Le soft power coréen permet-il de lisser les réalités sociales du pays ?
Question d'origine :
Comment le softpower sud corréen permet-il d’embellir l’image d’un pays confronté à des réalités sociales misogynes et sexistes ?
Réponse du Guichet

Le soft power sud-coréen, porté par la K-pop, les dramas et la gastronomie, projette à l’international une image moderne et harmonieuse du pays, attirant touristes et consommateurs. Cette vitrine culturelle est stratégique et génère de nombreuses retombées économiques. Elle édulcore cependant des réalités sociales marquées par de fortes inégalités de genre et un sexisme persistant. Ainsi, la Corée du Sud bénéficie d’un rayonnement global qui contraste avec ses tensions internes : sexisme, individualisme, inégalités sociales etc.
Bonjour,
Depuis les années 1990, et un premier engouement pour les productions culturelles sud-coréennes en Chine et au Japon, la Corée du Sud n'a cessé de se constituer l'un des soft power les plus puissants de la planète. Le soft power, ou « puissance douce », représente les critères non coercitifs de la puissance, généralement d'un État, et en particulier parmi ces critères l'influence culturelle (source : glossaire de Géoconfluences). Il se caractérise en Corée par le terme d'origine chinois hallyu qui signifie "vague coréenne", qui désigne l'engouement à l’international depuis les années 2000 pour les productions de l'industrie culturelle coréenne tels que la musique (k-pop), les dramas, le cinéma, la bande dessinée ou encore la gastronomie .
Ce phénomène atteint une ampleur inédite en Occident depuis plusieurs années, si bien que l'enthousiasme des fans est une réelle manne économique pour le pays grâce à l'exportation croissante de produits coréens (voir à ce titre l'article du journal le Monde : Le boom de la K-food, soft power coréen des papilles, pour mesurer par exemple la popularité de la cuisine coréenne en France) et aux revenus générés par une activité touristique en hausse constante :
Au cours de la dernière décennie, la Corée est devenue un nouveau centre de production de produits culturels populaires […] capable de traverser les frontières. […] La K-pop, les séries télévisées et les films ont ainsi acquis une popularité phénoménale, devenant un nouveau moteur pour l’expansion des exportations culturelles du pays et faisant partie intégrante de l’image nationale de la Corée. L’enthousiasme conduit souvent les fans de l’Hallyu1 à découvrir d’autres contenus culturels coréens et même à s’intéresser à la langue coréenne. Cet essor de la culture populaire coréenne a également bénéficié à l’image d’autres produits coréens et des modes de vie apparaissant notamment dans les films et les séries ce qui a eu pour effet une augmentation des ventes de produits coréens à l’étranger. Enfin, l’intérêt croissant pour la culture coréenne a entraîné en outre une augmentation du nombre de visites de touristes étrangers.
Source : Agathe Enslen. L’amateur de produits culturels sud-coréens comme créateur et médiateur actif de son image de la Corée du Sud, hors des frontières de celle-ci. Sciences de l’information et de la communication. 2019, qui cite ici une page dédiée au « Hallyu », sur le site du Centre Culturel Coréen de Paris
Indéniablement, ces nouveaux ambassadeurs si populaires ont un impact considérable sur la façon dont le public se représente la société coréenne, son histoire et sa culture etc. Ce soft power sud-coréen permet de projeter à l'international une image moderne, créative et dynamique du pays. Le mémoire d'Agathe Enslen indique qu'il s'agit d'une stratégie délibérée des pouvoirs publics et des chaebols, conglomérats de l'industrie culturelle coréenne, pour accroitre la visibilité de la Corée à l'international et permettre grâce au cinéma, aux séries ou à la musique des retombées économiques en cascade dans tous les autres secteurs d'activité du pays :
L’industrie culturelle coréenne, qui ne cesse de grandir et s’étend depuis quelques années en Europe et en Amérique après avoir conquis l’Asie, doit sa promotion et son essor à deux acteurs majeurs : l’État sud-coréen et les chaebols (conglomérats directement impliqués dans ce secteur). Comme l’explique Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques :
"La force de frappe des chaebols permet de concentrer la production culturelle, la promotion, la diffusion, mais également de générer d’importantes retombées dans d’autres activités, comme les cosmétiques, la mode, le tourisme… Or, les chaebols sont présents dans tous ces secteurs, ce qui signifie qu’en faisant la promotion de la culture coréenne, ils assurent leur propre promotion. C’est donc une stratégie commerciale qui est venue se greffer aux productions culturelles."
