Peut-on objectiver le fait qu’une musique soit mauvaise ?
Question d'origine :
Bonjour chers documentalistes,
La plupart des gens s’accordent sur le fait qu’il y a des goûts différents, notamment en musique, et que tout le monde ne peut pas aimer la même chose. Cependant il y a des personnalités clivantes, je pense à André Rieu, Patrick Sébastien, Kenny G ou des événements comme l’Eurovision, qui déterminent une frontière entre musique et… autre chose.
Avez-vous des références sur ce phénomène ? J’imagine qu’il y a une large part de sociologie, mais peut-être aussi en musicologie ? (Peut-on objectiver le fait qu’une musique est mauvaise ?)
Merci pour votre travail !
Franchès
Réponse du Guichet

Il est impossible de définir objectivement ce qu’est une “mauvaise” chanson, car nos jugements musicaux dépendent avant tout de goûts personnels, eux-mêmes influencés par la culture, l’époque et la position sociale. Comme nous l'apprend David Hume, aucune œuvre n'est par essence bonne ou mauvaise. Seule une interaction entre un sujet (social et situé dans un champ socio-historique) et une œuvre produit un discours sur le beau. Et les sociologues du XXème siècle nous expliquent quant à eux que la musique, comme toute forme d'art, s'insère des logiques de domination et de distinction sociale. Ces normes sont hiérarchisées mais fluctuantes dans le temps comme dans l'espace.
Bonjour,
Non, aucun critère n'est capable de trancher ce qui relève de la "bonne" ou de la "mauvaise" musique. Comme vous le dîtes dans le corps de votre question, tout semble être une "affaire de goûts" et ces goûts sont extrêmement variables selon les individus, les cultures et les époques etc. Partir du principe que chaque goût est socialement situé et construit implique alors de nier toute reconnaissance universelle à une œuvre. Il serait alors impossible de composer un panthéon musical ou artistique sur des critères "objectifs", dont la qualité serait vantée par tous, partout et en tous temps. Pourtant, on note que certains "chefs-d'œuvre" (musicaux, littéraires ou artistiques) suscitent une admiration quasi unanime à travers le temps, les époques etc. Comment expliquer que des entreprises aussi ambitieuses qu'impossibles, d'établir des listes des "500 meilleures chansons de tous les temps" (du célèbre magazine Rolling Stone) aient pu voir le jour ? Comment lister objectivement ces chansons et qui sont les personnes qui ont le recul nécessaire pour s'exprimer et les composer ? A contrario, pouvons nous aussi accorder sur des critères qui puissent déterminer qu'une chanson est fondamentalement "mauvaise ?"
Si l'on remonte le fil de l'histoire de la critique du jugement esthétique, des penseurs comme le philosophe anglais David Hume ont exprimé dès le 18ème siècle quelque chose de fondamental. Pour Hume, dans la Règle du goût (1742), rien n’est ni bon ni mauvais ni beau ni laid par essence. Une œuvre, n'est jugée bonne ou mauvaise qu'à travers la "subjectivité d'un sujet", à savoir l'expérience de l’œuvre par la personne qui la sent comme bonne ou mauvaise.
Pourtant Hume est loin de s'enfermer dans une subjectivité et un relativisme absolus. Il n'est pas dupe et n'essaye pas de dégager des critères d'évaluation de la qualité d'une œuvre mais plutôt de construire des normes permettant d'émettre des jugements esthétiques les plus éclairés possibles. En somme, que la beauté soit relative n’interdit pas de rechercher une norme du goût. Pour cela il tente de construire une norme empirique de jugement fondée sur les qualités du critique idéal qui aurait :
Une délicatesse de perception, c'est à dire des sens développés capables de détecter les plus fines nuances de la création artistique.
Une pratique assidue, à savoir une expérience approfondie des œuvres d'art permettant des comparaisons éclairées entre elles.
Un jugement "sans préjugés".
Du bon sens, suffisamment pour pouvoir analyser les structures de l'œuvre.
