Pourrait-il y avoir sans cesse des discussions, des débats sur tout ?
Question d'origine :
Y-a-t-il une chose/un sujet sur lequel tout le monde dans le monde est d'accord? Ou bien y-a-t-il ou pourrait-il y avoir sans cesse des discussions, des débats sur tout?
Réponse du Guichet

Il nous sera délicat d'apporter une réponse à une telle question. Nous vous conseillons plutôt de l'aborder sous l'angle philosophique en vous penchant sur les manières dont cette discipline s'est interrogée sur la vérité. Peut-on établir une vérité absolue, incontestable, qui ne souffrirait aucune discussion ?
Bonjour,
Peut-être pourriez-vous commencer par prendre connaissance de cette proposition de dissertation, tirée du site de France culture, qui essaie de répondre à la question suivante : "Doit-on être sceptique parce que la vérité change avec le temps ?". Vous y apprendrez notamment que le fait que la vérité soit dynamique, évolutive dans le temps, loin d'être un mal - duquel résulterait l'impossibilité d'un consensus définitif - garantit la possibilité du progrès des connaissances.
Selon le célèbre épistémologue Karl Popper, il existe une forme de relativisme qui permet d'approcher, sans jamais l'atteindre complètement, la vérité : "le relativisme critique est la position selon laquelle dans l’intérêt de la vérité de chaque théorie – tant mieux si elles sont nombreuses - doit entrer en concurrence avec d’autres. Cette concurrence consiste dans la discussion rationnelle des théories et leur examen critique. La discussion est rationnelle, cela signifie que l’enjeu est la vérité des théories en concurrence : la théorie qui semble se rapprocher le plus de la vérité dans la discussion critique est la meilleure : et la meilleure théorie évince les plus mauvaises. L’enjeu est ici la vérité".
En sciences donc, la discussion est par essence incessante : "Un consensus scientifique n’est jamais universel : une vérité scientifique a besoin, pour rester une vérité, de contradicteurs qui la confrontent régulièrement à de nouvelles épreuves. Cette confrontation, si elle est réalisée selon un protocole qui obéit aux exigences du raisonnement scientifique, peut aboutir à renforcer cette vérité, à l’infléchir en la modifiant à la marge, ou bien entraîner sa remise en question complète. Dans ce dernier cas, un changement de paradigme opère qui aboutit à abolir une vérité ancienne pour en forger une nouvelle, comme lorsque la théorie transformiste de Lamarck a été abandonnée face à la théorie darwinienne de l’évolution biologique des espèces par sélection naturelle. Toute vérité scientifique n’est donc vraie que tant qu’elle n’est pas invalidée par une nouvelle vérité plus robuste et admise par un nouveau consensus". (source : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/consensus-scientifique-et-verite-en-science)
Mais ce relativisme critique, bien spécifique aux sciences, prend des allures beaucoup moins rigoureuse et éthique depuis que, aux dires de nombreux intellectuels, nous sommes entrés dans l'ère de la post-vérité, où les évidences factuelles sont elles-mêmes remises en question. Dans ce contexte, il est d'autant plus difficile de mettre tout le monde d'accord ! Notamment depuis 2016, au moment où le dictionnaire d'Oxford désigne "post-vérité" comme le mot de l'année, de nombreux ouvrages se sont attaqués à ce phénomène et ses avatars : fake news, faits alternatifs, réinformation... Il s'agit à la fois d'entretenir le dissensus, de jouer l'émotion contre la raison et d'embourber l'interlocuteur dans un marais de contre-vérités. Ce dernier aura alors bien du mal, en raison de la loi de Brandolini, à faire prévaloir la vérité factuelle !
Plus largement, sur le plan des idées et des valeurs, il semble acquis, et en un sens inévitable, que le dissensus soit la norme. C'est même la raison d'être de la politique entendue comme espace public de la discussion. C'est grossièrement résumé le point de vue du philosophe Jürgen Habermas qui pense le désaccord comme constitutif des sociétés et de la vie politique. Son interrogation porte notamment sur les conditions d'un espace public qui permette l'élaboration de consensus favorisant le développement d'un monde en commun. Isabelle Aubert, dans la Valeur du désaccord, rappelle que chez Habermas, "la sphère politique a la tâche d’organiser les conditions institutionnelles d’un « dissensus raisonnable » de manière à ne pas annuler le différend, mais à le rendre fécond pour le vivre-ensemble".
Quelle planche de salut dans cet océan du relativisme où nulle certitude ne semble pouvoir être acquise ? On penserait trouver une assise solide, indiscutable, du côté des vérités mathématiques où X + 0 sera toujours égal, pour tout le monde, à X ! Malheureusement, comme le rappelle l'historien des sciences et de la philosophie Vincent Jullien, même dans ce champ, la certitude s'effrite...
"l’absolue vérité mathématique a vacillé du piédestal où elle s’était crue installée à jamais. Le renversement s’est joué en deux actes : d’abord à l’occasion de la découverte des géométries non euclidiennes, puis lors de la crise des fondements au tournant des XIX et XXe siècles. Lorsque l’on a découvert que le postulat des parallèles (qui garantissait que notre monde sensible ressemblait à celui de la géométrie) pouvait être nié, sans que la validité et la cohérence logique de la géométrie en soit affectées, le choc a été considérable : une des garanties de vérité des mathématiques s’effondrait".
Au fond, comme aurait dit le philosophe Jules Lagneau, "il n'y a qu'une vérité absolue, c'est qu'il n'y a pas de vérité absolue". Et c'est peut-être - en dépit des dérives d'un relativisme mal compris - pour le mieux. Car là où la contestation n'est plus possible, là où la discussion ne peut plus s'instaurer, là où une seule vérité est admise, ne tombons-nous pas en plein totalitarisme ?
Bonne journée,
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