Quels moyens de transport étaient utilisés pour conduire les nouveaux nés à Belley ?
Question d'origine :
Bonjour et tous mes meilleurs vœux pour la nouvelle année
Je fais beaucoup de recherches dans les communes du canton de Belley et je suis étonné du nombre d'enfants en nourrice qui arrivent de Lyon (notamment au 18e et 19e siècles). Beaucoup d'entre eux meurent d'ailleurs très jeunes.
Je me pose une question sur les moyens de transport qu'ils utilisaient sachant qu'il y a environ 80 à 100 km de distance à parcourir. Transportaient-ils à pied les nouveaux-nés ?
Merci d'avance
Réponse du Guichet
On observe dès le XVIIème siècle une pratique massive de mise en nourrice des nourrissons lyonnais en direction de l’Ain : plus la famille est pauvre, plus le nourrisson est expédié loin. Quant aux enfants abandonnés, ils sont placés par les institutions parfois très éloignées. La surmortalité infantile de ces nourrissons s’explique d'abord par les aléas du transport des enfants, conduits loin de chez eux par des « meneurs » et « meneuses » qui s'en occupent mal. La littérature sur l'histoire de cette pratique témoigne de l'usage de différents moyens de transports des nouveaux-nés : à pied sur plusieurs jours (entassés à plusieurs sur le dos des meneurs dans des "paniers"), dans des voitures et charrettes exposées aux courants d'air et aux accidents puis dans des wagons non chauffés au XIXème siècle, sans soins appropriés. Devant l’énorme taux de mortalité des enfants envoyés en nourrice à la campagne, les bureaux de nourrice sont réglementés au XIXème siècle. En 1821, l’ensemble de la profession de meneur est supprimé.
Bonjour et excellente année à vous aussi,
Vous avez été interpellés par le fait que nombre d’enfants mis en nourrice aux XVIIIème et XIXème siècles dans le canton de Belley situé dans le département de l’Ain arrivaient de Lyon et que beaucoup d’entre eux mourraient très jeunes. Vous vous demandez quels moyens de transport étaient utilisés pour amener les nourrissons de Lyon au canton de Belley.
Emmanuelle Romanet, dans son ouvrage La mise en nourrice, une pratique répandue en France au XIXe siècle aborde la question de la mise en nourrice massive des nourrissons lyonnais en direction de l’Ain et de la surmortalité infantile très élevée induite :
La pratique de la mise en nourrice des enfants à la naissance se développe à partir du XVIIe siècle dans les centres urbains en priorité puis s'accentue au XVIIIe siècle. A Lyon, en 1890, plus de la moitié des enfants nés sont confiés à des nourrices « à emporter » (4 203 sur 8 101 naissances). Ville industrielle, Lyon se distingue des autres villes françaises. L'allaitement mercenaire y est très ancien (dès le XVIIe siècle) et touche presque toutes les classes sociales. Cette pratique, ailleurs réservée aux classes aisées de la population urbaine, est ici observable dans les familles bourgeoises comme dans celles d'artisans mais aussi chez les ouvriers et ouvrières en soie.
Le flux d'enfants lyonnais en direction de l'Ain est massif et constant : 814 enfants placés dans le Bugey de 1771 à 1773 et 224 en Bresse, soit 77% des enfants placés par l'Hôtel-Dieu de Lyon. Plus la famille est pauvre, plus le nourrisson est expédié loin. Quant aux enfants abandonnés, ils sont placés par les institutions parfois très loin et dans des conditions atroces. La famille peut aussi se faire recommander une nourrice dans le village où elle possède sa maison de campagne.
Source : La mise en nourrice, une pratique répandue en France au XIXe siècle
Une des premières conséquences de la mise en nourrice est effectivement une surmortalité infantile très élevée qui s’explique d’abord par les aléas du transport des enfants, conduits loin de chez eux par des « meneurs » et «meneuses» qui s'en occupent mal.
Nombreux, donc, sont les nourrissons qui périssent : quelquefois pendant le voyage « d'aller » lui-même (dans les auberges, dans la neige, écrasés sous les roues de la charrette du « meneur » dont ils sont tombés, etc.).
Les conditions de transport étaient épouvantables : c’était le « coche d’eau pour les bourguignotes », des charrettes que l’on appelait d’ailleurs « le purgatoire », car on savait qu’à l’issue du transport ces enfants iraient tout droit au paradis, tant le froid, les courants d’air faisaient des ravages. Ce furent ensuite les chemins de fer, dans les wagons de troisième classe, non chauffés, avec des occupants qui fumaient et des enfants qui mouraient de froid placés sur les banquettes en bois. La nourriture consistait souvent en un petit chiffon d’eau sucrée à sucer pendant les transports.
Sur Persée est consultable l'article La mortalité des enfants trouvés dans le département de l'Ain aux XVIIIe et XIXe siècles in Actes du colloque international de Rome (30 et 31 janvier 1987).
