Question d'origine :
Bonjour,
Je me pose une question qui suscite de longues recherches à propos de l'héritage.
Ma question est la suivante:
Faut-il abolir l'héritage?
Même si ce n'est pas une question fermé sur laquelle on pourrait débattre de longues heures.Je voudrais juste avoir un maximum d'arguments afin de placer mon opinion sur ce sujet.
Cordialement.
Passer une bonne journée
Réponse du Guichet

L'idée qu'il faut une hausse de l’impôt sur l'héritage est de plus en plus répandue parmi les intellectuels. Ce serait même un consensus parmi les économistes. Les raisons évoquées en défaveur de la taxation sont davantage philosophiques ou morales qu'économiques. L'héritage serait même antinomique à l'idée que l'on se fait d'une société démocratique dont les fondations s'appuient sur les principes méritocratiques.
Bonjour,
Cet article publié sur le site de France Culture, Quand on voulait abolir l'héritage (et comment) (Janvier 2022), est un bon point de départ pour comprendre les principales critiques à l'encontre de l'héritage qui existaient déjà dans la société du XIXème. Certains sont encore pertinentes aujourd'hui et s'accompagnent de propositions redistribuer plus intelligemment cet héritage :
- Les saint-simoniens militaient pour une restriction des transmissions patrimoniales qui engendreraient une classe de "paresseux parasites". Ils se positionnaient en faveur de l'abolition des successions collatérales (à des personnes très éloignées familialement) et en faveur d'un impôt progressif sur les transmissions en fonction de la somme héritée. Ils proposèrent de remplacer la transmission par le sang par une transmission au plus capable, notamment lorsqu'il s'agissait de reprendre une activité industrielle ou commerciale afin que la somme de travail investie continue à fructifier.
- Le philosophe anarchiste russe Bakounine posait directement la question de la légitimité de l'héritage dans une société qui aurait le souci de s'attaquer véritablement à la résolution des inégalités sociales : "Tant que ce droit existera, la différence héréditaire des classes, des positions, des fortunes, l'inégalité sociale en un mot et le privilège subsisteront, non pas en droit mais en fait" dans Catéchisme Révolutionnaire (1866). La fortune ne reposant non plus sur le travail, mais sur l'action de "bien naître", c'est tout l'argumentaire moral du fonctionnement du système capitaliste qui s'effondre sous sa critique.
- Les arguments du sociologue Émile Durkheim en faveur d'une meilleure utilisation collective des ressources patrimoniales des individus est elle aussi convaincante : "Pour que la propriété puisse être vraiment dite individuelle, il faut qu’elle soit l’œuvre de l’individu et de lui seul" défend le sociologue dans Le Socialisme (1928). "Or, le patrimoine transmis par héritage n’a pas ce caractère : c’est seulement une œuvre collective appropriée par un individu". Une maison, une entreprise, des œuvres d'art etc. ne sont que rarement le produit d'une seule. Ils se sont le plus souvent construits par le concours d'une multitude d'individus que l'acte de propriété amène à invisibiliser.
Cette vidéo de Asia Balluffier pour le journal Le Monde, Faut-il supprimer l’héritage ?, est excellente pour comprendre les principaux arguments d'économistes en faveur d'une augmentation significative de la taxation sur le patrimoine ou d'une suppression pure et simple de l'héritage, présenté comme le principal vecteur de la pérennité des inégalités sociales en France et dans le monde. Les documents sur lesquels s'appuient la vidéo sont en plus sourcés en bas de page et permettent de s'y référer.
Dans la lignée des idées défendues par Bakounine, l'héritage est présenté comme un outil de perpétuation des inégalités au travers des siècles. Des études ont montré une filiation entre les familles les plus puissantes de Venise au XVème siècle jusqu'à aujourd'hui. Et le résultat est le même en Angleterre, où l'élite anglaise en 2012 était issue des mêmes familles qu'au XIIème siècle, tordant le cou aux discours sur le fonctionnement de nos sociétés méritocratiques. L'héritage serait un générateur d'inégalités ne permettant pas que chacun atteigne la position sociale qu'il aurait acquis par son seul "mérite". Les écarts de richesse sont aujourd'hui davantage le produit des écarts de patrimoines que des écarts de salaire. Voir à ce sujet Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (Seuil, 2013) et cet entretien filmé au journal l'Humanité : Thomas Piketty : Faut-il en finir avec l'héritage ?
