La souffrance de certaines catégories de personnes est-elle invisibilisée ?
Question d'origine :
Les femmes et les personnes d'origine étrangère et les émigrés etc sont ils vraiment les victimes de beaucoup de souffrance et d'injustice? Est-ce qu'ils sont beaucoup plus à plaindre que les hommes blancs hétérosexuels? C'est juste que j'entends toujours parler des souffrances et des injustices faites aux femmes et aux émigrés et aux personnes d'origine étrangère...je n'entends jamais parler des souffrances des hommes blancs hétérosexuels-ceux-ci sont vus comme des 'méchants' j'ai l'impression...je suis un homme blanc hétérosexuel, je ne pense pas être méchant, j'ai été victime d'injustice et de souffrance aussi mais personne ne parle de ces cas là j'ai l'impression....j'espère que vous voyez ce que je veux dire...je ne veux pas faire de polémique: j'aimerais juste bien comprendre ce sujet
Réponse du Guichet

Appartenant à la majorité, à la masculinité hégémonique, les hommes blancs hétérosexuels sont dominants. Mais ils ne sont pas dénués de sentiments. A contrario de leur position privilégiée, ils peuvent souffrir et ressentir de l'injustice, de la colère et de la tristesse dès lors qu'ils ne conscientisent leur responsabilité dans des situations de racisme, sexisme, homophobie...
Bonjour,
A travers votre question, vous abordez le sujet des masculinités et plus précisément de la masculinité hégémonique. Voyons ce que recouvrent ces termes avant de traiter de la souffrance des hommes blancs hétérosexuels.
Voici ce qu'exprime le Conseil de l'Europe sur son site Questions de genre à propos des masculinités :
La perspective patriarcale place les hommes au centre de la rationalité et de la normalité. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’il ait fallu un certain temps pour que la masculinité soit comprise comme un processus de construction de genre plutôt que simplement comme une façon de décrire les hommes. La notion de masculinité renvoie à la position des hommes dans l’ordre des genres. Comme l’expliquent Whitehead et Barett :
"Les masculinités sont ces comportements, langages et pratiques qui existent dans des contextes culturels et organisationnels spécifiques, que l’on associe communément aux hommes et qui, partant, sont définis comme non féminins."
Il n’existe pas d’attentes universelles concernant la masculinité : au sein des sociétés, il y a des codes dominants qui exercent des pressions sur les hommes et créent des attentes à leur égard, avec des conséquences pour les femmes, les enfants et la société dans son ensemble. La masculinité varie selon les époques, les contextes socioculturels et au sein des groupes et des réseaux ; et les hommes expriment leur masculinité de façons diverses et parfois contradictoires. Tout comme la masculinité se définit par sa relation avec la féminité, les femmes ont un rôle important à jouer dans l’interprétation et la compréhension de la masculinité, en particulier dans leur interaction avec les hommes et les garçons.
De son côté Wikipédia explique que la masculinité est un « ensemble d'attributs, de comportements et de rôles associés aux garçons et aux hommes ». La masculinité reste cependant à distinguer de la définition du sexe biologique mâle.
Les études portant sur les masculinités les définissent plutôt comme « ce que les hommes sont supposés être », c'est-à-dire comme les caractéristiques corporelles, comportements et manières de penser que l'on attend d'un individu assigné homme dans l'espace social. Ces attentes ne sont pas les mêmes pour tous et varient avec le temps, c'est pourquoi on préfère parler des masculinités au pluriel, insistant ainsi sur le caractère évolutif, multiple et parfois contradictoire des modèles sociaux proposés aux hommes.
Les études sur les hommes et les masculinités (Men's Studies) replacent ces modèles sociaux dans le cadre des rapports de pouvoir liés au genre. La notion de « masculinité hégémonique », développée par la sociologue australienne Raewyn Connell dans son ouvrage Masculinities (1995, 2005), désigne ainsi « la configuration des pratiques de genre visant à assurer la perpétuation du patriarcat et la domination des hommes sur les femmes ».
A propos de la masculinité hégémonique, l'article d'Anne-Marie SOHN, L’homme européen, une masculinité hégémonique - XIXe-XXIe siècles, publié sur l'EHNE (Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe) commence ainsi :
Au XIXe siècle, nul ne remet en question le lien entre pouvoir et masculinité, hommes et domination de l’espace public. Ce pouvoir est multiforme, tout à la fois économique, politique et militaire, religieux même. Si le prestige militaire décline avec les deux guerres mondiales et les défaites de la décolonisation, les hommes tiennent encore les rênes de la politique et de l’économie désormais mondialisée. Près d’un siècle après l’octroi du droit de vote et malgré leur accès massif aux études supérieures, les femmes se heurtent encore au plafond de verre qui leur interdit l’accès aux responsabilités. Une mince frange de dirigeants masculins concentre toujours au XXIe siècle l’essentiel des pouvoirs.
