Comment expliquer que les électeurs d'une démocratie votent pour des autocrates ?
Question d'origine :
La Démocratie est la politique la plus égale pour les citoyens d'un Pays et la moins pire des gestions, cela j'en suis persuadé. Alors comment comprendre les peuples qui votent pour des tyrans extrémistes qui au final ne s'intéressent qu'à leurs propres affaires.
Comment comprendre l'adhésion aux fausses informations et aux mensonges relayés souvent pas les citoyens eux mêmes! Dois t'on en déduire que la démocratie est l'oeuvre de gens intelligents, équilibrés et honnêtes. Tandis que les autres sont des idéologues maladifs ou des gens égoïstes et tordus qui ne pensent qu'au profit! Une hypothèse qui me paraît assez prétentieuse!
Merci de votre analyse
Réponse du Guichet

Les démocraties les mieux établies sont minées par une crise de confiance en leurs institutions et leur personnel politique qui se traduit par un désinvestissement dans la vie électorale de ces pays. Une manipulation de l'information, une propagation de "Fake News", ainsi que les carences inhérentes aux processus démocratiques (débats, longueurs, représentation politique) peuvent générer une méfiance vis à vis de cette pratique et conduire les électeurs à se tourner vers des candidats aux vélléités illibérales plus ou mois assumées. Il convient de rappeller que la démocratie n'est pas un mode d'organisation unifié mais plutôt un horizon, un idéal et que le peuple ne peut avoir des intérêts communs.
Bonjour,
W. Churchill - “La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes”.
En premier lieu, nous ne pouvons que vous encourager à parcourir l'article consacré à la Démocratie sur l'encyclopédie en ligne Universalis. Il résume avec clarté et nuance l'histoire et les enjeux contemporains d'une notion qui ne se résume pas qu'à un mode de scrutin. La démocratie regroupe une variété d'usages. Elle représente davantage une référence commune de projets politique divers, une culture et un idéal vers lequel tendre, plutôt qu'une pratique uniforme, applicable et reproductible partout. En témoigne le clivage qui existe aujourd'hui entre démocraties libérales et démocraties illibérales (voir aussi cet article de The Conversation, dans lequel il est expliqué en quoi le vote n'est pas l'essence de la démocratie : Pourquoi les régimes autocratiques tiennent-ils tant aux élections ?).
La définition de la démocratie proposée en introduction de l'article est assez large et s'appuie sur la célèbre formule d'Abraham Lincoln :
"La démocratie est une forme d'organisation politique traditionnellement définie, selon la formule d'Abraham Lincoln, comme le «gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple». Comme dans tout système politique, «le peuple», c'est-à-dire la population des citoyens regroupée dans le cadre d'un territoire, y est gouverné. La spécificité d'un système démocratique est que les gouvernés sont censés être en même temps des gouvernants, associés aux principales décisions engageant la vie de la cité. Et c'est parce que le peuple est à la fois sujet (c'est-à-dire soumis au pouvoir politique) et souverain (détenteur de ce pouvoir) que les systèmes démocratiques sont supposés agir dans l'intérêt du peuple."
En démocratie le pouvoir politique est entre les mains des citoyens. Il peut être exercé directement ou par l'intermédiaire de représentants élus, c'est ce qu'on appelle la démocratie représentative. Néanmoins, la notion de citoyenneté a pu varier selon les époques pour englober des catégories de population plus ou moins élargies. Par exemple, la démocratie athénienne qui s'est développée à compter du VIème siècle av. J-C et qui est souvent qualifiée de "berceau" européen de la démocratie dite "traditionnelle" était très différente de nos conceptions modernes. Celle-ci n'octroyait le statut de citoyen qu'aux hommes adultes et écartait de la vie de la Cité autant les femmes que les métèques (étrangers), sans compter les esclaves, réduisant ainsi le corps des citoyens à 10-20% de la population générale selon les estimations communément admises (voir - Histoire et structure de la démocratie athénienne). L'histoire montre que le caractère populaire des démocraties a pu être cadenassé par une délimitation du corps social.