L’industrie culturelle coréenne est donc motivée par un intérêt financier qui contribue, par effet de publicité de marques et de séduction des consommateurs, au soft power de la Corée du Sud ainsi qu’à l’essor économique de multiples secteurs coréens tels que ceux de la beauté (Etude House, Whamisa, etc.), de l’automobile (Hyundai, Kia, etc.), de la téléphonie (Samsung, etc.), de l’électroménager (LG, etc.), de la mode ou encore du tourisme (Séoul, Jeju, Busan, etc.).
Source : Agathe Enslen. L’amateur de produits culturels sud-coréens comme créateur et médiateur actif de son image de la Corée du Sud, hors des frontières de celle-ci. Sciences de l’information et de la communication. 2019 (p. 52)
En s’appuyant sur le compte rendu du livre de Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre : K-Pop soft power et culture globale (PUF, 2022), nous pouvons affirmer que l'image renvoyée de la société coréenne au travers de ses productions culturelles "embellit", du moins édulcore, des réalités sociales plus difficiles, complexes et conflictuelles. Ils parlent de "sweet power" (pouvoir doux), à savoir une image sereine et apaisée renvoyée dans les séries ou le cinéma par exemple, et de "diplomatie culturelle". A ce titre, nous vous encourageons à lire le chapitre 3 de ce livre : "Du soft power au sweet power", ou bien de vous imprégner d'un petit compte rendu global de l'ouvrage sur Open Edition : K-pop. Soft power et culture globale
Le "storytelling" choisi par les showrunners des films ou des dramas sud-coréens grand public présente le plus souvent, d'après ces auteurs, un "individu en harmonie avec le monde", pouvant contraster fortement avec la réalité sociale du pays :
D'abord, l'individu n'est pas premier, comme dans les cultures occidentales, mais subordonné aux liens avec la communauté avec laquelle des relations de courtoisie et de déférence doivent être maintenues. Avoir des liens familiaux étroits, faire preuve de piété filiale et croire en une sorte d'affectivité universelle sont des éléments très souvent mentionnés dans les séries sud-coréennes. Ainsi la plupart d'entre elles suivent les évolutions personnelles complexes et douloureuses des personnages, qui se font sans heurter leur entourage, c'est à dire dans le respect d'un collectif qui reste central dans les scénarios.
(...)
(évoquant les protagonistes masculins de la série Mr. Sunshine) : De ces traits découle une valorisation d'un modèle d'individu qui rejette la violence et la sexualisation des relations entre les hommes et les femmes (Oh, 2014, Kim, 2014), et qui est particulièrement sensible aux inscriptions et dynamiques familiales - alors que dans les séries occidentales priment des relations hautement sexualisées.
(...)
Les mêmes considérations valent pour la K-pop. La plupart des groupes et de leurs fans ont des noms qui évoquent une communauté d'amour et d'harmonie : l'acronyme du groupe masculin TXT signifie par exemple "tomorrow by together" et son fandom s'appelle les MOA pour "moments of alwaysness".
Source : Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre : K-Pop soft power et culture globale (PUF, 2022) (p. 115 - 116)
En effet, malgré cette image positive à l’étranger, la Corée du Sud reste aujourd'hui encore confrontée à des inégalités de genre profondes : écart salarial le plus élevé de l’OCDE (source : En Corée du Sud, les femmes et leurs droits face à une vague anti-féministe sur TV5 monde), misogynie persistante, mouvements antiféministes puissants, et sexisme institutionnalisé, pour ne se pencher que sur ce sujet. On retrouve le récit terrifiant des nouvelles oppositions hommes/femmes dans le pays, et notamment un courant masculiniste très puissant sur lequel soufflent les partis politiques, dans cet article de la Fondation Jean Jaurès publié en 2023. Mariages forcés, discriminations à l'embauche, scandales et violences sexuelles et sexistes, réification des femmes etc. il dresse le portrait d'une société extrêmement polarisée et hiérarchisée où l'harmonie sociale est loin d'être de mise. En voici le résumé :
À l’ère du mouvement #MeToo, la société sud-coréenne dévoile pourtant son caractère très conservateur. Tandis que des voix s’élèvent contre une société reposant sur un modèle patriarcal profondément inégalitaire, des contre-mouvements antiféministes, principalement dominés par des jeunes hommes, s’organisent. Portés par des figures charismatiques aux propos virulents, ces mouvements représentent un poids électoral conséquent sur lequel surfent les partis politiques. Comment décrypter cette « guerre des sexes » qui divise la population sur des questions pourtant fondamentales au sein d’une société profondément attachée à ses libertés ?
Source : Le féminisme à l’épreuve du masculinisme en Corée du Sud - Fondation Jean Jaurès.
Un constat similaire est fait dans cet article du Monde : En Corée du Sud, la guerre des sexes bat son plein (2024).
Nous vous conseillons également la lecture de ce mémoire : d'Aran Lim : L’impact de la K-pop : le soft power coréen dans la diplomatie publique (2021, université Sorbonne)
Bonne journée,