Pour mieux comprendre David Hume, nous vous recommandons la lecture de ce blog de l'Académie de Versailles mais aussi cette vidéo YouTube qui vulgarise sa pensée : "La norme du goût".
On comprend qu'une œuvre n'est pas bonne ou mauvaise intrinsèquement, mais que c'est le discours produit sur une œuvre qui lui donne ou lui ôte une part de valeur. Pour chaque époque et chaque groupe sociale, des normes hiérarchisent les œuvres culturelles. Il y a des hauts et des bas en perpétuelle évolution dans un marché aussi symbolique que la musique (pensez à la particularité de cet art essentiellement immatériel). Ces normes s'expriment au travers de certains groupes sociaux, des médias, des institutions qui ont la capacité d'imposer leurs vues. Elles ne sont pourtant pas stables et beaucoup de changements peuvent s'observer sur le temps court dans un marché en perpétuelle recomposition. Ce qui était méprisé un jour, jugé mauvais, faible peut se trouver encensé ou plutôt "légitimé" comme le dit la sociologie. Au contraire, certaines œuvres ou artistes connaissent un déclassement spectaculaire et peuvent rapidement se retrouver rangés du côté des ringards et des "has been".
Nous vous proposons la lecture de ces extraits de l'ouvrage La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi du sociologue Bernard Lahire (La découverte, 2004), pour résumer avec brio ce que nous venons d'exprimer maladroitement :
L'étude sociologique un temps soi peu précise fait apparaître les guerres symboliques perpétuelles que se mènent dans toutes les régions du monde social, au sein des plus petites communautés : si l'amateur de musique classique ou de jazz considère avec mépris la variété, la techno ou le rap comme des non-musiques, le fan de rap peut renvoyer pour sa part l'amateur de techno à sa "nullité musicale" , le consommateur de heavy métal à sa "brutalité", les passionnés de musique classique ou de variété à sa "ringardise", et le fervent défenseur de Jennifer Lopez pourra rejeter la jeune Lorie aux enfers de la "musique pour gamine" : ce qui, vue de loin, semble "identique " (Britney Spears et Cristina Aguilera, Alizée et Lorie), fait encore vu de près l'objet de multiples divisions. Le nombre de luttes possibles est à la mesure du nombre de genres et sous-genres culturels.
Mais la guerre symbolique de tous contre tous ne signifie pas que chacun dispose de moyens équivalents de se battre et d'imposer ses vues.
(...)
Que le haut ne soit pas perçu comme enviable par tous à tout moment, qu'il soit même dénigré (culture de vieux, culture chiante, culture morte etc.) par ceux qui en sont tellement éloignés qu'ils n'ont guère d'intérêt à lui rendre un quelconque hommage en dehors des situations d'obligation scolaire ne remet pas en cause les rapports de force objectifs entre arbitraires culturels, dominants et dominés.
(...)
Chaque variation d'un niveau de légitimité culturelle à l'autre prend subjectivement un sens positif ou négatif, d'élévation ou d'abaissement, de montée ou de descente, d'avancée ou de régression, de maitrise ou de laisser-aller : "ce serait tomber bien bas", "je peux pas m'abaisser à ça" etc. Même ceux qui déclarent des pratiques peu légitimes sur le mode non honteux n'en oublient pas pour autant les hiérarchies entre leurs différentes pratiques.
Source : La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi, Bernard Lahire (La découverte, 2004) (p. 672-673)
En lisant ces extraits nous saisissons bien les rapports de domination inhérents et les logiques de distinction (qui sont des logiques identitaires) qui s'expriment au travers nos gouts musicaux. Ces remarques emboîtent ainsi le pas à l'une des plus célèbres critique du jugement social, à savoir l'essai La Distinction (1979), du sociologue Pierre Bourdieu, pour lequel la culture sert d’outil de distinction et de domination symbolique dans la société. Il défend que nos goûts culturels et nos jugements esthétiques ne sont pas purement personnels, mais sont largement déterminés par notre position sociale et parvient à la conclusion terrible que "nos goûts sont des dégoûts". Ce dégout du gout des autres bouleverse l'idée d'un goût naturel et vient renforcer l'idée que la culture, comme la musique, sont des marqueurs identitaires très forts placés sur un marché symbolique hiérarchisé.