Même si, sous l'influence des Droits de l'Homme, on observe une ouverture progressive du suffrage et du droit de se présenter aux élections aux individus qui en étaient traditionnellement exclus, le suffrage universel n'est pas la garantie d'un système démocratique fonctionnel. Si celui-ci est censé donner à chacun un moyen égal de peser sur la vie publique en raison de son principe d'égalité (qui lisse les distinctions liées au sexe, à l'âge ou au statut socio-professionnel), de nombreux paramètres peuvent remettre en question son bon fonctionnement. Le principe d'autonomie individuelle notamment, qui consiste en ce que "nul ne doit être soumis à des règles imposées par d’autres. Les individus doivent être en mesure de contrôler leurs propres vies (dans la limite du raisonnable)" (Site du Conseil de l'Europe), peut être mis à mal dans nombreux cas de figure. En effet, un ensemble de libertés individuelles doivent être garanties pour que la santé démocratique d'un état soit avérée :
Mais, toujours du point de vue politique officiel, c'est surtout la sincérité de la compétition politique, notamment de la compétition électorale, qui est devenue le principal critère de définition et d'identification des démocraties. Pour qu'un système soit considéré comme démocratique, il faut que les électeurs puisse voter « librement », c'est-à-dire en conscience et de manière « autonome ». Diverses technologies et règles de droit (secret du vote garanti par l'isoloir, répressions des fraudes et des corruptions) y contribuent. Mais le facteur le plus décisif réside sans doute dans l'évolution des pratiques politiques, notamment dans la disparition progressive de la possibilité, de l'habitude et même de l'intention, d'exercer des « pressions » sur les électeurs. Dans une démocratie, les libertés politiques, notamment de pensée, d'opinion, de réunion, d'association, d'information et de mouvement doivent également être assurées et garanties. Les organes d'information exercent (et doivent exercer) librement leurs activités. Sauf cas exceptionnels, les intérêts (économiques, religieux, territoriaux, ethniques, idéologiques, professionnels ou autres) et les associations, syndicats et partis s'organisent et agissent « librement », dans le respect des lois et des « conventions ».
Source : La démocratie - Universalis.
Comment expliquer à présent que dans des états reconnus pour leur vitalité démocratique, les choix des électeurs puissent aboutir à l'élection d'un personnel politique à même de suspendre ou d'amoindrir le système qui leur a permis d'accéder au pouvoir ? Ou plutôt, pourquoi les électeurs scieraient eux-mêmes la branche dont émane leur pouvoir décisionnaire ?
Si l'on considère le processus démocratique comme une "institutionnalisation des luttes sociales" (voir l'entrée sur la démocratie dans le Dictionnaire de philosophie politique (PUF, 2003)) permettant d'éviter notamment des conflits physiques entre individus aux intérêts divergents, il n'est peut-être pas possible de penser le ou les "peuples" comme un seul et même groupe doté d'aspirations homogènes comme l'analysait déjà au siècle dernier l'économiste Joseph Schumpeter. Ce dernier proposa même sa propre définition de la démocratie que nous vous partageons :
Ainsi, si l'on en croit Joseph Schumpeter, il est difficile qu'un système politique agisse dans « l'intérêt du peuple ». Il faudrait pour cela postuler que tous les membres du « peuple » n'ont que des intérêts communs et que les décisions gouvernementales vont toujours dans le sens de ces intérêts. Selon le mythe officiel, « le peuple gouverne », mais, dans les faits, l'association des citoyens aux grandes décisions est limitée et leur influence est discutée. Du point de vue de l'analyse concrète, il est plus réaliste (mais moins « enchanté ») de définir la démocratie, à la suite de Schumpeter, comme « un système institutionnel aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple ».
D'autres raisons ne manquent pas d'expliquer la tendance que vous observez dans de nombreuses démocraties, à savoir l'élection d'autocrates annihilant les libertés publiques des peuples qui les a démocratiquement élu. Voici quelques pistes que vous pourriez creuser :
Un gout prononcé pour les leaders, l'incarnation politique et une certaine forme de culture messianique. Notamment en France et en particulier au sein des institutions de la Vème République à travers la figure du président de la République. C'est un terreau propice à l'émergence de profils autoritaires (The Conversation).
