Quelle est la signification des ces citations d'André Malraux ?
Question d'origine :
Que voulait dire André Malraux quand il a écrit 'Les gens sont plus malheureux que l'on pense'. Et 'Il n'y a pas de grandes personnes'? André Malraux a-t-il raison dans ces citations?
Réponse du Guichet

L'homme qui aurait dit les gens sont bien plus malheureux qu’on ne croit et il n’y a pas de grandes personnes n'est pas André Malraux mais le futur aumônier du Vercors. Un article de Pierre Péju devrait pouvoir vous aider à comprendre ces deux affirmations.
Bonjour,
Les citations que vous nous partagez sont rapportées par André Malraux mais il n'en est pas l'auteur. Elles sont issues d'une conversation entre l'écrivain et le futur aumônier du Vercors selon l'émission Les Incipits de Mathias Enard, André Malraux, le pouvoir de la littérature sur France culture le 17 mars 2023 :
L’avant-propos des Antimémoires* d’André Malraux (1901-1976), publiées en 1967, commence ainsi :
"Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors. Nous nous retrouvâmes, peu de temps après l’évasion, dans le village de la Drôme dont il était curé et où il donnait aux Israélites, à tour de bras, des certificats de baptême de toutes dates, à condition, pourtant, de les baptiser : « il en restera toujours quelque chose. » Il n’était jamais venu à Paris : il avait achevé ses études au séminaire de Lyon. Nous poursuivions la conversation sans fin de ceux qui se retrouvent, dans l’odeur du village nocturne.
- Vous confessez depuis combien de temps ?
- Une quinzaine d’années.
-Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ?
- Vous savez, la confession n’apprend rien, parce que dès que l’on confesse, on est un autre, il y a la grâce… Et pourtant… D’abord les gens sont bien plus malheureux qu’on croit. Et puis… »
Il leva ses bras de bûcheron dans la nuit pleine d’étoiles :
« Et puis, le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes… »
Il est mort aux Glières. »
C'est aussi ce que consigne Pierre Péju dans son article Les grandes personnes : Qu'est-ce qu'être adulte ? publié par la revue Études, Tome 398(2), 185-194 en 2003 :
Au début de ses Antimémoires, André Malraux raconte son évasion en compagnie du futur aumônier du Vercors. Ils parlent sans fin. « Qu’est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ? », demande l’auteur de La Condition humaine. Réponse du prêtre : « La confession n’apprend rien. Et pourtant si... D’abord les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit... et puis... Et puis le fond de tout, c’est qu’il n’y a pas de grandes personnes... »
Cet article devrait pouvoir répondre à vos questions car son auteur réfléchit à celle-ci, ... cet « être adulte » est-il une possibilité véritable ? et le paragraphe cité ci-dessus se poursuit ainsi : Quel lien y a-t-il entre ce malheur insoupçonné des gens et l’impossibilité d’être vraiment « grand » ?
A l'affirmation il n'y a pas de grandes personnes, nous ne pouvons que nous demander, avec Pierre Péju, qu'est-ce qu'être adulte ?
Une assignation politique
[...] En ce qui concerne les groupes humains, l’être adulte est immédiatement problématique. A la question de l’âge et donc de la maturité, va se superposer et même se substituer celle de la « majorité ». Certes, une relative coïncidence sera requise, et l’on posera qu’il est difficile d’être majeur sans être mature, mais force sera de constater que nombre d’individus physiologiquement mûrs sont psychologiquement immatures. [...] L’être adulte est d’abord une position, une « fonction » que le groupe ordonne d’occuper à certains de ses membres. Pas de civilisation sans que certains individus soient assignés à tenir le rôle de « grands ». En même temps que certains privilèges, l’appartenance à cet état crée des obligations précises : défendre le groupe, le perpétuer physiquement, en confirmer les valeurs, en parler souverainement la langue. Parce qu’elle tire sa cohérence de ses lois et de ses normes, une société exige que certains de ses membres, qui détiennent une puissance d’abord symbolique, puis légitimement physique, répondent de ces lois.