Ecoutez ce petit reportage France Culture où Bourdieu introduit chez Bernard Pivot l'objet de sa recherche et ses conclusions : Pierre Bourdieu : "Nos goûts sont des dégoûts".
Pour en venir notamment aux exemples que vous citez, nous pouvons remobiliser le sociologue Bernard Lahire qui s'intéresse dans un chapitre du même livre au violoniste néerlandais André Rieu qui a connu énormément de succès en familiarisant un public populaire aux "musiques savantes". Cette musique dite "de mauvais goût" remplit paradoxalement davantage certaines fonctions sociales (créer du lien, être accessible, fédérer etc.) que des œuvres savantes, plus circonscrites dans leur diffusion et aux propriétés plus "esthétiques".
Il souligne aussi beaucoup plus les fonctions pratiques de ses concerts ou de ses disques que leur caractère proprement esthétique et énonce explicitement ses ambitions ; "jouer de la musique pour le plaisir du public" et le "transporter dans un monde de rêve".
(...)
L'interprétation sociologique d'une offre musicale comme celle que propose André Rieu est particulièrement difficile tant la tentation légitimiste est grande. Le point de vue légitimiste soulignera aisément la dimension stratégique, commerciale et publicitaire de l'entreprise afin de démontrer le caractère peu "authentique" de la démarche musicale, mettra en cause la défiguration des oeuvres classiques et le manque de respect à leur égard que représentent arrangements, ajouts, coupures etc. (...)
L'ensemble des arguments légitimistes ne peut cependant faire oublier qu'André Rieu, comme les promoteurs d'un Shakespeare populaire avant lui, opère objectivement un travail de familiarisation de certains thèmes musicaux classiques auprès d'un public que les cadres et les formes les plus académiques, savants et sérieux rebutent et maintiennent ordinairement à distance.
Source : La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi, Bernard Lahire (La découverte, 2004) (p. 649 - 650)
Ici la simplicité s'oppose à la technique et on s’aperçoit bien qu'il est difficile d'établir un classement entre deux morceaux qui relèvent d'intention différentes. André Rieu n'a pas l'intention de révolutionner la musique et ne se compare pas à Wagner tandis que Patrick Sébastien n'a pas écrit "La quéquette à Raoul" avec l'ambition de concurrencer les textes de Jacques Brel ou Léo Ferré. En revanche, il serait envisageable de dire que "Les Sardines" sont une très bonne chanson "populaire" et que Patrick Sébastien est un bon auteur de chanson "grivoise". Tout dépend d'où nous mettons le curseur...
En somme nous pouvons retourner le problème dans tous les sens, ni la technique affichée par les musiciens (comme la complexité harmonique ou la maîtrise instrumentale), ni le succès (populaire ou critique), ni l'audace ou l'originalité d'un morceau (qui est toujours située dans un champ culturel donné) ne permettent de reconnaître universellement (c'est à dire en tout temps et par tous) la valeur ou non d'une musique. Pour des auteurs comme Hume, le beau n'est ni purement subjectif ni absolument objectif mais c'est un sentiment qui émerge du dialogue entre une œuvre et un spectateur éduqué doté d'une certaine expertise. Il est pourtant difficile de s'extraire totalement de ses préjugés. Les sociologues du XXème siècle nous apprennent que le jugement esthétique, loin d’être neutre, est ainsi façonné par nos appartenances, nos histoires personnelles et collectives, et les logiques de distinction qui structurent la société En définitive, la valeur d’une chanson ne réside pas sur des critères objectifs, mais dans le regard qu'un individu porte sur elle. Celui-ci est toujours situé donc toujours relatif...
Bonne journée,
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