Quels sont les principaux courants de pensée actuels dans la société russe ?
Question d'origine :
Quels sont les principaux courants de pensée actuellement dans la société russe, opposants et/ou intellectuels ? sur la guerre en Ukraine, la géopolitique, l'environnement etc...
Merci,
Isabelle
Réponse du Guichet

Bien que le pouvoir russe réprime l'opposition, des figures contestataires continuent de s'exprimer, parfois au prix de leur liberté ou de leur vie, comme Alexeï Navalny. Parmi les opposants notables, on compte Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine et Ioulia Navalnaïa. La guerre en Ukraine divise la société russe entre partisans, résistants et indifférents et avec environ 600 000 personnes ayant fui le pays. Campé dans une position impérialiste et revancharde, le Kremlin, défend sa vision de "l'opération spéciale" en Ukraine et contrôle l'information à l'aide d'un puissant arsenal médiatique et juridique. Plusieurs études indépendantes montrent pourtant que ce soutien reste loin d'être unanime.
Bonjour,
Le pouvoir autoritaire et ultra répressif de Moscou mené à l'encontre des personnalités critiques qui se positionnent ouvertement contre la politique du président Vladimir Poutine ne semble pas avoir réussi à faire totalement taire la société civile russe. Si les médias sont principalement contrôlés par le Kremlin et déversent une propagande forte sur la population, surtout depuis le début de "l'opération spéciale" en Ukraine (nom donné par Poutine à l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe depuis février 2022), plusieurs figures contestataires continuent de s'exprimer et/ou incarnent grâce à leur courage et leurs idées une opposition à la toute puissance du régime. Leurs prises de position leur ont valu pour certains l'emprisonnement, d'autres ont choisi de quitter leur pays, tandis que plusieurs sont morts pour avoir osé lever la voix et tenter d'éveiller les consciences.
L'un des principaux opposants du pouvoir, et peut-être le plus médiatique, Alexei Navalny, est décédé subitement en février 2024 alors qu'il purgeait une peine de prison de 19 ans pour "extrémisme" dans un centre pénitencier de Sibérie. Sa mort fait écho au sort qu'a déjà réservé Moscou à certaines figures critiques du régime tels que l'ancien vice premier ministre Boris Nemstov ou la journaliste Anna Politkovskaïa.
Pour mieux connaître les principaux opposants du régime, nous pouvons vous recommander la lecture de ce petit article du journal La Croix : Mort d’Alexeï Navalny : qui sont les autres opposants à Vladimir Poutine ? (2024), qui dresse le portrait de plusieurs d'entre eux. Peuvent être cités, Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine, Oleg Orlov, Mikhaïl Khodorkovski, Evgueni Roïzman ou encore Ioulia Navalnaïa, la veuve d'Alexei Navalny qui entend poursuivre son combat.
Parmi cette liste d'opposants, certains parmi eux et d'autres sont sortis de prison à l'été 2024, servant de monnaie d'échange avec des pays occidentaux dans le cadre de négociations pour récupérer des détenus (tueurs à gages, escrocs, espions). L'article du Monde : La Russie a relâché ses principaux opposants critiques de la guerre, révèle l'identité des prisonniers transférés vers l'Europe de l'Ouest ainsi que leurs parcours militants. On retrouve les noms de Vladimir Kara-Mourza, Oleg Orlov, Ilia Iachine, mais aussi Alexandra Skotchilenko, Lilia Tchanycheva et Ksenia Fadeïeva (l'article en version intégrale est lisible grâce à l'outil Europresse compris dans l'abonnement BmL). Un compte rendu gratuit de cet échange est également possible avec cet article de France Info : Journalistes, opposants, espions… Qui sont les prisonniers échangés par la Russie et les Occidentaux ?
Au sujet de la guerre en Ukraine, nous pourrions résumer la situation par ces mots entendus dans ce reportage radiophonique de France Inter enregistré à Moscou et diffusé en février 2025 qui prend le pouls de la société russe : "Il y a ceux qui soutiennent, ceux qui résistent et ceux qui regardent ailleurs" (Les Russes veulent-ils la guerre ?). Si l'on en croit les chiffres avancés dans cet article de la revue de géopolitique Le Grand Continent, environ 600 000 opposants au régime seraient parvenus à fuir le pays depuis 2022. Quelques 1500 journalistes auraient également fui le pays pour reconstituer des rédactions d'opposition depuis l'étranger. (cf. Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe, février 2025), même si les services secrets russes auraient réorganisé leur structuration pour exercer une pression et une intimidation sur l'action de ces réfugiés à l'étranger (cf. The Russian Way in Transnational Repression, King’s Centre for the Study of Intelligence (KCSI), 2025).
L'immobilisme d'une partie de la population peut s'expliquer en partie par un renforcement accru du nombre de condamnations à de lourdes peines à l'encontre des personnes qui expriment leur désapprobation vis à vis de la guerre et de la politique de Poutine (cf. Dans les geôles de Poutine : 10 points sur les prisonniers politiques en Russie, Le Grand Continent). L'arsenal répressif des outils médiatiques et informationnels se sont eux aussi renforcés depuis 2022, ce qui rend compliqué l'évaluation du ressenti de la population à propos de la guerre. Une société muselée d'un point de vue juridique et informationnel n'est pas simple à analyser :
De nombreux médias russes et des réseaux sociaux occidentaux ont été interdits en Russie dès le mois de mars 2022.
(...)
