Pourquoi et comment les hommes préhistoriques ont crée des œuvres artistiques ?
Question d'origine :
Je recherche un ou des ouvrages qui évoquent comment et pourquoi les hommes préhistoriques ont commencé à créer des oeuvres artistiques
Réponse du Guichet

L’irruption soudaine des images au début du Paléolithique supérieur, il y a environ 40 000 ans, sur tous les territoires conquis par homo sapiens, révèle les extraordinaires capacités cognitives des premiers hommes modernes et pose la question de la fonction du phénomène artistique.
La diversité de l'art préhistorique, sa richesse et la complexité des associations symboliques, rendent son interprétation unique et globale périlleuse : dans les grottes ou sur les objets, l'art exprime une façon de penser le monde, de penser l’autre, d’organiser la vie sociale et spirituelle, de se situer par rapport au vivant, etc...
Nous vous conseillons un ouvrage de référence et des lectures aux approches plus spécifiques, consultables à la BmL.
Bonjour,
Vous souhaitez savoir comment et pourquoi les hommes préhistoriques ont commencé à créer des œuvres artistiques. Voici quelques éléments de réponse puis des pistes de lecture.
Concernant le "comment" (au sens d'ensemble de causes et d'actions qui ont fait qu'une chose arrive), on sait que la création artistique apparaît trente mille à quarante mille ans avant notre ère, au moment où le cerveau d'Homo sapiens offre, avec ses lobes frontaux développés, des capacités fonctionnelles sans précédent rendant possible l'acte de représenter, d'introduire de l'imaginaire pur dans la matérialité concrète des objets et des parois rocheuses. L'Encyclopédie Universalis revient sur ce lien organique entre les premières images préhistoriques et le cerveau évolué de l'homme préhistorique moderne :
Près de trois millions d'années séparent les premiers outils fabriqués par l'homme des premières images préhistoriques : cette longue période, équivalente de celle qui marqua l'émergence de Homo au sein des Hominidés quelque part en Afrique orientale, est dominée par un phénomène évolutif spécifique à l'homme : sa cérébralisation. [...]
Ce lien en quelque sorte organique entre le cerveau évolué de l'homme préhistorique moderne et la création artistique dont il est l'auteur s'inscrit dans la perspective des comportements métaphysiques proprement et exclusivement humains attestés par des sépultures aménagées dès le Paléolithique moyen, deux à trois dizaines de millénaires auparavant : une bonne trentaine d'inhumations individuelles ou collectives, réalisées par des Néandertaliens (Homo sapiens neandertalensis) en Europe et au Moyen-Orient.
Cependant, l'acte de représenter, c'est-à-dire d'inventer entre soi et son univers une forme, de l'inscrire pour durer dans la pierre ou l'os, [...], est absolument nouveau et conduit à notre modernité, celle du visuel et de l'abstrait.
Source : Art préhistorique (Encyclopédie Universalis)
Les formes d'art préhistorique monumentales – art rupestre et art pariétal – ou mobilières – les objets et supports amovibles, se caractérisent par la capacité humaine d'abstraction (les files d'animaux, d'hommes, d'armes... témoignent de la conception de type de numération) et de figuration par les deux thèmes majeurs privilégiés : l'homme et les animaux.
Si les travaux d'avant 1970 laissaient croire à des origines européennes, on sait maintenant que l''apparition du phénomène artistique est universel, l'universalité résultant de celle d'homo sapiens qui, en conquérant le monde au cours de ces quatre dernières dizaines de millénaires, s'approprie de nouveaux espaces tout en les peuplant d'images :
En Australie, des travaux ont donné des datations absolues au carbone 14 archéologiquement bien fondées ; celles-ci montrent que d'assez nombreux ensembles gravés ou peints en abris et en grottes sont contemporains de l'art pariétal magdalénien de France et d'Espagne ; certains sites ont même plus de vingt mille ans ; ils sont donc plus anciens que l'essentiel de l'« art occidental préhistorique ». Il en est de même sans doute en Amérique du Sud, au Brésil notamment, mais aussi en Argentine et au Chili, où les sites correctement datés au-delà de 10 000 B.P. (before present), voire 15 000 B.P. et plus, se multiplient sous l'effet de recherches intensives développées à partir de 1980. L'Afrique et l'Asie – l'Inde en particulier – offrent aussi une multitude de sites d'art rupestre appartenant à des cultures anciennes dont les modes de vie permettent de les comparer aux cultures du Paléolithique supérieur européen.
