Quels liens Jean-Jacques Rousseau entretenait-il avec Chambéry et la Savoie ?
Question d'origine :
J'ai vu qu'il y avait, à Chambéry, la maison de Jean Jacques Rousseau. J'aurais aimé en savoir plus sur les raisons de sa présence là bas, et plus globalement, son attache avec la Savoie.
Réponse du Guichet

La Maison des Charmettes, située près de Chambéry, fut un lieu de séjour de Jean-Jacques Rousseau et de Madame de Warens entre 1736 et 1742. Ce havre champêtre a profondément marqué Rousseau, qui y a connu une période de bonheur et de formation intellectuelle, comme il le relate dans ses Confessions. La Savoie, alors sous le Royaume de Sardaigne, fut pour lui une terre d’accueil après sa fuite de sa Genève natale où il était battu par son maître d'apprentissage. Madame de Warens joua un rôle clé dans son éducation et sa protection. Les années passées aux Charmettes ont nourri sa réflexion philosophique et littéraire, et la maison est aujourd’hui un musée dédié à sa mémoire et classé aux monuments historiques de France depuis 1905.
Bonjour,
La Maison des Charmettes est une propriété située aux abords de la ville de Chambéry, dans le vallon des Charmettes, célèbre pour y avoir vu séjourner l'écrivain et philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778) et Madame de Warens (1699 et 1762), aristocrate, intellectuelle, espionne, protectrice et amante de Rousseau, entre 1736 et 1742. Ils y passèrent au moins deux saisons ensemble à l'été et l'automne 1736 et 1737, tandis que la maison aurait été occupée par Jean-Jacques à l'hiver 1738-1739 et durant les 6 premiers mois de l'année 1742. Nos lectures sur ce curieux ménage rapportent une relation aussi forte que singulière. Madame de Warens, qu'il surnomme "maman", partageait parfois leur vie avec d'autres amants comme Jean Samuel Rodolphe Wintzenried ou Claude Anet, comme le relate le biographe Raymond Trousson dans une biographie publiée en 2003.
Mais ces triangles amoureux n'ont pas l'air d'avoir gâché la vie de Rousseau à Charmettte. C'est un lieu qu'il affectionne et qui aurait profondément influencé la pensée et la personnalité du jeune écrivain qu'il était. Rousseau décrit ses années à Chambéry et en Savoie aux livres V et VI des Confessions (première partie rédigée en 1765 - 1767 puis publiée à titre posthume) ainsi que dans la 10e des Rêveries du promeneur solitaire (rédigées entre 1776 et 1778 puis publiées à titre posthume). Revenant à la fin de sa vie sur cette période de sa jeunesse, il la raconte comme une parenthèse heureuse, formatrice autant d'un point de vue intellectuel que sentimental :
— Les Confessions, livre V
« Ici commence le court bonheur de ma vie, ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donné le droit de dire que j'ai vécu... »
Sur Wikipédia, nous pouvons lire que le quotidien du jeune penseur y est fait de plaisirs simples tels que la promenade, la lecture ou la musique. Madame de Warens, continue de soutenir son éducation musicale et littéraire et c'est là bas que Rousseau s'est constitué son fameux "magasin des idées", une véritable bibliothèque intérieure, en dévorant indistinctement les livres de l'imposante bibliothèque de Joseph-François de Conzié, propriétaire des lieux.
— Les Confessions, livre VI
« En lisant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter et de suivre les idées de chacun sans y mêler les miennes ni celles d'un autre. Je me dis : commençons par me faire un magasin d'idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et choisir.(…) Insensiblement je me sentis isolé et seul dans cette même maison dont auparavant j'étais l'âme, où je vivais pour ainsi dire à double. Je m'accoutumai peu à peu à me séparer de tout ce qui s'y faisait, de ceux mêmes qui l'habitaient, et pour m'épargner de continuels déchirements, je m'enfermais avec mes livres, ou bien j'allais soupirer et pleurer à mon aise au milieu des bois. Je sentis que la présence personnelle et l'éloignement de cœur d'une femme qui m'étaient si chère irritaient ma douleur, et qu'en cessant de la voir je m'en sentirais moins cruellement séparé »
Grand marcheur, la proximité de la résidence avec la nature aurait contribué à son bonheur, Rousseau décrit avec plaisir ses escapades en solitaire, ses flâneries, et aujourd'hui encore, une promenade qui passe par la maison et offre différents points de vue sur la vallée de Chambéry porte son nom.
C'est aussi pendant son séjour à Chambéry que Rousseau mit au point un nouveau système de notation musicale qui avait pour ambition de simplifier l'écriture de la musique en utilisant des chiffres pour exprimer les sons. Pour gagner sa vie, Rousseau est embauché comme maître de musique auprès des jeunes filles de la bourgeoisie et de la noblesse chambériennes. Il a aussi travaillé aux services administratifs du cadastre du duché de Savoie qu'il était chargé de rectifier.
