La philosophie et la science sont elles plus fiables que les autres domaines d'études ?
Question d'origine :
(L'analogie du chat noir) La philosophie et la science sont elles plus fiables et sûres pour trouver la/les vérités que les autres domaines d'études?
Réponse du Guichet

C'est en étudiant l'épistémologie que vous saurez peut-être si la philosophie et les sciences, intimement liées, sont fiables.
Bonjour,
La science et la philosophie sont-elles plus fiables que les autres domaines de connaissance ? Avant de tenter des réponses à votre question, nous allons nous demander pourquoi et en quoi ces deux disciplines sont liées.
Sur Internet, dans son article de l'Encyclopédie Universalis intitulé Sciences et philosophie, Alain Boutot, ancien élève de l'École polytechnique, agrégé de philosophie, professeur à l'université de Grenoble-II, écrit que
La science et la philosophie furent longtemps inséparables. Dans l'Antiquité, la philosophie représentait la science suprême, celle « des premiers principes et des premières causes ». Les autres sciences, et notamment la physique, recevaient d'elle leurs fondements. Cette alliance s'est trouvée brisée au XVIIe siècle, avec l'apparition de la méthode expérimentale et le développement des sciences positives. Depuis cette époque, la science et la philosophie n'ont cessé de s'éloigner l'une de l'autre.
Cette séparation n'a pas seulement dissocié ce qui était autrefois réuni, mais a bouleversé de fond en comble le sens même du projet scientifique. Abandonnant l'idéal de connaissance pure ou désintéressée, la science s'est lancée dans une vaste entreprise de transformation, c'est-à-dire de domination du monde. Elle se rapproche de plus en plus de la technique, au point qu'on la désigne parfois aujourd'hui sous le nom de techno-science. La science moderne semble en passe de réaliser le rêve cartésien de rendre l'homme comme « maître et possesseur de la nature ». Elle devient à ce titre le dépositaire de tous les espoirs de l'humanité, qui attend d'elle ce que la philosophie n'a pas réussi à lui offrir, c'est-à-dire son bonheur ou plutôt son bien-être matériel.
La philosophie et la science se séparent. L'une invalide-t-elle l'autre ?
Ayant investi peu à peu tous les secteurs de la réalité, cette science, conquérante et sûre d'elle-même, place la philosophie dans une situation inconfortable. Quel domaine lui reste-t-il, en effet, si tout le connaissable, la matière comme l'esprit, se trouve réparti entre les diverses disciplines scientifiques ? La philosophie devient littéralement sans objet, et son existence dangereusement compromise. Plus proche de l'opinion que du savoir, elle semble n'être qu'une survivance du passé, un résidu voué à disparaître, absorbé par le progrès scientifique. C'est du moins l'avis des positivistes et des scientistes, qui voient dans la philosophie cette « partie de la connaissance humaine qui n'a pas encore réussi à revêtir les caractères et à prendre la valeur de la science ». La métaphysique constitue ainsi, aux yeux de Comte, une sorte de « maladie chronique naturellement inhérente à notre évolution mentale et individuelle ou collective, entre l'enfance et la virilité », entendons entre l'enfance de l'esprit théologique et la virilité de l'esprit positif.
À y regarder de plus près, cependant, les choses ne sont pas aussi simples. Il n'est pas sûr, après tout, que, même à l'heure de la technologie triomphante, la philosophie soit en aussi mauvaise posture que nous venons de le dire. Il est sans doute exagéré, en effet, de considérer que les avancées scientifiques, aussi remarquables soient-elles, invalident ipso facto toute pensée philosophique. Loin de marquer sa disparition, la montée en puissance des sciences positives, et singulièrement celle des sciences de la nature, pourrait même lui donner une impulsion nouvelle en la libérant pour ses tâches essentielles. « La “philosophie”, écrit Heidegger, est dans la nécessité constante de justifier son existence devant les “sciences”. Elle pense y arriver plus sûrement en s'élevant elle-même au rang d'une science. Mais cet effort est l'abandon de l'essence de la pensée. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité, si elle n'est science. On voit là comme un manque qui est assimilé à une non-scientificité » (Lettre sur l'humanisme). La philosophie n'a rien à gagner, en fait, à essayer de rivaliser avec la science. Elle ne peut que se renier en voulant prendre modèle sur elle. Sa démarche n'est pas comparable à la sienne, car son ambition est différente. Elle a non pas à explorer méthodiquement l'étant, mais à se remémorer la vérité toujours déjà oubliée de l'être. « Une telle pensée n'a pas de résultat. Elle ne produit aucun effet. Elle satisfait à son essence du moment qu'elle est » et « laisse l'Être-être ». Cette pensée ne progresse pas, mais régresserait plutôt. Elle s'enquiert de ce qui est relégué ou occulté dans et par la science. Elle délivre un savoir, mais ce savoir n'est pas une connaissance. Il correspond à une plus haute discipline de l'esprit, à ce que Husserl appelle « science rigoureuse », pour la distinguer de la science exacte, ou à ce que Heidegger nomme pensée méditante, par opposition à la pensée calculante.