Source : Ibid.
Ce constat d'universalité atteste du caractère fondamental et essentiel de l’art, qui rejoint le "pourquoi" de votre question, à savoir les fonctions du phénomène artistique préhistorique. Wikipédia cite les différentes théories interprétatives de l'art préhistoriques, des interprétations globalisantes à l'interprétation actuelle pluraliste :
- L'art pour l'art selon l'école matérialiste : cette théorie, dont un des premiers défenseurs est Gabriel de Mortillet, est reprise récemment par Nicholas Humphrey qui rapproche la naissance de l'art préhistorique de l'absence d'intention des artistes autistiques, dans son ouvrage Art, Autism, and the Evolution of the Human Mind, 1998. Cette théorie apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle marquée par l'anticléricalisme militant de préhistoriens éminents.
- L'art comme recours au totémisme, évoqué par Joseph Déchelette ou l'abbé Breuil qui insère cet art dans la reconnaissance plus vaste de pratiques religieuses (thèse remise au goût du jour avec l'archéologue Emmanuel Anati qui parle de proto-religion) : les animaux représentés seraient les animaux-totems, les ancêtres d'un clan auxquels les hommes rendent un culte. Cette théorie est sévèrement critiquée. Alain Testart propose une interprétation totémiste renouvelée en 2016, elle aussi critiquée.
- L'art comme rituel de la chasse magique : hypothèse développée en 1914 par Salomon Reinach qui imagine que les représentations d'animaux ou de scènes de chasse donnent aux hommes préhistoriques le pouvoir magique de possession et de domination sur la bête, leur assurant ainsi une chasse fructueuse.
- l'art comme rituel chamanique communiquant avec les esprits surnaturels : la théorie du chamanisme pariétal proposée par Horst Kirchner (de) (1952) et André Glory (1964), est modernisée par David Lewis-Williams et Thomas Dowson et introduite en France par Jean Clottes (Pourquoi l'art préhistorique ? [Livre] / Jean Clottes, 2011)
- L'approche structuraliste d'André Leroi-Gourhan dans les années 1960 qui démystifie les interprétations précédentes. Selon lui, le système iconographique de l'art paléolithique est structuré selon une partition binaire qui recouvre un dualisme sexuel complémentaire, un couplage constant avec la présence de signes masculins plutôt à l'entrée et au fond des cavernes, ou dans des espaces étroits, et des signes féminins, dans les espaces plus ouverts, ce qui débouche sur le concept de la féminité de la caverne (creuse).
- L'art comme représentations rupestres et pariétales liées aux mythes de la région où elles se trouvent, mythes locaux encore présents chez les populations actuelles (thèse mythologique). C'est dans ce cadre que s'est développée la thèse de l'art comme témoignage d'une hiérarchie sociale permettant à une caste de se prévaloir de ses origines mythiques.
- L'art paléolithique non considéré comme de l'art : cette conception utilitariste des préhistoriens anglo-saxons suppose que les hommes préhistoriques ont des préoccupations non esthétiques mais fonctionnelles, et insiste sur le rôle social des œuvres d'art pariétal perçues comme des expressions symboliques de rites de formation, d'initiation, de fécondité, de rituels de préparation à la chasse, d'invocation magique, de rituels de communication avec les esprits (chamanisme, revivification des animaux selon les saisons), etc...
La majorité des préhistoriens considèrent que ces théories ne sont pas exclusives les unes des autres et se sont rangés
à l'idée que toute tentative d'explication relative aux significations de l'art préhistorique était vouée à l'échec, une démarche forcément située pour des raisons de subjectivité hors du champ scientifique.
