Une bonne culture générale est-elle signe d'appartenance à la classe sociale bourgeoise ?
Question d'origine :
La culture, la bonne éducation, les connaissances, le savoir sont souvent pris pour un signe qu'une personne appartient à la classe sociale bourgeoise, que c'est en effet une personne qui possède ou du moins vient d'un milieu qui possède beaucoup d'argent...cela est-il vrai? Ou bien l'éducation, la culture, les connaissances ne sont elles pas le signe d'appartenance à la classe sociale bourgeoise?
Réponse du Guichet

Depuis les débuts de la sociologie comme science, des sociologues se sont intéressés à la question des pratiques culturelles des individus et des groupes sociaux. Très vite, il est apparu avec Pierre Bourdieu qu'il existait des classes sociales dominantes cherchant à se distinguer par son ethos, à savoir ses goûts culturels, une "bonne éducation" et une "culture légitime".
Comme le montre le philosophe Adorno, la diffusion très large d’une culture industrialisée, notamment dans des domaines comme le cinéma ou la musique, brouillent les frontières des cultures de classe. De nouveaux concepts ont aujourd'hui vu le jour ("la société liquide" et "l'homme pluriel") développant l'idée de l'existence d'une diversité de socialisations, qui s'entrecroisent pour former un ethos aux influences diverses.
Néanmoins, Philippe Coulangeon montre que malgré la massification de l’enseignement et de la culture, les notions de distinction et de capital culturel conservent une grande pertinence dans l’analyse de la stratification sociale car la distinction sociale a glissé de pratiques culturelles marquées par l’élitisme des goûts à la revendication de leur éclectisme et de leur cosmopolitisme.
Bonjour,
Vous souhaitez savoir si la culture, le savoir et la bonne éducation sont le signe d'appartenance à la classe sociale bourgeoise.
Pour le sociologue des années 80, Pierre Bourdieu, des mécanismes discrets de distinction sociale et de domination sont à l’œuvre dans les attitudes sociales et culturelles d'un individu qui forment son éthos, à savoir la partie la plus visible et la plus mondaine de sa personne :
À partir du XIXe siècle, la notion d’ethos devient un concept d’analyse des comportements moraux et sociaux en sciences sociales, utilisé d’abord par les sociologues comme Max Weber et plus tard Norbert Elias. Il caractérise les normes et les valeurs éthiques, intériorisées par les individus selon différents modes et lieux de socialisation en fonction de leurs milieux d’appartenance, qui façonnent leur comportement dans une situation sociale donnée sur le registre du bien et du mal. Dans les années 1980, les travaux de Pierre Bourdieu envisagent l’ethos non plus dans une logique de « prédétermination » mais de « transaction » ; le concept se réfère aux dispositions éthiques et aux stratégies mises en place et actualisées par un individu ou un groupe social pour renvoyer l’image qu’ils ont de leur position sociale, justifiant également leurs pratiques sur le plan familial, politique, économique, social ou culturel.
Source : Conflits de l’ethos : entre représentation sociale et pratiques du pouvoir. Revue historique, 705(1), 91-92, 2023
Clara Degiovanni, journaliste à Philosophie magazine, apporte ses réflexions, tirées de son expérience vécue à hypokhâgne, sur les codes visibles de la classe bourgeoise à savoir sa maîtrise de "la culture légitime" et son dégoût du "vulgaire", provoquant un sentiment de honte et de ne pas être à sa place pour les personnes ne s'y conformant pas :
L’enseignement dispensé en classes préparatoires était exceptionnel, et je n’ai jamais autant appris qu’à cette période. Mais j’y ai aussi découvert qu’il ne suffit pas d’accumuler un certain capital culturel pour être intégré dans un milieu bourgeois et cultivé. Pour être dans le coup et briller, il faut apprendre à rejeter ce qui est « vulgaire ». Cette forme de dégoût se théâtralise, elle s’étale. Faites des moues, pincez-vous le nez, dites « c’est à vomir », exagérez votre rejet, et vous serez intégrés parmi les gens chic et savants. Les goûts, estime Bourdieu dans La Distinction (1979), « sont avant tout des dégoûts faits d’horreur ou d’intolérance viscérale pour les goûts des autres ». Les classes préparatoires sont en ce sens un moment d’apprentissage accéléré du dégoût. Pour s’y sentir bien, c’est-à-dire « à sa place », il faut apprendre à détester les romans de gare et tout ce qui est considéré comme « facile », pas assez « subtil ». [...]
Dans le monde social, explique Bourdieu, chacun cherche à se distinguer « des groupes les plus proches dans l’espace social, avec qui la concurrence est la plus directe et la plus immédiate ». Les armes de cette petite guerre sociologique quotidienne – souterraine et discrète – sont les moqueries et le mépris. Les dégâts collatéraux sont la honte, le sentiment de ne pas être à sa place. [...]
La stratégie d’intégration consistant à puiser dans le répertoire supposé de la « culture légitime » est vouée à l’échec, car les fins connaisseurs ont souvent un coup d’avance. Interrogés sur leurs goûts musicaux, par exemple, ils proposent des titres originaux, peu connus du grand public. J’ai ainsi appris en lisant Bourdieu que les classes les plus cultivées et les plus aisées préféreront Le Clavecin bien tempéré de Bach au Boléro de Ravel.
