Question d'origine :
La violence est toujours condamnée mais peut-elle être comprise quand elle est utilisée en réponse à un comportement fourbe, machiavélique, les subtilités de la violence psychologique, l'irrespect le plus odieux etc? La violence physique semble être ce qui est toujours condamné mais les gens ne condamnent jamais les comportements et faits pas violents physiquement mais odieux, machiavéliques et complètement mauvais qui peuvent justifier me semble-t-il le passage à la violence physique...or c'est toujours seulement la violence physique qui est condamnée: on ne parle jamais de tout le mal qui a provoqué la violence physique...pourquoi cela est-il? Je ne serai jamais violent. Cependant, j'aimerais mieux comprendre cette question
Réponse du Guichet

Dans un état démocratique, il nous faut nous tourner vers la justice pour dénoncer une violence subie, sinon nous pourrions tomber dans un état de chaos social proche de l'état de nature. Cependant, force est de constater que la justice nous déçoit parfois, comme les multiples plaintes pour violences sexuelles qui n’aboutissent pas.
Louise Coquillat dans Philosophie magazine propose trois parades pour survivre à la violence, inspirées de nos grands penseurs : l'auto-défense pensé par Locke, Sartre et Elsa Dorlin ; le recours à la loi pensé par Hobbes, Kant et Max Weber ; l'argumentation pensée par Socrate, John Dewey et Hannah Arendt.
Selon le droit français, les violences psychologiques sont des “actes répétés qui peuvent être constitués de paroles et/ou d’autres agissements, d’une dégradation des conditions de vie entraînant une altération de la santé physique ou mentale” : il existe une loi française sanctionnant les atteintes à l'intégrité physique mais aussi psychique de la personne (Articles 222-1 à 222-67-1).
Bonjour,
Vous vous demandez si des comportements violents légitiment en retour la violence et si la violence morale est condamnée comme la violence physique.
Commençons par une définition du concept de violence qui est au coeur de votre questionnement :
Dérivé du latin violentia, lui-même issu de vis (force) : « traiter avec brutalité », « transgresser ». La violence désigne la force exercée pour soumettre quelqu’un contre sa volonté. C’est une atteinte portée à la personne humaine (ou à un groupe d’individus) de manière physique ou psychique et qui cause des souffrances traumatisantes. La tradition philosophique s’interroge prioritairement sur l’origine de la violence. Alors qu’elle est naturelle aux yeux de Machiavel ou de Hobbes, elle provient de l’organisation sociale et de l’histoire pour Rousseau ou Marx. Pour la psychanalyse, la violence est constitutive du psychisme humain. [...]
Source : Philosophie magazine
Concernant la première partie de votre question, un article de Philosophie magazine analyse la question Est-il juste de défendre ses droits par tous les moyens ? et donne des éléments de réflexion intéressants sur la légitimité de la violence : dans un état démocratique, nous devons nous tournons vers la justice pour dénoncer une violence subie, sinon nous pourrions tomber dans un état de chaos social proche de l'état de nature. Cependant, la justice nous déçoit parfois, comme les multiples plaintes pour violences sexuelles qui n’aboutissent pas.
Dans une démocratie, il paraît évident que nous pouvons nous tourner vers la justice ou l’une des instances que l’État met à notre service pour tenter de faire valoir nos droits (le défenseur des droits, par exemple). Et pourtant… nous savons aussi que la justice nous déçoit parfois – il suffit d’étudier les chiffres des plaintes pour violences sexuelles qui n’aboutissent pas pour nous en convaincre (76% en 2017, par exemple). Sans parler bien entendu des États non-démocratiques, dans lesquels aucune justice fiable ne peut être rendue. Dans ces conditions, n’est-il pas légitime de chercher à défendre nos droits par tous les moyens ? [...]
Cela n’est toutefois pas sans poser problème. D’une part, si les individus se saisissent seuls de la défense de leurs droits, il semble inévitable que nous retombions dans un chaos proche de l’état de nature, chacun y allant de sa revendication et de sa propre conception de « ses droits ». D’autre part, et avant tout, défendre ses droits par tous les moyens ne peut que nous faire redouter l’excès ou la violence qu’une telle formule implique. Dès lors, pour vivre ensemble, n’est-il pas nécessaire que les individus ne défendent leurs droits que par les moyens légaux dont ils disposent ?