[...] Même si, dans les sociétés structurées par les rigueurs d’une tradition, la position de l’adulte paraît moins indécise (puisque le contrôle du groupe et l’absence d’individualisme interdisent les écarts et les remises en question), l’ordre social reste suspendu à l’activité d’adultes contraints de voir les choses en grand et « en grands ». En ce sens, être adulte, si cela comporte aux yeux de la jeunesse d’incontestables avantages, c’est aussi un carcan inconscient : obligation de vigilance, de surveillance et de transmission. Obligation d’entretenir ostensiblement les signes confirmant ce statut. Du mâle, chef de famille, époux et père, au chef ou au sage (vieillards), la caste des adultes impose ses piliers. Mais ces piliers s’imposent aussi en permanence aux prétendus adultes. [...]
Vision sphérique et conscience de la limite
[...] Guetter ce qui peut la menacer (de l’intérieur comme de l’extérieur). Posté sur le rempart, il a le devoir d’affirmer une identité qui le dépasse, mais dont il a la responsabilité. Repousser l’étrange et l’étranger : tâches adultes. Ou bien choisir de les accueillir, mais selon un code précis dont il est le garant. [...]
Mais l’adulte est aussi celui qui doit se montrer capable d’aller au delà des limites, afin d’aller chercher, cueillir, chasser, combattre. S’immerger dans l’étrange, affronter l’étranger, l’ennemi : tâche à laquelle le non-adulte, immature ou inaccompli, risquerait de succomber. Mais si l’être adulte implique de courir un risque, de savoir se risquer ailleurs, il implique également l’exigence de revenir : revenir au même en rapportant ce qu’il a vu ou rencontré au loin, en y puisant confirmations ou améliorations, consolidations. Héroïsme de l’adulte. Devenir adulte à travers l’exploit ! C’est pourquoi le principe du roman d’apprentissage, du récit d’initiation, consiste toujours en un départ, des affrontements qui risquent d’être « désindividuants », une affirmation ou création de l’identité, un accomplissement et un retour. L’idée selon laquelle être adulte c’est avoir de l’expérience, renvoie essentiellement à l’expérience du passage au delà, de la séparation, mais toujours en vue d’un retour. Etre adulte, c’est avoir triomphé de diverses menaces, traversé les épreuves. C’est alors, tout simplement, être capable de « quitter la maison », non pour la fuir mais pour y revenir, avec un statut et un rôle nouveaux [...]
Le sérieux et l’initiative
[...] L’adulte est le garde-fou de la culture, le garant de la stabilité des sociétés humaines, l’empêcheur de sombrer dans le malaise des civilisations. Mais, paradoxalement, la modernité va aussi en faire celui par qui la folie peut toujours s’insinuer, l’instabilité commencer, le malaise grandir. Et ce, parce que l’humanité est par excellence auto-inventive et autoproductive. Se faire le garant de ce qui est humain, c’est aussi être capable de s’installer dans la position de l’inventeur, de l’initiateur, être celui par qui la nouveauté ou le scandale arrive. Une conception conservatrice de l’adulte en faisait le responsable de la norme. L’adulte moderne devient responsable de l’initiative. Etre adulte, c’est alors se risquer à « prendre des initiatives », à innover. Avoir le courage de se servir de sa propre imagination ! De ce point de vue, l’adulte n’est plus le « sage » mais l’artiste, le créateur, l’inventeur. Non plus celui qui échappe aux enfantillages et à l’infantile, mais celui qui peut en lui-même réanimer l’enfantin, c’est-à-dire l’ouverture originelle aux possibles. Peintre, savant, poète, on ne reconnaîtra que bien plus tard qu’il était vraiment « grand » !
[...] Mais ce processus de croissance morale et mentale n’est ni simple, ni mécanique. Il n’est pas exempt de secousses, et le risque de son échec est à considérer. Le « devenir adulte » dépend d’abord du fait d’assumer une responsabilité. [...] Cette responsabilité consiste en la possibilité de rompre le lien avec l’autre (livre ou tuteur) qui pensait à ma place. Il s’agit d’assumer une authentique solitude. Une pensée élaborée « par soi-même » et revendiquée « pour soi », sans référence à une autre autorité que celle de mon propre entendement.
L’énigme du courage
Mais Kant poursuit en introduisant une notion assez étrange : celle du « courage ». « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Devenir adulte n’est plus seulement une question de responsabilité et de solitude intellectuelle, mais une question de courage. Et c’est bien d’un « sursaut », qui pourrait aussi bien ne pas se produire, que Kant veut parler. [...]
