Arrivait-il que l'Ordre des Templiers et celui des Hospitaliers échangent leurs rôles ?
Question d'origine :
bonjour et bonne année 2025, voici ma question : arrivait-il /est-il imaginable que l'Ordre des Templiers et celui des Hospitaliers "permuttent" dans leurs fonctions ou rôles ? merci
Réponse du Guichet

Si les missions des deux Ordres ont été très différentes voire complémentaires en leurs débuts, leur vocation s'est sensiblement rapprochée, au point qu'une réunion des deux entités a été envisagée.
Bonjour,
Nous ne sommes pas certaines de bien comprendre votre question. Voulez-vous savoir si ces deux ordres pouvaient échanger leurs missions ? S'ils avaient le même dessein ?
Nous avons présenté leurs différences dans une précédente réponse : Différence ordre de Malte et Templiers.
Leur vocation première était différente. Si les hospitaliers étaient principalement consacrés à l’assistance et à la protection des pèlerins et des malades, les Templiers se consacraient à la défense de la Terre Sainte. Mais leurs rôles et missions ont quelque peu évolué dans le temps si bien qu'on peut affirmer que ces deux ordres religieux militaires ont eu sensiblement la même vocation religieuse et militaire.
La fondation de l'ordre de l'Hôpital remonte au-delà de la première croisade. Vers 1070, en effet, des marchands amalfitains construisent près de l'église de Saint-Sépulcre deux monastères et un hospice pour abriter les pèlerins. Ce dernier établissement est à l'origine de l'Hôpital. Après 1099, un chevalier provençal, Géraud, et quelques compagnons reprennent la fondation des Amalfitains pour s'occuper des malades et des pèlerins. La papauté les reconnaît comme ordre indépendant en 1113. Le glissement d'une action charitable à un ordre militaire s'opère progressivement : protégeant les pèlerins contre les attaques sarrasines, gardant les routes, recrutant essentiellement parmi les membres de l'aristocratie, les chevaliers-clercs sont poussés à participer au combat de tous en Terre-Sainte. [...] Avant 1153, l'ordre s'est donné une règle, fondée sur celle de saint Augustin, mais, jusqu'en 1179, des chevaliers mercenaires assument les tâches militaires.
A cette date seulement, l'Hôpital devient un ordre militaire se consacrant totalement à la lutte contre les infidèles, non sans réticence d'une partie des frères qui acceptent mal un processus de militarisation, accéléré par la remise à l'ordre de nombreuses forteresses dans le comté de Tripoli. [...]
L'institution du Temple, comme celle des autres ordres militaires, est née de l'expérience de la Terre Sainte et de la Croisade. [...]
Dans l'histoire des croisades, le Temple occupe une place essentielle. Du point de vue militaire, il représente une armée expérimentée, quasi professionnelle et mobilisable à tout instant.
source : Croisades et Orient latin : XIe-XIVe siècle / Michel Balard
Si dans un premier temps ces deux ordres ont collaboré car considérés comme complémentaires, une rivalité est progressivement née entre eux.
C'est ce que nous explique Alain Demurger dans le Chapitre 32 - Les hospitaliers, les templiers et les autres de l'ouvrage intitulé Livres Les Hospitaliers : de Jérusalem à Rhodes, 1050-1317 :
Les relations entre l’Hôpital et le Temple principalement sont souvent analysées en termes de rivalités et de conflits. Reprenant une vue déjà répandue à l’époque médiévale, l’historiographie a fait des divisions entre les ordres la cause de l’échec final des croisades et de la perte de Jérusalem. Que les ordres aient été rivaux n’est pas niable ; mais uniquement, tout le temps et partout, sûrement pas. Ils ont aussi été partenaires. Leurs bienfaiteurs eux-mêmes les ont souvent associés, soit parce qu’ils les confondaient, soit parce que, les distinguant, ils avaient conscience de la communauté de leurs actes.
Dans les deux premiers tiers du XIIe siècle, les deux ordres étaient complémentaires et non concurrents : les pèlerins, protégés sur les routes par les templiers, étaient hébergés et soignés par les hospitaliers à Jérusalem ; en guerre, les premiers combattaient, les seconds soignaient les blessés. Jusqu’au début du XIIIe siècle il est resté une trace de cette idylle initiale où les premiers templiers étaient logés à l’hôpital et y prenaient leurs repas. Il arriva un moment où « si jeta li Ospitaus le Temple [1] ». Cette expulsion (ou ce départ volontaire) du Temple est corroboré par d’autres textes du XIIIe siècle qui mentionnent le rachat par le maître Guillaume de Châteauneuf d’un droit perçu par les templiers sur le « relief » (la nourriture) de la table de l’hôpital : « Après fu maistre Guillaume de Chastelneuf – au tens dou quel li Temple levait le releu del hospital. Et il lachate dou maistre dou Temple qui estoit son frère pour le pris d’un cheval [2]. » Il y a confusion sur le nom du maître de l’Hôpital : il s’agit non pas de Guillaume de Châteauneuf mais de Garin de Montaigu, grand maître de l’Hôpital de 1207 à 1227/1228 et dont le frère Pierre fut effectivement maître du Temple de 1219 à 1232 [3].