À ce titre, les récits des transfuges ne sont pas seulement des biographies personnelles. Ils se présentent aussi comme de véritables répertoires d’observations sociologiques dans lesquels les personnes issues des classes populaires prennent les bourgeois pour objet d’étude. Leurs auteurs mettent ainsi au jour les mécanismes discrets de distinction et de domination qui constituent autant de freins invisibles, mais puissants, à l’ascension sociale. Ces discours de transfuges complètent ainsi les didascalies qui manquaient à certains, en leur donnant parfois la possibilité d’occuper le premier rôle.
Source : Devenir bourgeois, ça s’apprend ? (2023)
À ce titre, nous vous conseillons la lecture du roman autobiographique d’Édouard Louis Changer [Livre] : méthode (2021) où l'auteur évoque son arrivée au lycée, la confrontation à une classe sociale plus aisée et la nécessité pour lui de se réinventer, avec l'aide de son amie, Elena.
Dans les romans autobiographiques qui racontent ces changements de classes (les vrais), on retrouve un schéma narratif commun, d'après la linguiste Laélia Véron : "D'abord, le milieu dominé ; ensuite un élément perturbateur, la rencontre d'autres mondes sociaux via l'école, via des rencontres individuelles ; puis des péripéties : le ou la transfuge qui est confronté à des difficultés, à du mépris social, à ce qu'on appelle de la violence symbolique ; souvent des sentiments de déchirement, de honte ; et enfin une résolution par l'accès à l'écriture, par l'accès à la parole publique."
Source : Transfuges de classe, des récits politiques ? Par Elsa Mourgues, le mercredi 5 juin 2024 (France culture)
Nous vous invitons également à lire l'ouvrage dirigé par Édouard Louis et en collaboration avec Annie Ernaux : Pierre Bourdieu, l'insoumission en héritage [Livre] / sous la direction de Édouard Louis, 2016 :
Quel est l'héritage de Pierre Bourdieu aujourd'hui ? Quel apport son œuvre fournit-elle à l'élaboration contemporaine de nouvelles théories et de nouvelles politiques ? La pensée de l'auteur de "La distinction" continue à servir de point d'ancrage à ceux qui entendent fournir des instruments de réflexion et de critique de la réalité. Chacun à leur manière, les auteurs de ce recueil montre à quel point Pierre Bourdieu constitue une source inépuisable pour aborder des sujets aussi divers et actuels que la domination et la reproduction sociale, les rapports de classe, les théories de la reconnaissance et de la justice, l'amour et l'amitié, les luttes et les mouvements sociaux, la politique et la démocratie, etc. Ces textes s'efforcent de mettre au jour ce que Pierre Bourdieu a rendu pensable et visible bien au-delà de la sociologie, c'est-à-dire dans tous les espaces de la création : la littérature, l'art, l'histoire ou encore la philosophie. Faire vivre Bourdieu, ce n'est pas seulement faire vivre une doctrine. C'est avant tout réactiver une attitude : l'insoumission. [Source : éditeur]
Parallèlement à la pensée bourdieusienne qui décrit des milieux socio-culturels sédimentés imprégnant l'éthos de celui qui s’y insère durablement, le philosophe Theodor Adorno développe le concept de culture de masse qui brouille les frontières des cultures de classe : le développement de la société de consommation et de l’industrie culturelle, couplé à la démocratisation scolaire, entraine la diffusion à grande échelle de produits culturels uniformisés, qui traversent les frontières géographiques et culturelles :
La diffusion très large d’une culture industrialisée, notamment dans des domaines comme le cinéma ou la musique, a brouillé les pistes, et les classes supérieures ne semblent pas apprécier moins que les autres la pop culture mondialisée, tandis que les lieux d’acquisition de la culture légitime, notamment les filières universitaires littéraires, sont désertées par les enfants de la bourgeoisie.
Source : Note de lecture : Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes, 2021. Par Yann Sambuis (Hypothèses, 2022)
De nouveaux concepts contemporains ont également fait leur apparition comme celui de la "société liquide", terme inventé par le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman), pour montrer le brouillage des classes sociales :
La société liquide d’aujourd’hui s’oppose à la société solide d’autrefois, celle des systèmes de classes sociales rigides et relativement étanches, celle de l’autorité de l’homme, celle du pouvoir du patron ou du propriétaire, celle de l’autorité étatique difficilement contestée. Les relations de pouvoir existent encore, mais elles sont davantage encadrées, avec des contre-pouvoirs plus étendus tels que les chartes des droits de la personne, le recours aux ombudsmans, les enquêtes des médias, etc.
Source : La société est devenue liquide (Université Laval, 2016)
Le concept de "l’homme pluriel" (titre de l'essai du sociologue français Bernard Lahire) promeut l'idée de l'existence d'une diversité de socialisations, qui s'entrecroisent pour former un ethos aux influences diverses, non unifié : on peut en même temps être ouvrier, aimer le football, apprécier la musique classique, être écologiste...