Devenue un lieu de pèlerinage de ses admirateurs dès l'époque révolutionnaire, la Maison des Charmettes est classée au titre des monuments historiques de France dès 1905 et a été labellisée "Maison des illustres". C’est aussi un site naturel préservé, et un jardin botanique. Aujourd'hui propriété de la ville de Chambéry, la maison a été transformée en musée au début du XXème siècle sous l'impulsion du sculpteur Mars Valett qui en est devenu le conservateur. Au sujet de la transformation de cette maison en lieu de mémoire du passé rousseauiste, nous pouvons vous conseiller la lecture de cet article de Hélène Cussac et Emmanuelle Lambert : Le devenir-musée de la maison des Charmettes de Jean-Jacques Rousseau : la patrimonialisation d’une demeure à l’épreuve du temps (Culture & Musées, 34 | 2019, 55-80.)
Une visite virtuelle de la demeure est aussi possible sur le site de la ville de Chambéry.
Concernant la ville de Chambéry et plus particulièrement son lien avec la Savoie, il convient de rappeler que ce territoire appartenait alors au Royaume de Sardaigne (dénomination prise par le maison de Savoie suite à la cession forcée de la Sicile à l'Autriche en 1720). Elle fut pour lui une terre de refuge après avoir fuit Genève pour se libérer des coups de son maître d'apprentissage en gravure. Après plusieurs années de pérégrinations, dont une conversion au catholicisme à Turin, il est recueilli en Savoie par Madame de Warens, notamment missionnée comme espionne par le roi de Sardaigne Victor-Amédée II pour accueillir et accompagner les fuyards et nouveaux convertis de Suisse dont il projette d'envahir la partie occidentale (cf. Wikipédia Françoise-Louise de Warens, "article labellisé de qualité").
L'accueil qui lui fut réservé en Savoie, et les impressions qu'il conserve de ce territoire semblent avoir laissé une trace indélébile sur la trajectoire humaine et intellectuelle de Rousseau. La Savoie symbolise une période charnière de sa vie comme le décrit très bien Jean Sgard dans son article Rousseau, la Savoie et les Savoyards :
"De ces années date sa formation affective, morale, sociale, littéraire, musicale. Rousseau a toujours dit qu’il n’avait pas été précoce ; cette maturation savoyarde qui s’étend jusqu’à l’âge de trente ans donne un peu l’impression d’une longue jeunesse protégée."
C'est aussi un territoire qu'il mythifie a posteriori. Avant de monter à Paris, les années savoyardes sont aussi celles de l'aspiration à devenir un homme du monde, une identité à lisser, un accent à masquer. Rousseau veut se fondre dans le modèle français, il admire Voltaire et La Motte et rêve de devenir quelqu'un dans les salons parisiens. Comme l'écrit Jean Sgard, son regard change sur le tard après de lourdes déceptions. Mais ce passé ressurgit pour mieux nourrir ses réflexions philosophiques et politiques. Comment ne pas penser à son analyse de la perversion des hommes par la société dans Du Contrat Social (1762) lorsque l'on avance dans la lecture de l'article ? :
L’éloge de la Savoie et l’évocation d’une jeunesse idéalisée n’apparaîtront en fait dans la carrière de Rousseau qu’après la déception parisienne, le retour à Genève, puis la rupture de 1762.
C’est avec le début des Confessions en 1764 qu’on le voit tout à coup revenir à son passé savoyard. Le climat est alors tout différent ; les défauts de la Savoie sont devenus des qualités précieuses, comme le montre la présentation de Chambéry :
C’est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être serait-ce dommage qu’ils le fussent ; car tels qu’ils sont c’est le meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S’il est une petite ville au monde où l’on goûte la douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c’est Chambéry
(...)
Les qualités propres à ce petit peuple resté en marge de l’histoire sont les qualités naturelles d’une humanité qui n’est pas encore profondément corrompue, qui appartiendrait en quelque sorte à cet âge pastoral ou patriarcal qu’il est arrivé à Rousseau d’évoquer dans le second Discours ou dans l’Essai sur l’origine des langues"
Source : Sgard, Jean. « Rousseau, la Savoie et les Savoyards ». Voix et mémoire, édité par Anne-Marie Mercier-Faivre et Michel O’Dea, Presses universitaires de Lyon, 2012.
Pour rappel, la BmL avait organisé une exposition en 2012 à la bibliothèque de la Part-Dieu qui était intitulée Jean-Jacques Rousseau entre Rhône et Alpes. Vous retrouverez une partie du contenu de l'exposition sur notre site internet.
A la fin des années 1760, des ennuis judiciaires contraignent Rousseau à un exil forcé dans les Alpes, à Grenoble cette fois. Les mémoires de ce séjour très court sont racontées dans deux ouvrages, le journal de l'avocat Bouvier, avec lequel il se brouilla, et le journal de Jean-Jacques Rousseau à Grenoble (numérisé sur Gallica). A nouveau, un sentier emprunté par le philosophe sur les contreforts du Vercors pour se promener et cueillir des plantes prit son nom : désert de Jean-Jacques Rousseau.
En vous souhaitant une bonne journée,
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