devoir de les aider. Dans la voie bouddhique, il existe un lien essentiel entre sagesse et compassion. Sans compassion, la sagesse risque de n'être qu'une vue intellectuelle, sèche et froide, qui ne peut pas conduire à la solidarité. Mais c'est le non-attachement aux réalités qui passent et ne sont qu'illusion qui garantit l'authenticité de la compassion, laquelle doit être purgée de toute passion égoïste. La sagesse bouddhique rejoint là celle des stoïciens.
Avec les religions monothéistes, la charité prend une autre dimension. Dans la Torah, l'exigence d'une fraternité humaine découle du précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique, XIX, 18), étant précisé que le prochain est celui qui appartient au même peuple élu. Mais peu à peu une relation s'établit entre le commandement de l'amour de Yahvé (Deutéronome, VI, 5) et celui du prochain. Ce double commandement est repris par un juif pieux (Luc, X, 25) et par Jésus lui-même (Marc, XII, 29). Le rapport entre l'amour de Dieu et celui du prochain s'enracine dans toute la tradition biblique : la fraternité israélite n'est pas seulement une éthique définie par la règle d'or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît » (Tobit, IV, 15 ; Hillel, Shabbat, 31 ; Targum, Lévitique, XIX, 18) ; elle est également en relation étroite avec l'amour de Dieu. La piété envers Dieu et la philanthropie (amour des hommes) sont des sœurs jumelles, dit Philon d'Alexandrie lorsqu'il invite les païens à se convertir (De virtutibus, 51).
Les premiers chrétiens se sont attachés à observer le commandement nouveau donné par Jésus : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jean, XIII, 34). Les écrits johanniques semblent limiter la charité aux frères dans la foi, tandis que les trois premiers Évangiles insistent sur la dimension universelle de la charité chrétienne et sur l'aspect concret qui en découle : obligation de bonnes œuvres et de l'aumône. Dans sa première lettre aux Corinthiens, Paul fait l'éloge de l'agapè, de cette charité fraternelle différente de l'amour passionnel, parce qu'elle s'origine en Dieu qui est amour. Cette charité, décrite comme un comportement de renoncement à soi, est ainsi une pratique fondée sur la foi et l'espérance. Mais Paul affirme qu'elle est la plus grande de ces trois vertus que la tradition désignera comme théologales, au sens où elles mettent en communion avec Dieu (1 Corinthiens, XIII, 13).
Même si, au cours des siècles, la charité a été souvent réduite à une pratique plus ou moins occasionnelle de « bonnes œuvres », elle demeure pour les chrétiens le plus grand commandement social. Par le respect d'autrui et de ses droits, elle est exigence de justice. Elle est plénitude de la Loi.
« Nul n'est croyant tant qu'il n'aime pas pour son frère ce qu'il aime pour lui-même », dit un hadith qui incite chaque musulman à être solidaire de ses frères dans la foi. Mais la Déclaration de la Mekke de 1984 insiste sur « les valeurs de tolérance de miséricorde et de fraternité qui doivent prévaloir dans les relations humaines ». D'où l'obligation de la Zakât, de l'aumône légale, qui est d'abord purification de ses propres biens (Coran, 2, 43, 83, 110), et des œuvres de charité, qui doivent aller au-delà de la stricte justice. La Zakât est ainsi le lien entre le service de Dieu et celui des hommes.
Michel Meslin : professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne, directeur de l'Institut de recherches pour l'étude des religions
Toujours dans L'Encyclopédie Universalis, Louis-Gustave Vereecke écrit dans son article sur la CASUISTIQUE, partie de la théologie morale qui a pour objet de résoudre les cas de conscience en appliquant les principes théoriques aux situations de la vie (CNRTL) :
Le seul principe permanent de la morale est la charité, mais cette charité se réalise selon les modes les plus divers : il peut même arriver qu'elle nous demande de nous mettre en contradiction avec la loi générale. On ne peut donc déterminer à l'avance la solution des problèmes particuliers. La réponse de l'homme à Dieu qui l'invite n'est pas isolable d'une situation, et elle doit toujours être spontanée ; aussi est-elle toujours imprévisible.
Sur l'empathie, voici ce qu'écrit Serge Tisseron, psychiatre, dans Promesses, limites et ambiguïtés du mot « empathie » :
Les obstacles à l’empathie et au sens moral.