Quelque 1 500 journalistes ont fui le pays et 66 rédactions se sont reconstituées à l’étranger. Pour diminuer leur audience en Russie, Roskomnadzor, l’agence de surveillance des communications, bloque l’accès à leur site et crée des sites miroirs. Pour les réduire au silence, le ministère russe de la Justice les ajoute aux listes d’« agents de l’étranger » et d’« organisations indésirables », sachant qu’un citoyen russe collaborant avec une « organisation indésirable » s’expose, en cas de récidive, à une peine de cinq ans de prison — la « collaboration » pouvant se résumer à un « like » sur les réseaux sociaux. Parmi les 195 « organisations indésirables » recensées à ce jour, on compte non seulement les meilleurs médias russes indépendants, mais aussi, depuis janvier 2025, l’Institut de philosophie indépendant fondé en France pour maintenir le dialogue entre les philosophes russophones. Signe que la volonté de contrôler l’information ne faiblit pas, de nombreux correspondants étrangers, notamment français, sont désormais privés d’accréditation.
(...)
Enfin, les autorités utilisent la propagande et la répression pour imposer leur vision de la guerre et impulser les changements sociaux et politiques nécessaires à leurs objectifs de long terme. L’Administration présidentielle investit des sommes énormes (1,1 milliard d’euros) dans la lutte informationnelle, en Russie même et dans les territoires occupés d’Ukraine, tout en cherchant à recréer des organisations de façade chargées de porter la parole officielle. Soumise à une intense propagande, la société russe ne s’oppose pas à la poursuite de la guerre qui lui est présentée comme une guerre de légitime défense contre un Occident menaçant. De récents sondages indiquent que la population russe serait favorable à la paix, mais pas sans la victoire (The conflict with Ukraine: attention, support, attitude to peace negotiations and to contract military service in October 2024)
Source : Après l’Ukraine, la Russie prépare la guerre d’Europe, Le Grand Continent (2025).
Cette nouvelle doxa mise en avant par Moscou, s'appuie sur une idéologie revancharde et impérialiste qui entend redorer l'image d'une Russie jugée affaiblie depuis la chute de l'URSS en décembre 1991. Dans cette perspective, l'Ukraine serait un territoire russe à part entière qu'il faut reconquérir. Pourtant la logique impérialiste au coeur de la politique de Poutine ne semble pas partagée par l'ensemble de la population. Encore dans la revue Le Grand Continent, vous trouverez de nombreuses réponses sur le ressenti sur la guerre de la société civile russe dans cet article : Les Russes et l’Empire : sociologie du consentement à la guerre de Poutine (janvier 2025) qui s'appuie sur une enquête ethnographique de plus de 750 témoignages. Pour déjouer les statistiques officielles du Kremlin sur le soutien de sa population à sa politique extérieure, nous vous recommandons également la lecture de ce rapport publié en 2022 par le centre de recherches internationales de Sciences Po : Le soutien de la société russe à la guerre en Ukraine : sur Les traces de l’homo sovieticus. Enfin, ce projet de recherche indépendant russe serait aussi une bonne source pour vous permettre de prendre la température de la population russe au sujet de la guerre en Ukraine : "Chronicles" par Aleksei Miniailo.
Les politologues Fiodor Loukianov et Boris Mezhuev représenteraient des voix "autonomes" du pouvoir qui ne sont ni dans l'opposition ni parfaitement inféodés au régime. L'article Les intellectuels russes entre les deux Occidents présentent l'idéologie conservatrice mais singulière de ces deux figures intellectuelles de la Russie contemporaine.
Sans pouvoir faire un tour complet de l'ensemble des multiples sujets sur lesquels vous nous sollicitez dans votre question, nous pouvons vous renvoyer concernant la Russie et le changement climatique aux analyses partagées dans cette tribune des historiens Laurent Coumel et Marc Elie publiée ce jour sur le site du journal Le Monde (lisible en intégralité avec l'outil Europresse) :
Sous le régime de Vladimir Poutine, les projets nocifs d’exploitation du sous-sol se sont multipliés et les émissions russes de gaz à effet de serre ont gravement augmenté, déplorent les historiens Laurent Coumel et Marc Elie
(...)
Un aperçu de l’histoire environnementale de la Russie montre que le régime poutinien, depuis vingt-cinq ans, a été plus un ennemi qu’un allié sur le front du climat. D’après les chiffres de l’Union européenne (UE), les émissions russes de GES ont augmenté de 23 % entre 2000 et 2023, quand elles baissaient d’environ 30 % dans l’UE sur la même période.
Source : « La Russie n’a que faire de la question climatique », Le Monde (avril 2025).
Parmi les ouvrages disponibles dans nos collections, nous pouvons aussi vous recommander :
Russie, mon pays bien-aimé / Elena Kostioutchenko ; traduit du russe par Emma Lavigne et Anne-Marie Tatsis-Botton (Les éditions Noir sur blanc, 2024)
Un peuple qui marche au pas, les Russes sous Poutine / Veronika Dorman et Ksenia Bolchakova (JC Lattès, 2023)
Le logiciel impérial russe / Jean-Robert Raviot (L'Artilleur, 2024)
Crimes sans châtiment : aux sources du poutinisme / Dina Khapaeva ; traduit du russe par Nina Kehayan (Éditions de l'Aube, 2023)
La verticale de la peur : ordre et allégeance en Russie poutinienne / Gilles Favarel-Garrigues (La Découverte, 2023)
Bonnes lectures,
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