Les économistes pondèrent les principaux arguments défavorables à la suppression de l'héritage où à la hausse des impôts sur les successions.
A en croire l'économiste Nicolas Frémeaux, aux États-Unis dans un pays où la fiscalité sur l'héritage est gérée au niveau étatique et non fédéral, on ne constaterait pas d'exode vers les états les plus cléments fiscalement lors des successions des plus gros patrimoines.
L'idée selon laquelle si l'on sait que l’État prend tout, les gens s'arrengeront pour en laisser le moins possible où cesseraient de travailler, ne pouvant léguer le fruit de leur travail à leurs héritiers ne tiendrait pas non plus la route. D'une part, peu de personnes ont les moyens de vivre sans travailler. D'autre part, les pratiques financières des individus attestent que d'autres motivations sous-tendent le travail et l'effort. L'épargne est utilisée pour se prémunir de l'avenir, par précaution ou prévoyance et non pas nécessairement pas altruisme et désir de donner. Ces pratiques seraient d'ailleurs similaires chez les personnes sans enfants.
Autre point noir, l'effet Carnegie (du nom d'Andrew Carnegie) qui explique la tendance qu'auraient les enfants des personnes les plus riches à "gâcher leur vie", où du moins à vivre dans une certaine oisiveté, qui ne serait bénéfique, ni pour eux, ni pour la société. En gros, plus on hérite moins on travaille. Dans The Gospel of Wealth publié en 1889, ce dernier explique : "Les parents qui laissent à leur fils une énorme fortune détruisent généralement ses talents, sa motivation, et l'incitent à mener une vie moins utile et moins méritante que celle qu'il aurait menée autrement'. On peut comparer cela à un gain au loto, où vainqueurs quittent le monde du travail pour vivre une vie de rentiers.
Enfin, la vidéo partage une analyse historique convaincante au long cours. Si les sociétés occidentales capitalistes et démocratiques ont cessé de transmettre charges, fonctions professionnelles et pouvoirs politiques au sein de leurs propres familles, comment expliquer que le pouvoir économique puisse lui légitimement continuer de se transmettre sans que cela ne pose question ? Transmettre est l'une des raisons d'exister de l'Homme, mais cette tranmission doit-elle nécessairement se faire au profit de ses liens de filiation, d'autres options sont elles envisageables ? Comment et par qui cet héritage doit-il transiter en dehors du cercle familial ? Une réforme radicale de l'héritage pourrait devenir un puissant levier de transformation sociale, permettant de repenser la solidarité et la responsabilité envers les générations futures.
En guise de conclusion, le constat est pessimiste : la fin des héritages ne constituerait pas la fin de de la reproduction inégalités sociales. En effet, d'autres choses sont transmises de générations en générations, et qui vont bien au delà de l'argent ou de biens. L"héritage culturel ou relationnel (réseaux), la génétique, les habitudes etc. On citera volontiers l'étude de Bourdieu et Passeron sur l'héritage culturel et ses avantages certains en milieu scolaire : Les héritiers (1964), toujours d'actualité.
Aussi, sur ces questions, vous trouverez aussi de quoi nourir votre reflexion dans les documents suivants :
L'émission 27 sur Arte a consacré une vidéo à ce sujet : Faut-il abolir l'héritage ?
L'exemplaire n°528 du journal le 1 publié en janvier 2025 s'intitule De quoi héritons-nous ? et s'intéresse de près à ces questions.
La note d'analyse Peut-on éviter une société d'héritiers ? publiée par France Stratégie en 2017 et qui met notamment en avant le chiffre de 300 000 euros qui pourraient être redistribués à chaque français à l'âge de 18 ans si une totale refonte fiscale était engagée.
Le livre de Nicolas Frémeaux : Les nouveaux héritiers (Seuil, 2018).
L'article du Monde publié en 2022 (lisible avec un abonnement Bml sur Europresse) : Et si l’héritage n’allait pas de soi ?
La synthèse de ces débats sur la fiscalité, très bien chiffrée, même si publiée en 2021 par la revue Le Grand Continent : 10 points sur l’héritage.
L'épisode 4 de la série Hériter pour mieux regner diffusée sur France Culture en 2018 : Faut-il abolir l'héritage ?
Bonne journée,