Comment expliquer ce choix syntaxique dans ce poème de G. Apollinaire ?
Question d'origine :
Bonjour,
Il y a un poème d'Apollinaire que j'affectionne et me récite depuis longtemps, et aujourd'hui subitement me vient une question syntaxique. Il s'agit du poème Cors de Chasse, tiré du recueil Alcools. Première strophe :
" Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique "
Pourquoi dans ce dernier vers le verbe "rendre " n'est-il pas conjugué à la troisième personne du pluriel ? J'aurais pensé que "nul drame" + "aucun détail" vont ensemble et devraient former un pluriel auquel accorder "rendre" : ' ... ne rendENT notre amour pathétique "
Est-ce parce qu'il s'agit de deux "absences" (il n'y a ni "drame" ni "détail "), et qu'il existerait une règle grammaticale voulant que deux "nuls" additionnés ne font pas un pluriel ?
Ou alors, est-ce lié à la manière dont Apollinaire a pensé son poème, le sens et donc la structure qui en découle ? Je m'explique : peut-être a-t-il voulu seulement relier "aucun détail" au verbe rendre - et donc expliquer que leur amour n'est pas pathétique CAR il est sans "détail Indifférent" ? Auquel cas le poète relierait "Nul drame hasardeux ou magique " au vers d'avant, et donc il nous faudrait voir l'absence de "drame..." comme qualifiant le "masque du tyran" ?
Je ne sais pas si ma question est très claire, ce n'est pas simple de s'expliquer sur ce genre de précision par écrit. Je me dit qu'il faudrait se tourner autant vers un spécialiste de la poésie de Guillaume Apollinaire que vers un expert en syntaxe grammaticale . En tout cas j'aimerais vraiment bien pouvoir comprendre pourquoi, en écrivant ce poème en 1913, Apollinaire a fait ce choix d'écriture.
Peut-être saurez-vous apporter un éclairage, ou une personne ressource à contacter ?
Merci d'avance,
Pauline.
Réponse du Guichet

Dans le poème "Cors de chasse", Apollinaire emploie le verbe "rend" au singulier car les sujets ("Nul drame... ou magique / Aucun détail indifférent") sont reliés par "ou", indiquant que chaque élément est nié séparément (négation distributive); grammaticalement correct, ce choix renforce aussi l’effet poétique.
Bonjour
Vous cherchez à comprendre un choix syntaxique dans la première strophe du poème "Cors de chasse" de Guillaume Apollinaire.
"Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique"
Effectivement, on peut s'attendre à première vue à lire "Ne rendent" au pluriel, parce que le sujet semble être les éléments précédents : "Nul drame hasardeux ou magique / Aucun détail indifférent" — ce qui donnerait deux éléments, donc un pluriel.
Mais en fait, le sujet du verbe "rend" est composé de deux éléments coordonnés par "ou", et c’est là que se joue toute la subtilité grammaticale et poétique.
Explication grammaticale :
Quand deux sujets sont unis par "ou", le verbe peut rester au singulier si l'on considère que l'un exclut l'autre (ce qu’on appelle une coordination disjonctive).
Dans le vers :"Nul drame hasardeux ou magique / Aucun détail indifférent / Ne rend notre amour pathétique", on peut comprendre : Ni un drame hasardeux, ni un drame magique, ni aucun détail indifférent ne rend notre amour pathétique.
Autrement dit : aucun de ces éléments pris séparément ne rend l’amour pathétique. Il s’agit donc d’une négation distributive : chaque élément pris seul est nié. Et comme ils sont pris un par un, le verbe reste au singulier.
Un exemple parallèle pour clarifier : "Aucune explication ou excuse ne convainc le juge." Même si on a deux éléments (explication et excuse), le verbe reste au singulier, parce qu’on considère qu’aucune des deux ne suffit à elle seule, et non qu’elles sont combinées.
Pourquoi ce choix dans le poème ?
Nous dirions que c’est à la fois un choix grammatical juste et un effet poétique subtil. Le poète veut sans doute insister sur le fait qu'aucun drame, ni magique ni hasardeux, aucun détail, aussi insignifiant soit-il, pris isolément, ne rend l’amour pathétique. Ce qui renforce la gravité noble de leur amour — il est hors du commun.
En résumé : Le verbe "rend" est au singulier parce que le sujet est une énumération disjointe : chaque élément est pris individuellement, et donc le singulier est grammaticalement correct et poétiquement expressif.
Mais, et c'est une dernière subtilité, Apollinaire aurait parfaitement pu écrire au pluriel, comme vous le soulignez. En effet, le Bon usage de la langue française de Maurice Grévisse nous précise que "Lorsque chacun des termes d'une coordination (surtout implicite) est un pronom distributif ou est accompagné d'un déterminant distributif, les receveurs se mettent souvent au singulier, mais le pluriel est admis, lui aussi, surtout si les termes sont unis par une conjonction."
Bonne journée,
DANS NOS COLLECTIONS :
Commentaires 1