Le clivage entre sphère privée féminine et sphère publique masculine s’impose au XIXe siècle. Les hommes les mieux dotés en capital culturel et financier contrôlent donc les lieux du pouvoir économique, politique, militaire et même religieux. Malgré le rôle croissant des femmes dans la société, cette domination séculaire ne s’érode que lentement au XXe siècle.
Et voici ce qu'ajoute la page de présentation de journées d'études « Les masculinités au prisme de l'hégémonie », Beitragsaufruf, Calenda, Veröffentlicht am Dienstag, 15. Januar 2013 :
Le concept de « masculinité hégémonique » élaboré au milieu des années 1980 par la sociologue australienne Raewyn Connell – depuis plusieurs fois revisité – vise à analyser les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation des masculinités, par lesquels certaines catégories d’hommes imposent, à travers un travail sur eux-mêmes et sur les autres, leur domination aux femmes, mais également à d’autres catégories d’hommes.
L'article de Wikipédia Masculinité hégémonique précise que celle-ci est aussi appelée masculinité dominante.
Il semblerait donc acquis pour toutes et tous que le statut d'homme blanc hétérosexuel soit la norme, celui du privilégier, du dominant. A ce titre il est courant qu'un tel homme ait de la difficulté à concevoir les choses du point de vue des personnes comptant pour minorités. C'est ce qu'explique l’écrivain Robert Vuijsje à propos de réactions sur le racisme d'une tradition qui perdure aux Pays-Bas, Saint-Nicolas (Sinterklaas), lors de laquelle Sinterklaas est accompagné de Zwarte Piet. Ce dernier, souvent habillé comme un page du XVIe siècle, est joué par des Blancs grimés en nègres, avec la peau noire, du rouge à lèvres, une perruque frisée et de grosses boucles d’oreilles dorées. Il est bête et méchant, a souvent un accent des colonies, fait des bruits d’animaux et punit les enfants méchant. Robert Vuijsje, indifférent à la polémique, finit par comprendre les critiques grâce à sa femme noire qui lui a raconté combien elle avait été mal à l’aise, petite fille, lorsque Zwarte Piet avait débarqué dans la classe en faisant des bruits d’animaux et des grimaces débiles et parlait avec un accent surinamien (ancienne colonie hollandaise peuplée de descendants d’esclaves). Pour la petite fille noire qu’elle était, Piet était surinamien, mais aussi le serviteur du blanc Saint Nicolas, et sa peau était grimée de la même couleur que la sienne. Est-ce que cela voulait dire que ses camarades blancs devaient la considérer comme leur servante ?
« C’est alors que j’ai compris que je faisais une faute intellectuelle : j’étais parti de ma propre expérience de la fête pour enfants. Mon premier instinct avait été de penser à partir de la majorité, et non comme appartenant à la minorité. C’était la même faute intellectuelle que Henk Westbroek [défenseur public de la fête] avait commise et que tout Néerlandais non-créole qui juge que Lynn [sa femme] ou Arnie ou Quinsy [les activistes les plus médiatisés] n'ont pas le droit d’être heurtés par Zwarte Piet. Ce n’est pas important ce que Henk Westbroek en pense, et notre sentiment n’est finalement pas important. Etre obsédé par ses propres douleurs fait que nous devenons aveugles aux douleurs des autres. » (Ma traduction, probablement à améliorer)
Source : La colère et les privilèges, ou la tristesse de l'homme blanc hétéro fortuné, Laurent Chambon, Slate, 12 novembre 2013.
Dans cette exemple l'écrivain prend conscience de cette réalité et par conséquent, de sa responsabilité, en tant qu'homme blanc hétérosexuel, à ne pas laisser perdurer ces stéréotypes racistes et de ce que cela entraine :
Le raisonnement de la majorité, [...], est que puisque la majorité (blanche) ne souffre pas, la minorité (noire) doit se taire.
Il n'est pas question de culpabiliser les hommes blancs hétérosexuels mais, comme l'exprime Ivan Jablonka dans Que faire des hommes ? Esprit, (2021), Janvier-Février(1), 115-127 :
Depuis plus de deux siècles, les femmes n’ont souvent dû compter que sur elles-mêmes pour obtenir des droits. Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont les bénéficiaires des inégalités de genre qui subsistent aujourd’hui. Tous ne sont pas coupables. En revanche, on peut attendre d’eux qu’ils se sentent responsables des injustices dont ils tirent profit.