La pratique de mise en nourrice est tellement importante à cette époque, que toute une infrastructure a été mise en place. On crée des bureaux de placement des nourrices tenus par des «recommanderesses» et on crée la profession de «meneur» et meneuse» chargée de transporter les nourrissons. Cette profession est décrite par Isabelle Robin et Agnès Walch dans leur article Géographie des enfants trouvés de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles in Histoire, économie et société. Année 1987 n° 6-3, pp. 343-360 :
Il faut évoquer le rôle d'agents essentiels dans ce trafic nourricier, les meneurs, qui recrutent les femmes dans un rayon de quatre ou cinq lieues autour de leur village de résidence. La charge de meneur tend à être héréditaire. Ainsi se constituent, en certaines zones, de véritables fiefs d'élevage mercenaire.
Au XVIIIème siècle, le meneur peut transporter les bébés dans une hotte et faire le chemin à pied à raison de quarante à cinquante kilomètres par jour pour atteindre des villages éloignés en trois à quatre jours. Dans Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier dresse un portrait effrayant de ces meneurs d’enfants qui portent sur leur dos «des boîtes matelassés» ou des «paniers» contenant plusieurs nourrissons. Ces derniers sont aussi transportés par dizaines dans des voitures cahotantes sans nourrice pour les allaiter….
C’est un homme qui apporte sur son dos des enfants nouveau-nés, dans une boite matelassée qui peut en contenir trois. Ils sont debout dans leur maillot, respirant l’air par en haut. L’homme ne s’arrête que pour prendre ses repas et leur faire sucer un peu de lait. Quand il ouvre sa boîte, il en trouve souvent un de mort, il achève le voyage avec les deux autres, impatient de se débarrasser de ce dépôt. Quand il l’a confié à l’hôpital, il repart sur le champ pour recommencer le même emploi, qui est son gagne-pain. […] Pendant ces longues routes qu’on leur fait faire dans des paniers ou des voitures ouvertes à toutes les injures de l’air, il n’ont point de nourrice qui les allaitent, et ce n’est souvent qu’avec du vin qu’ont les nourrit ; cette barbarie en fait périr un grand nombre dans le chemin, et les autres épuisés par les fatigues du voyage, n’arrivent que languissant, et nous avons la douleur de voir qu’ils meurent en beaucoup plus grand nombre que ceux qui sont de Paris…
Au XIXème siècle se développe le transport des nourrissons par trains avec l’essor du chemin de fer. On note la création de la ligne de Lyon-Perrache à Genève qui devient un axe important du réseau ferré français en desservant la gare de Virieu-le-Grand – Belley mise en service en 1857.
Le transport en train des nourrissons par les meneurs est raconté par Emile Zola dans son ouvrage Fécondité (1899) :
Puis il fallait voir dans les trains, quel entassement de pauvres êtres, qui criaient de faim. L'hiver surtout par les grandes neiges ; ça devenait pitoyable, tant ils grelotaient, bleus de froid, à peine couverts de maillots en loques. Souvent il en mourait ...
Devant l’énorme taux de mortalité des enfants envoyés en nourrice à la campagne, une réglementation complète fut par la suite imposée aux bureaux des nourrices et aux nourrices, comme le souligne le site de l'Union Fédérative Nationale des Associations de Familles d’Accueil et Assistants Maternels, selon lequel l’ensemble de la profession de meneur est supprimé en 1821.
En 1773, une ordonnance de Louis XV prescrit :
de se servir de voitures bien conditionnées, dont le fond soit en planches suffisamment garnies de paille neuve, les ridelles exactement closes par des planches bien assemblées ou par des nattes de paille ou d’osier toujours entretenues en bon état, et de couvrir leurs voitures avec une toile bien tendue sur des cerceaux et assez grande pour envelopper les bouts et côtés. Il faut également qu’il y ait des nourrices assises sur des bancs suspendus au-devant et au-derrière de la voiture avec des cordes ou courroies solidement attachées, afin que les nourrices soient à portée de veiller aux besoins des nourrissons et de prévenir les accidents auxquels ils pourraient être exposés sur la route.
Source : Blog : la route autrefois entre roanne (loire) et lyon (rhône)
Pour aller plus loin sur l’histoire de la mise en nourrice :
Nourrices et nounous [Livre] : une histoire des femmes allaitantes / Bernadette de Castelbajac
La terrible histoire des enfants des Hospices de Lyon en nourrice dans le Valromey [Article]
Pour aller plus loin sur l'histoire de la mobilité en région lyonnaise et en France:
Histoire des transports en région lyonnaise
N’hésitez pas à consulter également sur place les collections d’usuels de la bibliothèque des Archives de Lyon et des Archives de la Métropole, ainsi que le fonds Belley aux Archives de l'Ain qui conservent les registres de déclaration des nourrices.
Bonne journée,