Les progrès de la science non seulement n'invalident pas la pensée philosophique, mais la rendent même, d'une certaine façon, nécessaire. Les illusions scientistes une fois dissipées, la vacuité du positivisme ou de l'empirisme démasquée, il est à douter, en effet, que la science, qu'elle le veuille ou non, puisse se passer longtemps de la philosophie. Non pas que la philosophie soit en mesure de l'aider à tirer au clair ses méthodes ou à formuler correctement ses propositions, mais parce que la philosophie, de manière plus radicale et plus souterraine, ouvre l'espace au sein duquel la science se déploie. Au fond, il n'y a pas de science sans présupposé. Toute science repose sur une décision métaphysique implicite relative à l'être ou à l'essence du domaine qu'elle explore. Cela est vrai de la science antique comme de la science moderne. La physique contemporaine, en particulier, demeure tributaire du « projet mathématique de la nature », projet philosophique opéré par Galilée. Mais la science a besoin de la philosophie en un autre sens. Elle décrit ce qui est, mais ne se prononce jamais sur ce qui doit être. Elle fournit des moyens d'action, mais demeure indifférente aux fins poursuivies. Elle relève de la rationalité instrumentale, et non de la rationalité objective. Elle demeure, en tant que telle, insensible aux valeurs : la science est, comme on dit, axiologiquement neutre.
Pour autant, la philosophie et la science sont-elles plus fiables que les autres disciplines ? Tentons d’éclaircir cela avec d'autres articles.
Pour M. Jean-Louis Poirier, professeur de première supérieure au lycée Henri-IV, la philosophie est une connaissance qui permet de comprendre et d'utiliser " tous les savoirs ", La philosophie est-elle " utile " ?, Le Monde, avril 1975.
La philosophie est la connaissance de la réalité. Ce qui veut dire qu'elle n'est ni seulement critique ni seulement connaissance de sa propre histoire (ce qui, à ce titre, n'en fait qu'une culture), mais bien qu'elle apporte cette utilité qui consiste à comprendre les choses et le monde. [...] en tant qu'elle est résolument rationaliste, elle seule peut nous faire comprendre, par des analyses rigoureuses, que ce que les diverses sciences positives nous font connaître, elles nous le font connaître vraiment.
Non pas que la philosophie ait, en quelque façon, à " fonder " les sciences, ce qui est leur affaire exclusive. Mais seule la philosophie peut montrer que ce sont les sciences véritables qui répondent aux questions que l'on peut poser sur le monde,
La question est également posée à propos des sciences dans l'entretien Vérité scientifique : "Il faut des choses dont vous ne doutez pas pour pouvoir douter correctement" réunissant le philosophe des sciences Philippe Humenan et Pierre Ropert, publié sur France culture le 22 mars 2021 :
Peut-on encore avoir confiance en la science ? Est-elle capable de s'approcher de la vérité ? A l'heure des fake news et des théories du complot, la notion de vérité est plus que jamais ébranlée. Les sciences dures, même si elles ont été malmenées par la longue crise sanitaire, conservent pourtant une aura de véracité : sont-elles plus à même que d'autres disciplines, grâce à leur méthodologie et leur rapport au réel, de s'approcher de la vérité ?
[...]