Venons-en maintenant à une question relativement plus consensuelle : les obstacles à l’empathie, et donc à la construction d’un sens moral élargi à l’ensemble des hommes. Ils sont nombreux. Certains sont liés à l’intensité des surexcitations empathiques que suscitent aujourd’hui les médias. En effet, l’empathie n’a pas qu’une dimension affective qui consiste à nous rendre sensible à la souffrance d’autrui. Elle a aussi une dimension cognitive, qui consiste à comprendre comment une expérience différente du monde peut organiser différemment le monde intérieur de l’autre, et une dimension comportementale, qui consiste à pouvoir agir pour transformer la situation. Or les médias nous font éprouver intensément la détresse des malheureux du monde sans nous donner souvent les moyens de la comprendre, et encore moins la possibilité d’agir sur leur situation. Cela épuise notre affectivité, émousse notre empathie et aboutit à une forme de retrait émotionnel. Les obstacles à l’empathie sont aussi sociaux : tout ce qui accroît l’insécurité favorise la tendance à réduire son empathie à ses proches, à commencer par sa famille, ou à ceux qui paraissent le plus nous ressembler, par l’apparence, la langue ou la religion. Enfin, les obstacles à l’empathie peuvent être religieux : les religions qui prétendent faire référence à une transcendance ont le pouvoir de lever totalement l’empathie morale. Et c’est en tout premier lieu le cas des religions monothéistes, le christianisme hier, et son incroyable cortège de massacres commis en toute bonne conscience, et certaines franges de l’islamisme radical aujourd’hui.
A propos de la solidarité et des religions, sur sa page Solidarités, assistance et religions (XIIe-XXIe siècle), le CRULH (Centre de Recherche Universitaire Lorrain d'Histoire) écrit :
Révélatrice (cf. Michel Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1978) de l’état d’une société à un moment donné, l’attention aux personnes vulnérables (malades, handicapés, enfants abandonnés, personnes fragiles et âgées, étrangers...) et à toutes formes de pauvreté (matérielle, morale, intellectuelle…), a suscité en Europe occidentale au cours des siècles de nombreuses initiatives souvent inspirées par les religions. Le chapitre XV de l’Évangile de saint Matthieu (« tout ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens… c’est à moi que vous l’avez fait ») est en effet une référence essentielle dans le christianisme. De ce fait, l’Église catholique a valorisé la charité et les « œuvres de miséricorde » et, au XIXe siècle, est confrontée à la « question sociale » (accroissement de la misère, précarité du monde ouvrier…) qui a conduit le pape Léon XIII à promulguer l’encyclique Rerum novarum (1891), tandis que protestantisme accorde beaucoup de place à toutes les formes d’entraide. Le judaïsme prescrit une solide éthique d’aide à autrui et de bénévolat afin de se sanctifier et l’Islam fait de l’aumône l’un des cinq piliers. Les religions se sont adaptées au contexte nouveau de la fin du XIXe siècle où sont apparues les notions plus générales de solidarités et d’assistance relayées par celle de care qui a vu le jour aux États Unis dans les années 1980.
Cependant, selon Marie-Louise Martinez, quand la religion se retire, un individualisme concurrentiel progresse :
Selon Durkheim, les conditions fondamentales du développement des sociétés varient en fonction de la diminution du domaine de la religion :
"Cette régression […] on peut en suivre les phases depuis les origines de l’évolution sociale […] il y a un nombre toujours moindre de croyances et de sentiments collectifs qui sont […] assez forts pour prendre un caractère religieux […] l’intensité moyenne de la conscience commune va elle-même en s’affaiblissant"
1998, p. 144.
Cette sécularisation va de pair avec l’autonomisation des sphères de la vie sociale et culturelle. Au départ, c’est la convergence initiale du religieux avec les formes indifférenciées : « la religion comprend tout, s’étend à tout. Elle renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique, et jusqu’à la science ou du moins ce qui en tient lieu » (ibid., p. 105).
Au fur et à mesure que la séparation et la différenciation des sphères de la culture et des métiers s’effectuent, les individus se diversifient, chacun peut avoir une sphère d’action et une personnalité propres. Alors un autre type de solidarité devient possible et nécessaire, avec la différenciation de chacun :
"[Durkheim propose] d’appeler organique, la solidarité qui est due à la division du travail […] l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail"
ibid., p. 101.