Source : Est-il juste de défendre ses droits par tous les moyens ? (Philosophie magazine, 15 juin 2022)
Toujours dans Philosophie magazine, Catherine Portevin analyse le livre d'Elsa Dorlin Se défendre [Livre] : une philosophie de la violence (2019) qui propose une pensée politique et morale de l'autodéfense, au delà de la seule question de la "violence légitime de l'Etat" ou de la légitime défense ("autorisation donnée par la loi de se défendre, de protéger quelqu'un ou un bien, lors d'une attaque").
[...] le militant des Black Panthers, les Juifs insurgés dans le ghetto de Varsovie, l’Afro-Américain Rodney King tabassé à Los Angeles en 1991 par la police, les suffragettes anglaises du XIXe siècle qui apprennent le ju-jitsu, le milicien queer des « voisins vigilants » ? Tous se sont défendus, ont recouru à la violence, avec parfois la mort au bout (la leur ou celle d’une ou d’un autre). Mais tous ces actes peuvent-ils être politiquement et moralement pensés sans considérer qui tue qui, et qui se défend contre qui ?
C’est une véritable généalogie de l’autodéfense, aussi documentée, argumentée qu’engagée, que tente avec force Elsa Dorlin. La philosophe féministe assume de « partir du muscle plutôt que de la loi » pour problématiser une défense de soi que la pensée politique a souvent rabattue sur la seule question de la légitimité : c’est la théorie de l’État s’arrogeant le monopole de la violence légitime (Hobbes), la catégorie juridique de la légitime défense ou le Bill of Rights anglais de 1689, inspiré de Locke et transposé dans la Constitution américaine en faisant de l’autodéfense un devoir démocratique (éclairage précieux, au passage, sur le débat américain sur le droit au port d’armes).
La violence à laquelle s’intéresse Elsa Dorlin est celle, plus enfouie, des « subalternes », de celles et ceux qui n’ont pas de « corps propre », comme disait Locke : exclus du droit de résistance inscrit dans le contrat social, ce sont des « corps indignes d’être défendus », pour lesquels la violence physique est surtout une nécessité vitale. Il s’agit, par le corps, par la voix, par les armes s’il le faut, de préserver sa vie et de retrouver sa puissance d’agir. Si la combattante qu’est Elsa Dorlin pourrait être tentée d’héroïser ces « éthiques martiales de soi », la philosophe n’ignore pas leurs ambiguïtés. Un ouvrage costaud.
Outre le livre d'Elsa Dorlin, nous vous conseillons de consulter le dossier de Philosophie magazine Que peut-on opposer à la violence ? publié le 15 février 2024 et comprenant 6 articles, dont trois ont retenu notre attention :
Comment rester au-dessus du volcan ? (écrit par Martin Legros)
Entre l’expérience d’une incivilité sans réelle conséquence dans un train de banlieue, une tentative de féminicide par un homme enragé et l’agression d’un pays souverain par une armée aux ordres d’un dictateur en quête d’hégémonie, la gravité, les forces en présence, les enjeux sont incommensurables. Chacune à son échelle, ces scènes nous confrontent à la question de la violence : violence symbolique dans l’espace public, violence physique et psychologique au sein de l’espace domestique, violence guerrière et meurtrière entre les nations. Et, dans ces trois situations, on voit se déployer les trois grandes attitudes, pratiques et éthiques, que l’on peut adopter face à la violence.
L'arme de la parole [...]Que peut-on opposer à la violence quand nous y sommes personnellement confrontés ? D’abord, si c’est possible, parler, argumenter, raisonner, en attendant, si cette parole est sans effet, qu’un tiers – inconnu, forces de l’ordre, juge – vienne soutenir notre cause face à notre agresseur. [...] « Mieux vaut subir l’injustice que la commettre », clame Socrate, et la violence est, à ses yeux, toujours injuste. « Tends l’autre joue » va même jusqu’à proposer le Christ. C’est le pari fou – mais parfois efficace – des partisans d’une éthique scrupuleuse de la non-violence, de Gandhi à Martin Luther King : croire que la parole peut désarmer la puissance et la violence.