Dans les retrais et statuts de l’ordre du Temple, quelques articles prouvent que les hospitaliers sont pour les templiers des frères d’armes : si le gonfanon du Temple est abattu et si le combat tourne à la déconfiture, les frères templiers doivent « venir au premier gonfanon de l’Ospital ou des crestiens se il y en a », c’est-à-dire se regrouper autour de la bannière de l’Hôpital [4]. La réciproque doit être vraie.
Les fidèles d’Occident n’ont pas épousé les querelles des ordres et les ont parfois associés dans leurs donations ; ainsi Alphonse II de Portugal en 1194 ou Armengaud VIII comte d’Urgell en 1208 [5]. Le 11 juin 1204 à Acre, Albert de Castellvell désigna dans son testament les frères des deux ordres comme ses héritiers pour les biens qu’il avait en Aragon ; quatre frères de chaque ordre, dont les maréchaux, souscrivirent la confirmation faite par le légat du pape en juillet de la même année [6].
Sans s’appesantir sur cet aspect, un grand nombre d’actes en Terre sainte, concernant ou non l’un ou l’autre ordre, sont souscrits conjointement par des frères des deux ordres. Le 29 mai 1160, le don à l’Hôpital de 500 tentes de Bédouins est souscrit par le maître du Temple Bertrand de Blanquefort et deux autres dignitaires [7] ; et le 20 août 1169 à Acre, preuve que le désaccord entre templiers et hospitaliers sur les campagnes d’Égypte est surmonté, le maître du Temple Philippe de Naplouse souscrit l’acte par lequel le roi Amaury concède Bilbeis et ses revenus à Gilbert d’Assailly [8]. En Espagne également de telles souscriptions ne sont pas rares. En 1178 à León, la comtesse Sancia prend l’habit de l’Hôpital et s’engage à lui laisser les biens qu’elle tenait en douaire de feu son mari ; l’acte est souscrit par Guido de la Garda, maître du Temple en León et Castille, et son homologue Gualdem Pais, « maître de la sainte chevalerie » au Portugal [9].
Il est enfin des situations où hospitaliers et templiers furent coseigneurs, l’exemple le plus éclairant étant celui du château et de la seigneurie de Mancied en Béarn que Guillaume-Raymond de Moncade, vicomte de Béarn (1214-1224), légua aux deux ordres le 17 février 1224. Il mourut neuf jours après, ayant prescrit à son bayle d’investir du château les templiers de Bordères et les hospitaliers de Sainte-Christie, et à ses sujets d’obéir désormais à leurs nouveaux seigneurs [10]. Le vicomte avait jadis assassiné son oncle Bernard, archevêque de Tarragone ; excommunié par le pape, il avait été condamné à aller combattre cinq ans outremer avec dix chevaliers et trente archers, le tout à ses frais. Naturellement, il tergiversa et ne partit pas. D’où le legs et ce testament « compensatoire » que lui conseillèrent ses amis l’archevêque d’Auch, l’évêque de Bigorre et l’abbé de Cluny [11].
Hospitaliers et templiers virent leurs droits contestés dès 1229 par le petit ordre des frères de l’Épée ou de la Foi et de la Paix que le fils et successeur de Guillaume-Raymond, Guillaume II (1224-1229), introduisit comme troisième coseigneur de Mancied. Cet ordre, ou plutôt cette confrérie, avait été fondé à une date antérieure à 1229 par l’archevêque d’Auch Amanieu de Grezinhan dans le cadre de la lutte contre les hérétiques albigeois [12]. Naturellement, les hospitaliers et les templiers protestèrent mais il fallut attendre 1239 pour que les arbitres désignés par Grégoire IX donnent raison aux deux ordres. Et sept ans encore s’écoulèrent avant que les hospitaliers et les templiers ne récupèrent le château de Mancied (25 janvier 1246) [13]. La coseigneurie dura jusqu’à la suppression de l’ordre du Temple.