Source : Grotte Chauvet [Livre] : géants de pierre : essai / Marc Bruet, 2018
La diversité de l'art préhistorique rend en effet son interprétation unique et globale périlleuse :
[L'art] peut s'adresser à une collectivité plus ou moins étendue, aux connaissances variables en fonction de l'appartenance à un même groupe ou à un groupe différent, en fonction aussi de l'âge, du sexe, des degrés d'initiation, du rôle social et de bien d'autres paramètres. Il peut adresser un avertissement ou formuler un interdit. Il peut aussi raconter une histoire, profane ou sacrée, ou n'avoir d'autre sens que la manifestation ou l'affirmation d'une présence (graffiti). Parfois, il ne s'adresse pas aux hommes mais à la (ou aux) divinité(s) et il s'efforce d'établir un lien avec le monde surnaturel.
Source : Jean Clottes, De « l’art pour l’art » au chamanisme : l’interprétation de l’art préhistorique, La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 2003, mis en ligne le 24 octobre 2006
Nous vous conseillons l'ouvrage de référence suivant dont l'approche mondiale, documentée et richement illustrée est réalisée sous la direction de Carole Fritz, chercheure au CNRS, directrice du Centre de recherche et d’étude pour l’art préhistorique Émile-Cartailhac à la Maison des sciences de l’homme de Toulouse :
L'art de la préhistoire [Livre] / Paris : Citadelles & Mazenod, DL 2017
Synthèse abondamment illustrée de l'ensemble des connaissances actuelles sur l'art préhistorique, de l'Europe à l'Australie en passant par l'Asie, l'Afrique et les Amériques. A l'aune des nouvelles technologies, elle livre de nouvelles clés de compréhension sur les sources, la matérialité et le sens de la création artistique. ©Electre 2017
Pour une approche épistémologique, vous pouvez lire : Le défi préhistorique [Livre] : repenser l'histoire depuis l'art paléolithique / Audrey Rieber, ENS éditions, 2025 :
Études épistémologiques des concepts et des modèles que les préhistoriens, théoriciens de l'art et anthropologues ont forgé pour penser l'art paléolithique et lui faire une place dans l'histoire de l'art, un enjeu à la fois esthétique et éthique.© Electre
Pour une approche philologique, le livre de Silvia Ferrara, professeure de philologie mycénienne à l'Université de Bologne, est intéressant :
Avant l'écriture [Livre] : signes, figures, paroles : voyage aux sources de l'imagination / Silvia Ferrara ; traduit de l'italien par Jacques Dalarun, 2023
Une découverte des images et des signes de la protohistoire, permettant de plonger aux origines de l'humanité et de ses modes d'expression, avant l'invention de l'écriture. ©Electre 2023
Dans une perspective philosophique, nous vous invitons à consulter ces ouvrages :
Des profondeurs de nos cavernes [Livre] : préhistoire, art, philosophie / Philippe Grosos, 2021
Afin de replacer la préhistoire dans le champ de l'histoire des idées, l'auteur donne les clés de lecture des premières productions picturales. Il y voit l'émergence de la pensée, qui détermine encore le mode d'existence de l'humanité au XXIe siècle. Prix La Bruyère 2022. © Electre
L'art avant l'art [Livre] : le paradigme préhistorique : [colloque tenu à Marseille, Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône, 3-4 juin 2016] / [publié] sous la direction de Audrey Rieber, 2022
Recueil de contributions s'intéressant à la manière dont préhistoriens, historiens de l'art et artistes ont pensé l'art paléolithique en relation avec la notion d'art elle-même. En s'intéressant notamment à Leroi-Gourhan, à Faure ou encore à Malraux, mais aussi à des thèmes (paréidolie, art abstrait), les contributeurs montrent la richesse de ce dialogue sur la définition même de l'art. (c) Electre
En savoir plus sur le web avec Radiofrance :
La grande histoire de l'art préhistorique (16 épisodes)
Des chevaux et des bisons dessinés, des représentations humaines gravées, des mains ou des signes géométriques peints, mais aussi des vénus sculptées, des outils décorés… De Lascaux à Altamira, sans toile ni pinceaux, nos grands aïeuls étaient déjà habités par une fibre artistique.
Très belle journée.