Une crise de confiance dans les institutions et dans la démocratie. On reproche parfois à la démocratie son inaction ou son manque d'efficacité, en raison du temps long propre aux débats, aux échanges et au fonctionnement des rouages de ses institutions.
Ce manque de confiance se traduit également par un désengagement des citoyens dans la participation démocratique. On constate une hausse de l'abstention dans les démocraties les plus établies (site du Conseil de l'Europe).
Une manipulation de l'information peut contraindre les électeurs à orienter leurs choix en faveur de candidats illibéraux, extrémistes etc. Voir à ce sujet la qualification pour le second tour des élections roumaines fin 2024 du candidat d'extrême droite, propulsé en quelques semaines en tête des voix à la faveur d'algorithmes qui auraient été dopés depuis l'étranger : Présidentielle annulée en Roumanie : Calin Georgescu appelle les électeurs à se rendre devant les bureaux de vote dimanche (Le Monde, décembre 2024).
Manque d'éducation civique : Une compréhension insuffisante du fonctionnement démocratique peut rendre les citoyens plus vulnérables aux discours simplistes et démagogiques. Un manque d'éducation aux sciences de l'information et de la communication est un boulevard laissé à la publication de "Fake News". A ce titre, nous ne pouvons que vous encourager à parcourir cet article très complet de Catherine Beauvais publié dans la prestigieuse revue Elsevier : Pourquoi croyons-nous aux fake news ? (2022).
A rebours de toutes ces observations, nous ne manquerons pas de rappeler la position du philosophe français Alexis de Tocqueville, qui fut un fin observateur de la naissance de la démocratie américaine et qui, dans son fameux livre De la démocratie en Amérique traite du risque de la tyrannie de la majorité où du "despotisme de la majorité" qui imposerait collectivement ses volontés et ses préférences à une minorité. L'expression de la majorité est source de légitimité incontestable en démocratie, suscitant des craintes dont vous trouverez les explications et des approfondissements ici : Faut-il se soumettre à la majorité ? (France Culture, 2021)
Enfin, une autre conception du problème expliquerait que c'est plutôt l'ordre économique ultralibéral, dans lequel baignent nos démocraties, qui conduirait à favoriser la concentration des capitaux et des pouvoirs en mesure de déstabiliser et de faire élire des figures extrémistes, voire fascistes, avec une pratique du pouvoir liberticide et anti-démocratique. C'est en tout cas ce que défend l'économiste américain et prix Nobel Joseph Stiglitz dans son nouvel ouvrage "Les routes de la liberté" qui s'attaque à la conception de la liberté des milliardaires "libertariens" et à leur conquête du pouvoir aux États-Unis : Joseph Stiglitz en guerre contre le libertarisme - France Culture (14 janvier 2025). L'auteur s'oppose ainsi à une vision du capitaliste américain présenté comme rempart face à la menace fasciste, une théorie développée par l'économiste Friedrich Hayek dans son célèbre livre "La route de la servitude" paru en 1944 en pleine guerre mondiale contre le nazisme.
Vous pourriez aussi parcourir ces livres dans nos collections :
L'Amérique en colère : enquête au coeur de la démocratie en danger / Luke Mogelson (Tallendier, 2023)
La dictature des algorithmes : une transition numérique démocratique est possible / Lê Nguyên Hoang, Jean-Lou Fourquet (Tallendier, 2024)
Les désillusions de la démocratie / Dominique Schnapper (Gallimard, 2024)
Espace public et démocratie délibérative : un tournant / Jürgen Habermas (Gallimard, 2023)
Voir aussi cet enquête de terrain : baromètre de la confiance politique - mars2024 conçu par le laboratoire de Sciences Po, le CEVIPOF et Bruno Cautrès, chercheur au CNRS.
Mais également cette grande enquête Désinformation et Démocratie publiée par La Grande Conversation.
Bonne journée,