Collaboration entre hospitaliers et templiers, mais litige avec un troisième ordre. Cette situation ne fut pas exceptionnelle, mais il est plus fréquent de voir les deux grands ordres se quereller. Il y a cependant un effet de trompe-l’œil car dans la documentation, c’est l’accord réglant le litige qui fait apparaître ce dernier ; et accords amiables et arbitrages sont beaucoup plus fréquents que procès et jugements devant des juridictions ecclésiastiques ou séculières. Gardons-nous cependant de dénicher un conflit sous tout accord conclu entre les ordres. [...]
Le plus souvent cependant, les textes sont plus explicites et signalent des griefs. Ils règlent soit un problème particulier, soit l’ensemble des litiges pendants entre les deux ordres à une date donnée. [...]
Il a pourtant été question de les réunir à plusieurs reprises. C'est ce qu'indique Barbara Frale dans Les templiers (page 136 et suivantes) :
On discutait de tous côtés sur la façon de ramener à leur plus haut niveau les capacités opérationnelles des deux ordres majeurs, le Temple et l'Hôpital, en avançant que leur unification en une entité unique réduirait les dépenses, améliorerait l'efficacité et surtout mettrait fin à une situation très déplaisante dont les deux ordres portaient la responsabilité : les incessantes rivalités qui, véritables ou amplifiées par leurs détracteurs, contribuaient en tout cas à compliquer la situation déjà difficile des Latins en Orient.
Dans le royaume de Jérusalem les deux ordres avaient joui d'un prestige et d'un pouvoir plus ou moins égaux, l'un étant chargé de former l'avant-garde de l'armée chrétienne et l'autre l'arrière-garde ; le suprême honneur d'escorter en procession la relique la plus sacrée, un fragment du bois de la Vraie Croix, était détenu conjointement, nous l'avons vu, par un Templier et un Hospitalier, et les hautes instances des deux ordres avaient voix au chapitre sur les questions les plus importantes du royaume : tout cela avait créé un esprit d'émulation, au risque d'inciter les dignitaires à se jeter dans les divers conflits politiques, souvent sur des bords opposés. [...]
L'opinion la plus répandue, partant du principe que l'oisiveté est mère de tous les vices, était que les deux ordres devaient leur dégradation morale à leur inactivité guerrière : une réforme devenait donc urgente, qui leur restituât, dans la nouvelle configuration institutionnelle, la force et la gloire qui jadis les avaient caractérisés. L'occasion la plus propice pour discuter de tels projets fut le grand concile réuni à Lyon en 1274 et destiné à traiter d'autres problèmes orientaux d'importance, comme la réunification des Églises grecque et latine, à l'initiative du pape Grégoire X (Tebaldo Visconti, 1272-1277) [...]
A Lyon l'unification des ordres militaires fut traitée comme une affaire internationale. Des débats s'ouvrirent, des propositions furent lancées, on interpella aussi les deux chefs du Temple et de l'Hôpital : tous deux se montrèrent farouchement opposés à la fusion, et le Grand maître des Templiers, Thomas Bénard, fit rédiger en réponse un mémoire bien argumenté dans lequel, tout en soulignant que l'Ordre appartenant au pape, ses membres se soumettraient en tout état de cause à sa volonté, il dénonçait la fusion comme un expédient des couronnes européennes pour s'assurer le contrôle des deux ordres dans leurs royaumes. [...]
L'opposition du souverain et des deux chefs, suivie de peu par la mort du pape croisé, fit que le projet n'eut pas de suite ; en 1291, la chute d'Acre, ultime bastion de la présence chrétienne en Terre Sainte, mit fin à Outermer et porta un coup fatal à l'honneur des ordres militaires. [...]
Au concile d'Arles en 1292, le pape Nicolas IV décréta bel et bien que les deux ordres allaient être réunis. Toutefois de multiples difficultés matérielles et la mort du pontife empêchèrent la décision de prendre effet. Les deux successeurs immédiats de Nicolas IV - Célestin V et Boniface VIII - se trouvèrent dans des situations où ils ne purent qu'ignorer le problème de la fusion, et celui-ci, en l'espace de quelques années, passa aux oubliettes, toujours non résolu et désormais lourd de conséquences funestes pour l'avenir.
Pour aller plus loin, nous vous renvoyons vers ces documents que vous pourrez consulter à la Bibliothèque municipale de Lyon :
Chevaliers du Christ : les ordres religieux-militaires au Moyen Âge : XIe-XVIe siècle / Alain Demurger
Prier et combattre : dictionnaire européen des ordres militaires au Moyen Age / sous la direction de Nicole Bériou et Philippe Josserand
Les grands ordres militaires et religieux / Dominique Lormier
Les chevaliers de Dieu : les ordres religieux militaires du Moyen Age à nos jours / Desmond Seward
Lire aussi Les Templiers et Les Hospitaliers dans l'Universalis.
Bonne journée et meilleurs vœux à vous aussi pour 2025 !