[...] A cet adulte du « sursaut » ou de l’« initiative » il substitue bien vite un adulte bien tempéré, une sorte de « morale politique provisoire » de la mediocritas. Être adulte devient davantage une position raisonnable qu’une position rationnelle. « Paie tes impôts d’abord, et ensuite seulement tu pourras raisonner librement et écrire, afin de critiquer la fiscalité. Fais d’abord ton devoir de pasteur protestant, et ensuite tu pourras raisonner, en dehors de ta fonction, en sujet autonome, afin de critiquer les dogmes religieux. » On rejoint une figure de l’adulte défenseur de la limite, sérieux et conservateur. La modernité a ses limites et se teinte de conservatisme tranquille (paresseux ?). L’adulte moderne est inévitablement pris dans cette tension entre l’élan courageux, transgressif, et la tranquillité d’une discipline citoyenne.
Banal « petit homme »/solitude de la pensée adulte
Hannah Arendt a su prolonger la question kantienne du « courage » et de la responsabilité. Pour elle, être adulte consisterait en l’exercice d’une faculté de penser selon un emploi intransitif de ce verbe. Penser, alors, outre la solitude et l’isolement que cela implique, devient pour Arendt une action. [...] Est alors adulte celui qui accepte cette soudaine nudité de sa présence due à la persistance ou à l’insistance de ce que Arendt appelle « la conscience au sens le plus ordinaire », consistant en une faculté spontanée à distinguer entre bien et mal, donc en une « faculté de juger », et de tirer les conséquences de cette distinction.
A l’inverse, il existe un « infantilisme catastrophique » qui consiste à chercher à se fondre dans le conformisme, à répondre le plus docilement possible à l’autorité. Au fond, postule Arendt dans son Eichmann à Jérusalem, si Eichmann a été capable du pire, ce n’est pas parce qu’il était un « grand » criminel, un tout-puissant sadique, un monstre effrayant, mais parce qu’il était resté, comme tant d’autres, un « tout petit ». Un banal petit bonhomme, que l’accomplissement « fonctionnaire » de sa tâche infantilisait davantage encore. Le « petit homme » est le contraire de l’adulte solitaire et exposé. C’est l’individu idéal de tous les totalitarismes : ses vertus majeures sont l’application, la discrétion (transparence), le conformisme (faire comme les autres, rebaptisés « tout le monde »), mais surtout l’horreur sacrée de toute complication de la pensée. En effet, toute perspective de complexité, de paradoxe, d’ambiguïté, mais surtout de tension dans la réflexion, le rebute et lui fait préférer une opinion d’autant plus autosatisfaite qu’elle est routinière.
L’adulte au cœur du malaise
[...] Freud présente la civilisation comme l’invention d’une protection nouvelle, obtenue en dépassant l’état de nature. Mais la civilisation est source de malheurs nouveaux. Si « se civiliser » c’est « grandir » (et réciproquement), cela n’empêche pas de souffrir, au contraire ! L’adulte freudien serait quelqu’un capable d’accepter les frustrations dues à la civilisation, mais « en connaissance de cause », avec la conscience simultanée de la sauvagerie de ses propres désirs et une capacité de reconnaître lucidement le refoulé. Se soumettant alors à la Loi (interdit de l’inceste, castration, différence sexuelle, filiation et transmission), il assumerait, là encore en connaissance de cause, les impératifs du Surmoi qu’il ne subirait ni dans la culpabilité, ni dans la honte, ni dans la terreur.
Enfin, cet être humain aurait intégré de façon suffisamment solide la dimension du réel (différencié de l’imaginaire et du symbolique), et particulièrement la place tenue par la « pulsion de mort » (nécessité de vieillir et de mourir, de disparaître, organisation du temps, mais aussi conscience du risque permanent de retourner une tendance agressive et destructrice vers l’extérieur, vers les autres) ; donc, clairement conscient de sa propre agressivité. Un tel être étant aussi capable de transmettre, avec précaution, à tous ceux à qui sa « majorité » est utile, expériences et savoirs, sans s’imposer, aidant même ceux qui attendent trop de lui à se passer de lui : « Le bon maître est celui qui apprend à se passer d’un maître ! »
[...]