L'homme que les sciences humaines et sociales prennent pour objet est le plus souvent étudié dans un seul contexte ou à partir d'une seule dimension. On l'analyse en tant qu'élève, travailleur, consommateur, conjoint, lecteur, pratiquant d'un sport, électeur, etc. Or, dans des sociétés où les hommes vivent souvent simultanément et successivement des expériences socialisatrices hétérogènes et parfois contradictoires, chacun est inévitablement porteur d'une pluralité de dispositions, de façons de voir, de sentir et d'agir. S'interroger sur les manières dont la pluralité des mondes et des expériences s'incorpore au sein de chaque individu, observer son action sur une diversité de scènes, voilà l'horizon scientifique vers lequel tend cet ouvrage.
Source : L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action / Bernard Lahire. Nathan, pp.271, 1998, Essais et Recherches
Philippe Coulangeon, dans son livre Culture de masse et sociétés de classes : le goût de l'altérité (2021), développe la thèse selon laquelle la manifestation de la distinction sociale, notamment en termes de capital culturel, a progressivement glissé de pratiques culturelles marquées par l’élitisme des goûts à la revendication de leur éclectisme et de leur cosmopolitisme : on assisterait ainsi à une gentrification des cultures populaires, appropriées par les classes supérieures dans une relation très asymétrique où, à l’inverse, la culture des élites ne se diffuse pas vers le bas de l’échelle sociale.
Les classes supérieures ne se distinguent plus en rejetant le rap au profit de l’opéra, les blockbusters d’Hollywood au profit du cinéma d’auteur, Harry Potter au profit de Balzac. Elles affirment apprécier les deux et savoir les apprécier – qui en vinyle, qui en VO. Tant celui qui ne pratique que la culture de masse mondialisée sans ces marques de distinction que celui qui s’accroche à une sacralisation de l’ancienne culture légitime révèlent involontairement leur étrangeté à l’élite sociale. Culture populaire et culture de masse deviennent paradoxalement des instruments de la distinction des élites sociales, caractérisées désormais par l’ouverture et la diversité de leurs pratiques culturelles et le monopole du bon usage de ces pratiques. [...]
Philippe Coulangeon, qui réalise une synthèse très complète des travaux du dernier demi-siècle en sociologie culturelle, montre que malgré la massification de l’enseignement et de la culture, les notions de distinction et de capital culturel conservent une grande pertinence dans l’analyse de la stratification sociale. En matière culturelle comme en matière économique, les classes supérieures se distinguent en effet par leur capacité à s’adapter aux évolutions sociales pour défendre et conserver leur position dominante.
Source : Note de lecture : Philippe Coulangeon, Culture de masse et société de classes, 2021. Par Yann Sambuis (Hypothèses, 2022)
Enfin, nous vous orientons vers la réponse du Guichet du savoir, à l'une de vos précédentes questions Tout le monde ne se nourrit-il pas de "culture" ?, pour rappeler que notre besoin de culture, au sens anthropologique, est immense et fait partie de la vie de tous !
Au delà du clivage "culture populaire" et "culture classique" qui tend à s'estomper, la culture n’est-elle pas pratiquée par tous ?
Il existe une acception universelle de culture opposée à la nature, comme l’explique Gisèle Sapiro dans son article Culture, vue d’ensemble de l’Encyclopédie Universalis. La culture dans cette acception large désigne une activité propre à l’homme, faisant partie de la vie de tous.
"Par définition, la culture désigne tout ce par quoi l’homme érige son propre monde, cette faculté transcendante qui l’empêche de se satisfaire du simple donné naturel. [...] La culture renvoie au processus de spiritualisation de la matière, à l’humanisation de la nature, en soi comme en dehors de soi".
Source : À quoi sert la culture ? dans la revue en ligne Diacritik
Le confinement suite au Covid a mis en évidence ce besoin de culture, qui sous toutes ses formes aide à passer les épreuves, provoque joies, réflexions et émotions.
Source : Tout le monde ne se nourrit-il pas de "culture" ? (Guichet du savoir, le 21/01/2025)
Sources bibliographiques disponibles à la BmL
Pierre Bourdieu, l'insoumission en héritage [Livre] / sous la direction de Édouard Louis, 2016
Mainstream : [Livre] : enquête sur la guerre globale de la culture et des médias / Frédéric Martel, 2020
Kulturindustrie [Livre]: : raison et mystification des masses / Theodor Wiesengrund Adorno & Max Horkheimer ; traduit de l'allemand par Éliane Kaufholz, 2019
La vie liquide [Livre] / Zygmunt Bauman ; traduit de l'anglais par Christophe Rosson, 2013
Monde pluriel [Livre] : penser l'unité des sciences sociales / Bernard Lahire, 2012
Les métamorphoses de la distinction [Livre] : inégalités culturelles dans la France d'aujourd'hui / Philippe Coulangeon, 2011
Culture de masse et sociétés de classes [Livre] : le goût de l'altérité / Philippe Coulangeon, 2021
Sociologie des pratiques culturelles [Livre] / Philippe Coulangeon, 2016
Bonne journée à vous,