Mais le mouvement de cette sortie du religieux ancien vers la solidarité organique n’est pas sans risque de complication. Durkheim, ne partage pas l’optimisme évolutionniste, on ne sort pas facilement de la religion avec ses fonctions protectrices, les dérives chaotiques et anomiques guettent. Quand le système religieux baisse, les croyances et les rites unissent moins les membres dans les mêmes représentations et valeurs, les interdits distinguent moins les places sociales. Dans ce contexte nouveau, la ressemblance non par les valeurs, mais par la compétence ou la fonction est source de conflits : « ceux qui s’acquittent de la même fonction […] ne peuvent prospérer qu’au détriment les uns des autres […]. À mesure que les cloisons s’effacent, il est inévitable que les organes similaires s’atteignent, entrent en lutte et s’efforcent de se substituer les uns aux autres » (ibid., p. 250-253).
Le lien social fragilisé est menacé par la concurrence en temps de crise économique et sociale, quand le chômage accroît les tensions de la compétition. L’indifférence croit avec l’indifférenciation, l’autre est désormais étranger et rival. Plus les sociétés ont besoin de personnalités différenciées et complémentaires, et plus elles ont tendance dans le même mouvement par la baisse des contraintes rituelles et institutionnelles, dans un contexte de dérégulation accrue des institutions et de l’économie, à engendrer de l’anomie (confusion, absence de repères, de limites et de règles) et à indifférencier les individus. Cette contradiction est inhérente aux sociétés modernes : pour recréer la solidarité par la différenciation organique des rôles et des identités, encore faut-il parvenir à contrecarrer l’indifférenciation et la confusion des rôles et des identités qui sont produites par la baisse des normes, des rituels et le déclin des institutions. C’est au moment où la différenciation des identités et des fonctions personnelles, professionnelles et sociales est plus indispensable qu’elle est davantage attaquée par l’anomie qui brouille les limites interpersonnelles et sociales. D’autant plus que les aspects différenciateurs sont moins prégnants : les interdits injustes qui séparaient les castes et les classes ne sont plus acceptables et les rites sacrificiels sont délégitimés. Si la sortie de l’hétéronomie et d’un religieux mécanique, par l’accès à une seconde modalité organique du lien de solidarité, est normale, elle n’est pas automatique. Loin de conduire immanquablement à l’autonomie et à l’émancipation, les formes anormales, chaotiques, prolifèrent avec la dérégulation financière, comme manifestations de l’anomie qui s’emballe dans l’économico-politique (DST), dans le social (Le suicide), mais aussi dans un individualisme aux repères brouillés. Devant l’expansion illimitée de l’homo economicus dans une concurrence destructrice de soi, de l’autre et de la nature, Durkheim redéfinissant l’anomie (Besnard, 1987) désigne les effets dissolvants du manque de bornes. Si, « toute morale de progrès et de perfectionnement est inséparable d’un certain degré d’anomie » (Durkheim, 1990, p. 417), dans ses excès celle-ci montre les effets d’un certain individualisme, comme « mal des limites ».
Source : Martinez, Marie-Louise. « Chapitre II. Émile Durkheim : le religieux, comme sacré et comme symbolique, condition de possibilité de l’éducation et de l’humanisation ». Le religieux sans la religion, édité par Michel Fabre et Loïc Clavier, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2019, https://doi.org/10.4000/books.purh.15120.
A travers ces différentes approches, nous constatons donc qu'il n'y a pas de réponse circonscrite à votre question. Sans compter que nous n'avons pas étendu nos recherches vers la société civile, les associations et individus laïques, solidaires, charitables et empathiques qui peuvent aussi compter pour beaucoup dans l'entraide.
Pour aller plus loin, quelques articles et livres :
Quel rôle du religieux dans les actions sociales ?
La solidarité dans les religions
« Heureusement qu’ils sont là ! » : les catholiques, piliers de la solidarité, La Croix, 14 novembre 2024
L'avenir de la religion : solidarité, charité, ironie / Richard Rorty, Gianni Vattimo ; sous la direction de Santiago Zabala ; traduit de l'italien par Carole Walter
Partager au nom du Christ : Evangile et solidarité, réflexion biblique et théologique / Conseil national de la solidarité ; préf. par Mgr André Lacrampe
Trois vertus pour exister / Albert Rouet
Pratiquer la miséricorde : empathie et solidarité / Étienne Séguier
L'empathie à l'école du Christ : phénoménologie, neurosciences, accompagnement spirituel / Maximilien-Marie Barrié
À la lumière de Dieu : en chemin dans l'intelligence du coeur / Marie-Christine Hazaël-Massieux
La loi de solidarité : vers une fraternisation selon la théologie et le droit : [VIème rencontre internationale de Montauban] / Christine Mengès-Le Pape, Centre toulousain d'histoire du droit et des idées politiques (VIème rencontre internationale)
Bonne journée.