Pouvons-nous dire qu'il existe une forme de polarité en toutes choses ?
Question d'origine :
Il semblerait que l'on retrouve une polarité en toutes choses: le bien et le mal, le bon et le mauvais, le positif et le négatif, le fort et le faible, la vertu et le vice, la qualité et le défaut...y-a-t-il effectivement cette polarité partout? D'où vient-elle? De la vie et du monde ou bien de l'interprétation que nous en faisons?
Réponse du Guichet

Vous faites référence à une représentation particulière du réel, qui se rapproche notamment de la philosophie taoïste. Pour des philosophes comme Spizona, cette polarité n'existe pas en tant que telle, elle est plutôt le fruit d'une interprétation humaine du réel...
Bonjour,
Vous évoquez une polarité entre le bien et le mal qui résiderait en toutes choses, une dialectique constante inhérente au fonctionnement du monde du vivant. Cette dualité, où plutôt cette complémentarité, est au fondement de la pensée taôiste et s'incarne dans le symbole du Yin-Yang (le mondialement connu taijitu) qui manifeste "l'interpénétration constante des polarités antagonistes complémentaires" (Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, L'Archipel, 2004). Selon la croyance taôiste chaque chose implique son contraire qui lui donne en retour sa propre signification. C'est un concept holistique, qui a la capacité de tout englober, tout classifier pour révéler et donner sens au monde qui nous entoure.
A ce sujet, nous vous renvoyons vers ces précédentes réponses du Guichet du Savoir : Que représente exactement le symbole yin yang du taoisme chinois ? et Yin-Yang.
Il s'agit bien évidemment d'une catégorie d'interprétation du monde et celle-ci, comme n'importe quelle autre, ne fait pas l'unanimité. En Occident, il existe d'autres manières d'appréhender cette polarité du vivant, en particulier lorsqu'il s'agit de philosophie politique. Notre rhétorique peut paraitre hasardeuse, mais la dimension holiste assumée du taôisme implique que nous puissions nous appuyer sur n'importe quel sujet pour exprimer d'autres façons de voir le monde. Les dialectiques matérialistes (comme Hegel ou Marx) évacuent complètement la notion d'harmonie qui suppose une forme de staticité qui est selon eux, incapable d'expliquer les dynamiques de transformation sociale. Ils insistent sur le fait que les opposés sont en conflit et surtout en mouvement. Cette transformation n’abolit pas l'idée de polarité, mais révèle qui rien n'est "définitif", "éternel" ou "sacré". Le faux peut devenir vrai et inversement, selon nos préférences, nos perceptions et nos préjugés :
Cependant, les lois de la dialectique expliquent le mouvement de la réalité concrète. Le changement dialectique montre les choses comme un processus. Ce qui est n’est pas, parce qu’il est encore ce qu’il n’est plus, et parce qu’il n’est déjà plus ce qu’il est. L’état des choses présent est ce qu’il est, mais il contient les restes du passé disparaissant et les premiers développements déjà présents de ce qui apparaît. Dans la définition de ce qui est, il y a le mouvement qui le fait disparaître. Par exemple, dans le capitalisme, il y a nécessairement la lutte du prolétariat pour le dépassement du capitalisme, et par définition il ne peut y avoir de capitalisme sans prolétariat.
Et la phrase de Marx : "Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs" extraite du Manifeste du Parti communiste.
Source : Karl Marx 2018 : le matérialisme dialectique, une rupture philosophique - Lavantgarde.
Avec une perspective un peu plus métaphysique, nous pouvons vous partager cette petite restitution de la pensée de Spinoza qui rend inopérante le pensée taoïste, puisqu'elle découlerait d'une interprétation humaine du monde, de nos jugements de valeur. Le spinozisme veut nous inculquer que rien n'a de fonction en soi, et que tout ce qui est, est, sans finalité aucune :
S’il y a un point de la philosophie morale de Spinoza, clair comme le cristal, c’est ceci : rien n’est bien ou mal en soi – ni la nature dans son ensemble, ni rien dans la nature. Il n’y a pas de valeurs ancrées dans le monde. Rien n’existe en vue d’un but ou d’une finalité supérieure, et rien, considéré isolément, n’est meilleur ou pire que n’importe quelle autre chose. Tout ce qui est est, tout simplement, point final. Dans la métaphysique de Spinoza, toutes les choses existent nécessairement et agissent selon les lois de la nature (Deus sive natura). Il n’est pas d’individus, d’objets ou d’états de choses dans la nature qui soient bons, intrinsèquement et sans relation avec quoi que ce soit d’autre.
Source : Spinoza sur le bien et le mal de Steven Nadler (Openedition)
Enfin, pour vous accompagner en direction d'une pensée un peu moins dichotomique, antagoniste ou complémentaire, nous vous invitons à découvrir le concept de rhizome des philosophes G. Deleuze et F. Guattari. Ils utilisent l'image du rhizome, tige souterraine de certaines plantes (comme le gingembre, les bambous ou le manioc) qui a la particularité de se développer dans une relative horizontalité, formant des noeuds multiples, des racines adventives, pour symboliser une structure qui s'oppose à une forme hiérarchique, pyramidale, arborescente...
Dans la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari, un rhizome est un modèle descriptif et épistémologique dans lequel l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination (comme dans une hiérarchie) — avec une base (ou une racine, un tronc), offrant l'origine de plusieurs branchements, selon le modèle de l'Arbre de Porphyre—, mais où tout élément peut affecter ou influencer tout autre.
Source : Rhizome (philosophie) - Wikipédia.
En nous nous risquant ici à un peu de botanique, nous voulons simplement vous exposer à des penseurs engagés dans d'autres appréhensions du réel qui s'affranchissent des grilles d'interprétation traditionnelles, qu'elles soient dualistes ou hiérarchiques. Pour comprendre un peu mieux ce qu'ils entendent par "rhizomatique", vous pouvez écouter cette émission de France Culture des Chemins de la Philosophie : "Gilles Deleuze et Félix Guattari : "Faites rhizome et pas racine !"
Bonne journée,