Réponse à l’enfance
[...] l’adulte, c’est celui qui, avec patience, fermeté, bienveillance — mais au prix d’une inévitable solitude —, propose aux enfants des signes, dispose autour des enfants des limites protectrices et des repères. C’est l’éducateur, le parent « suffisamment bon », le maître authentique, le sage, l’homme dont la virilité n’est jamais caricaturale, la femme dont le souci va à l’humain qu’elle a mis au monde plus qu’à la chair de sa chair. C’est le sujet censé savoir (et « savoir faire »), même s’il doit se comporter, parfois, « comme s’il savait ». Il est celui qui indique clairement à l’enfant qu’il y a des choses à savoir, des choses « qui se font » et d’autres qui ne se font pas.
Celui qui permet les acquisitions fondamentales : parler correctement, écrire, compter, respecter l’autre. Celui qui fait prendre doucement conscience des réalités insupportables : la mort, la maladie, l’absence, la perte et l’échec. Celui qui veille avec rigueur à ce que ces choses soient bien sues. Celui qui incite l’enfant à s’exercer, à ne pas se décourager. Il est celui qui veille et qui répète. Celui qui rassure : « Ne crains rien, ça ne fait pas mal. » Mais il est aussi celui « qui est là » et qui, d’ailleurs, le rappelle à l’occasion : « Tu sais, je suis là. » De même qu’il sous-entend : « Tu sais, je ne serai pas toujours là, et je ne peux pas tout. » A l’occasion, il acceptera aussi d’être la cible de la rage ou de la révolte, et il accueillera, tant bien que mal, la rancune et le refus.
[...] se « comporter en adulte » relève donc d’un pari, modeste mais optimiste. L’énergie d’un tel comportement provient d’un désir de la suite, du désir qu’il y ait malgré tout un avenir. C’est une aventure à tenter. Une aventure qui dépasse le malheureux individu que je suis.
Et, à en croire Pierre Péju et Freud les gens sont beaucoup plus malheureux qu’on ne croit car il sont sans cesse en train de fuir les frustrations, la souffrance, leurs responsabilités, la réalité, la mort... en adoptant des attitudes infantiles, religieuses, névrotiques :
L’adulte au cœur du malaise
Freud ne contredirait pas le prêtre ami de Malraux qui parlait d’un «malheur des gens» et d’une absence de «grandes personnes». Plus que d’un malheur, il parlerait d’un «malaise», d’une façon de se tenir entre angoisse et douleur. Quitte à fuir ce malaise spécifique dans des attitudes infantiles, religieuses, névrotiques — malaise des individus, malaise de groupes humains, la nature ne proposant que la tragédie d’un perpétuel rapport de forces, mais la civilisation nous vouant au drame des frustrations. Impossible de vivre naturellement sans souffrances (être le faible pour un plus fort — loi de la jungle). Impossible de vivre en civilisé sans réprimer péniblement ses instincts.
Pour en savoir plus sur ce que voulait dire le curé du Maquis de Glières, vous pourriez lire ses Mémoires, Les mémoires du curé du Maquis de Glières, s'il s'agit de la bonne personne car, d'après l'article l’aumônier des Glières / du Vercors – notice sur le site malraux.org, il semble y avoir une confusion sur son identité.
Quant à ce qu'aurait pu en penser Malraux, nous nous en remettons à Jean-Albert Bede dans De Chateaubriand à André Malraux. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1969, n°21. pp. 209-224, pour lequel l'écrivain aurait sans doute acquiescer aux paroles du curé :
à cela près, néanmoins, que toute règle a ses exceptions et qu'il se tient très décidément pour l'une d'elles. Si grande personne, en vérité, qu'il ne veut même pas se rappeler avoir été enfant. Son enfance, il la « déteste », il la rejette, il n'en souffle mot. Du même coup, réfugié dans l'âge adulte, il en ressent toutes les vanités. C'est vanité, chez l'homme mûr, que de prêter une importance, une valeur d'instruction quelconque aux événements de sa propre vie. (p.211)
Mais peut-être trouverez-vous d'autres pistes en lisant le Dictionnaire des idées dans l’œuvre de André Malraux / Iléana Juilland ; préfacé par Alphonse Juilland, présent partiellement sur Google livres et/ou la thèse de Vinh Dao, André Malraux ou La quête de la fraternité, Droz, 1991 également en partie numérisée sur Google livres.
* "Antimémoires" d'André Malraux constitue la première partie du Miroir des limbes.
Bonne journée