Sartre a-t-il vraiment définit la négritude comme "la négation de la négation de l'homme noir" ?
Question d'origine :
Bonjour, sur la page wikipédia Négritude, il est écrit que Sartre la définit comme "la négation de la négation de l'homme noir", citation abondamment reprise sur le web. En ayant vainement cherché l'origine, je soupçonne qu'elle soit apocryphe. Merci de votre aide pour confirmer (ou infirmer) mon impression.
Réponse du Guichet

Il semblerait effectivement que cette citation soit apocryphe car, malgré nos recherches, nous ne l'avons pas trouvée ainsi rédigée dans les écrits de Jean-Paul Sartre.
Bonjour,
C'est dans « Orphée noir » publié dans Les Temps modernes (n° 37, 1948, pp. 602-603), que Jean-Paul Sartre s'est exprimé sur la Négritude. On retrouve ce texte dans la préface à L. S. Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, PUF, Paris, 1948.
S'il exprime bien cette idée, en revanche il ne semble pas avoir écrit mot pour mot cette définition reprise un peu partout : "la négation de la négation de l'homme noir".
La phrase la plus célèbre de l'"Orphée noir" est celle où Sartre qualifie la Négritude comme un « racisme antiraciste » (p. XIV). Il explique que le chemin qui mène à la destruction du racisme procède par négation de la négation :
Le nègre, comme le travailleur blanc, est victime de la structure capitaliste de notre société ; cette situation lui dévoile son étroite solidarité, par-delà les nuances de peau, avec certaines classes d'Européens opprimés comme lui ; elle l'incite à projeter une société sans privilège où la pigmentation de la peau sera tenue pour un simple accident. Mais, si l'oppression est une, elle se circonstancie selon l'histoire et les conditions géographiques : le noir en est la victime, en tant que noir, à titre d'indigène colonisé ou d'Africain déporté. Et puisqu'on l'opprime dans sa race et à cause d'elle, c'est d'abord de sa race qu'il lui faut prendre conscience. Ceux qui, durant des siècles, ont vainement tenté,
parce qu'il était nègre, de le réduire à l'état de bête, il faut qu'il les oblige à le reconnaître pour un homme. Or il n'est pas ici d'échappatoire, ni de tricherie, ni de "passage de ligne" qu'il puisse envisager : un Juif, blanc parmi les blancs, peut nier qu'il soit juif, se déclarer un homme parmi les hommes. Le nègre ne peut nier qu'il soit nègre ni réclamer pour lui cette abstraite humanité incolore : il est noir. Ainsi est-il acculé à l'authenticité : insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot de "nègre" qu'on lui a jeté comme une pierre, il se revendique comme noir, en face du blanc, dans la fierté. L'unité finale qui rapprochera tous les opprimés dans le même combat doit être précédée aux colonies par ce que je nommerai le moment de la séparation ou de la négativité : ce racisme antiraciste est le seul chemin qui puisse mener à l'abolition des différences de race. Comment pourrait-il en être autrement ? Les noirs peuvent-ils compter sur l'aide du prolétariat blanc, lointain, distrait par ses propres luttes, avant qu'ils se soient unis et organisés sur leur sol ? Et ne faut-il pas, d'ailleurs, tout un travail d'analyse pour apercevoir l'identité des intérêts profonds sous la différence manifeste des conditions : en dépit de lui-même l'ouvrier blanc profite un peu de la colonisation ; si bas que soit son niveau de vie, sans elle il serait plus bas encore. En tout cas il est moins cyniquement exploité que le journalier de Dakar et de Saint-Louis. Et puis l'équipement technique et l'industrialisation des pays européens permettent de concevoir que des mesures de socialisation y soient immédiatement applicables ; vu du Sénégal ou du Congo, le socialisme apparaît surtout comme un beau rêve : pour que les paysans noirs découvrent qu'il est l'aboutissement nécessaire de leurs revendications immédiates et locales, il faut d'abord qu'ils apprennent à formuler en commun ces revendications, donc qu'ils se pensent comme noirs.
source : Orphée noir
Une brève analyse de cet extrait :
Par négritude, le philosophe marxiste entend d’abord un double mouvement dialectique d'affirmation de soi et de dépassement de cette affirmation en vue de la réalisation d'une société sans race. Plus simplement et plus subtilement, Sartre présente aussi la négritude comme la “négation de la négation de l'homme noir” et le triomphe mythologique sur le personnage Narcisse. La formule entre guillemets est à lire avec des lunettes d’hégélien : l’homme noir nie sa négation, au sens où il se révolte face au regard du blanc qui l’a toujours réduit à l’état de chose. Mais en bon dialecticien, Sartre ajoute que la loi de double négation ne s’applique pas dans ce cas. En effet, la négation de la négation n’équivaut pas à la simple affirmation car l’homme noir fait plus que s’affirmer lorsqu’il procède de la sorte. Il tient compte d'abord de sa dénégation par l’Autre raciste, puis il dépasse l’état inverse de l’affirmation afin d’atteindre une posture d’homme universel. L’homme noir fait donc plus que s’affirmer par la négritude : il prend conscience de sa condition d'individu racialisé pour s’en abstraire ensuite et garantir ainsi les conditions nécessaires à la réalisation d’une société sans race.
source : Conquérir la négritude Considérations inessentielles sur le genre noir / Alexandra Alekseeva, Fabien Schang (page 14)
A lire aussi :
- Jean-Paul Sartre et la négritude : Harlem Renaissances, la modernité du New Negro / Souleymane Bachir Diagne - Africulture - 21 octobre 2020
- La négritude: réalité ou mystification ? / Albert Franklin - présence africaine, no. 14, les étudiants noirs parlent... (1953), pp. 287-303
- Aimé Césaire / Véronique Corinus
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Bonne journée.