La science offre une prise sur la réalité du monde qui est, pour de nombreuses raisons, ce que l'on peut trouver de mieux... Si l'on veut connaître la réalité, il vaut quand même mieux demander à un biologiste ou un physicien plutôt qu'à un magicien, un jongleur ou à un poète. Mais pourquoi devrait-on a priori, c’est-à-dire par principe, faire confiance à la science ? Qu'est-ce qui nous garantit que la science a raisonnablement plus de chances de dire la vérité sur le climat de la Terre, par exemple, que mon boulanger ? En fait, il y a deux raisons imbriquées.
La première, c'est que les propositions, c’est-à-dire les théories, les modèles ou les hypothèses de la science, sont avancées puis critiquées. [...] c'est-à-dire savoir qu'une théorie de science empirique doit être telle qu'elle doit pouvoir être infirmée par l'expérience. [...]
La seconde raison de faire confiance à la science, c’est que celle-ci est un processus social, collectif, d’un certain type. [...] ce qui fait que la science a cette capacité à produire des énoncés vrais, ou en tout cas plus vrais que les autres, ce ne sont pas tant les gens que l’organisation sociale dans laquelle ces derniers évoluent. Robert Merton appelait ça le scepticisme organisé. Si les énoncés scientifiques sont infirmables, ils vont être critiqués : l’organisation sociale de la science est telle que cette pratique de la critique est assurée de fait.
En revanche, à supposer que ce scepticisme organisé soit mal fait, par exemple parce que la recherche est biaisée envers tel ou tel résultat, la science n'a plus de garantie de produire des choses qui sont vraies ou plus vraies que le reste, comme ce qui arriverait dans un monde où la science du climat serait intégralement financée par les énergies fossiles.
On ne peut [...] pas dire que, par principe, indépendamment de tout, la science produit la vérité. Elle la produit dans des conditions sociales assez précises. Et si ces conditions sociales ne sont pas réalisées, alors il n’y a pas de raison, a priori, d'adhérer à l'idée que la science produit la vérité...
Donc, à l'instar de Karl Poper, l'un des philosophes des sciences les plus importants du XXe siècle, dont la pensée débouchait sur une certitude : l'incertitude, Karl Popper ou la fin de la certitude scientifique, France culture août 2018, c'est compliqué de n'être sûr de rien, de n'avoir aucun fondement solide sur lequel s'appuyer [?] Eh bien c'est à peu près ce à quoi Popper nous conduit en matière d'épistémologie. L'épistémologie, c'est ce champ de la philosophie qui s'intéresse à la vérité en science.
Ainsi pour vous faire un avis par vous-même, nous vous conseillons la lecture d'ouvrages traitant d'épistémologie et présents dans les collections de la BML, dont voici une bibliographie :
- L'épistémologie [Livre] / Hervé Barreau, 2021
- Passions du concept [Livre] : épistémologie, théologie, politique / Etienne Balibar, 2020
- Introduction à l'épistémologie [Livre] / Léna Soler,... ; préface de Bernard d'Espagnat, 2019
- L'épistémologie française, 1830-1970 [Livre] / sous la direction de Michel Bitbol, Jean Gayon et Jean Gayon ; en collaboration avec Paula Quinon-Buchole et Manuel Quinon, 2006
- La vérité [Livre] / ouvrage dirigé par Roland Quilliot ; [avec les contributions de] Christian Berner,... Renée Bouveresse-Quilliot,... Pascal David,... [et al.], 2018
A propos de la vérité, à consulter également cette bibliographie qui pourrait vous intéresser tout comme les articles listés ci-dessous au sujet des sciences et de la vérité :
- La science a-t-elle le monopole de la vérité? bonne copie de Chloé D., site d'Eric Chevet, agrégé de philosophie, chargé de cours à l’École des hautes études de la santé publique (EHESP)
- Léna Soler, « Certitudes, incertitudes et enjeux de la philosophie des sciences contemporaine », Le Portique, 7 | 2001, OpenEdition
- Les critères de l'idée vraie, Philolog, 2008
- Les théories scientifiques sont-elles vraies ? 1/2 et Les théories scientifiques sont-elles vraies ? 2/2, Cours > 2020-21 : La science > Exposé, Ecole de philosophie
- Qu’est-ce que la vérité scientifique ? | Master Class | CNRS, vidéo Youtube, 2017
- Karl Popper et les critères de la scientificité, Philosciences
- Hacking Lan. "Vrai", les valeurs et les sciences. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 141-142, mars 2002. Science. pp. 13-20, Persée
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