Quant à l'injustice et la souffrance que peuvent ressentir certains d'entre eux, l'article de Slate la fait reposer sur deux hypothèses :
L’hypothèse de l’effroi, c’est d’imaginer que la plupart des gens ne se considèrent pas racistes ni homophobes, et se retrouvent à participer à quelque chose qui s’avère être raciste ou homophobe, sont pris d’effroi devant cette révélation.
[...]
L’autre hypothèse, à laquelle je crois beaucoup plus, est celle des privilèges de naissance. La question des privilèges des hommes blancs hétérosexuels fortunés est un classique, à la fois parce qu’elle a été largement analysée par les féministes et les théoriciens des études ethniques, mais aussi parce qu’elle reste niée contre toute évidence par ceux qui en profitent le plus, c’est-à-dire les hommes blancs hétérosexuels fortunés.
Source : La colère et les privilèges, ou la tristesse de l'homme blanc hétéro fortuné, Laurent Chambon, Slate, 12 novembre 2013.
A cela Laurent Chambon ajoute qu'il peut y avoir de la colère et de la tristesse « [...] car être blanc et hétérosexuel nous rendait exceptionnels, intrinsèquement supérieurs. Tout cela était un mensonge. Nous sommes au même niveau que les autres perdants de la société, et cela nous rend triste.»
Enfin, pour poursuivre votre questionnement à ce propos, voici une bibliographie.
ARTICLES WEB
Les vrais hommes et les autres / Mathieu Trachman, Collège de France, 2014
Vuattoux, A. (2013). Penser les masculinités. Les Cahiers Dynamiques, 58(1), 84-88
Connell, R.-W. et Messerschmidt, J.-W. (2015). Faut-il repenser le concept de masculinité hégémonique ? Traduction coordonnée par Élodie Béthoux et Caroline Vincensini. Terrains & travaux, 27(2), 151-192. https://doi.org/10.3917/tt.027.0151.
UN POUVOIR MASCULIN INEGAL : Comment l’injonction hétéronormative produit-elle des pratiques socio-spatiales inégales au sein des populations masculines cisgenres ? / LE CALVEZ M., 2017-2018
LIVRES
Masculinités : enjeux sociaux de l'hégémonie / Raewyn Connell ; ouvrage dirigé par Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux ; postface d'Éric Fassin, 2022 ou Masculinités: hégémonie, inégalités, colonialité / Raewyn Connell ; traduit de l'anglais (Australie) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 2024
Dans un contexte où les études de genre et leurs usages sont remis en question, ce recueil de travaux de la sociologue australienne vise à problématiser les masculinités en termes d'hégémonie et de résistances à l'hégémonie. R. Connell établit une cartographie complexe des masculinités et invite à penser les politiques d'alliance avec le féminisme et les autres mouvements sociaux. © Electre
Le gouvernement des conduites masculines / sous la direction de Delphine Dulong et Anne Catherine Wagner, 2024
Analyses de contributeurs qui esquissent un espace social des masculinités en interrogeant ses principes de variation et ses invariants. En s'appuyant sur des exemples du XVIIIe siècle à l'époque contemporaine et de milieux sociaux diversifiés (organisations militantes, clubs mondains, agences publicitaires ou encore ONG), ils défrichent les causes de la perpétuelle domination masculine. © Electre
Matrice : aux origines de la domination masculine / Claire Alet, 2024
La journaliste féministe enquête sur l'origine des violences de genre et des inégalités entre les hommes et les femmes. Remontant jusqu'à la préhistoire, elle explore la révolution néolithique et revisite les interprétations des chercheurs. Mêlant les approches historique, sociologique et philosophique, elle déconstruit le mythe selon lequel la domination masculine a toujours existé. © Electre 2024
L'ordinaire des rapports au genre : ce que les catégorisations identitaires révèlent / sous la direction de Christine Guionnet, Bleuwenn Lechaux, avec les contributions de Sophie Devineau, Xavier Dunezat, Angèle Fouquet et al., 2025
Un ensemble de recherches sur la manière dont les catégorisations identitaires influencent les rapports de et au genre dans la vie quotidienne, à partir de discours ainsi que de représentations sur les normes. © Electre
Bibliographie d'ouvrages présents dans les collections de la BML.
Bonne journée