Eloge de la fuite[...] On trouve des arguments au bénéfice d’une éthique de la fuite chez Gilles Deleuze qui invite à « prendre la tangente » face à une situation de domination. Deleuze retrouve cette stratégie de la métamorphose par la fuite chez les personnages de Kafka, capables d’accepter le verdict sans pourtant lui obéir, de transgresser l’autorité sans la contester, de décamper tout en restant sur place. Loin de toute forme de lâcheté, la fuite est créatrice, « on y trace du réel », écrit Deleuze, parce que « les lignes de fuites ne préexistent pas à leurs propres trajets ». Et dans son bel Éloge de la fuite (1976), le neuro-biologiste Henri Laborit en fait une stratégie vitale permettant d’éviter de développer les pathologies psychiques et somatiques que produit la confrontation ouverte entre dominant et dominé. Pour rester en bonne santé, tant éthique que biologique, conclut Laborit, « il ne vous reste plus qu’à fuir loin des compétitions hiérarchiques ».
L'art de la contre-attaque [...][...] L’autodéfense, dont des philosophes comme John Locke ou Elsa Dorlin ont cherché à définir et à circonscrire la légitimité, en levant l’hypothèque que l’interdit moral de la violence fait peser sur ses victimes, risque, lorsqu’elle est érigée en politique, de mettre à mal l’idée d’un tiers – parent, juge, État – auquel les parties peuvent s’adresser comme à un arbitre impartial. Car comme l’écrit Hobbes, « c’est un précepte, une règle générale de la raison, que tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’obtenir ».
Trois parades pour survivre à un monde de brutes (écrit par Louise Coquillat)
Afin de répondre à la violence, les philosophes, de Socrate aux féministes contemporaines, ont déployé trois stratégies : l’autodéfense, le recours à la loi et l’argumentation. Voici les grandes lignes de cet article :
L’autodéfense
John Locke / La légitime défense
Jean-Paul Sartre / Contre l’oppression
Elsa Dorlin / Self-défense féministe
Le recours à la loi
Thomas Hobbes / En appeler à l’autorité de l’État
Emmanuel Kant / Régler les conflits par le droit
Max Weber / La violence légitime de l’État
L’argumentation
Socrate / Une parole sensée contre l’injustice
John Dewey / Éduquer à la délibération démocratique
Hannah Arendt / La désobéissance civile
Yves Michaud-Elsa Dorlin : faut-il rendre les coups ? (Elsa Dorlin, Yves Michaud, propos recueillis par Clara Degiovanni)
Elsa Dorlin milite pour une culture de l’autodéfense capable de redonner un sens de la dignité, quand Yves Michaud entend préserver l’idée qu’on ne se rend pas justice soi-même. Les deux philosophes ont dialogué en n’évitant aucun sujet qui fâche.
Concernant la seconde partie de votre question, l'encyclopédie universalis consacre un chapitre de son article Violence. Notions de base sur la violence morale :
Qu’on partage ou non les thèses de Freud et de René Girard, il semble difficilement contestable qu’au fil des millénaires la proportion entre violence physique et violence morale se soit inversée. Les sociétés ont vu apparaître des formes de violence qui passent moins par l’agression corporelle ou armée que par la parole. [...]
Avec des mots, on peut blesser et même tuer : la violence raciste, si elle peut déboucher sur de réelles agressions, est également véhiculée par des paroles blessantes qui peuvent aller jusqu’à contester l’humanité de l’autre. Quant aux plus tragiques violences qui se produisent dans les établissements scolaires, elles relèvent souvent d’un harcèlement qui passe par les mots. Que le lieu de l’éducation soit le théâtre de telles agressions peut nous faire douter de la possibilité d’éradiquer la violence.
L'association AJC (association pour les droits des victimes de violence morale intrafamiliale) définit la violence morale sur son site (16 juin 2022) :
La violence morale, autrement dit la violence psychologique. Il s'agit d'une forme de violence ou d’abus envers autrui sans qu’une violence physique soit mise en œuvre.
D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle se caractérise par le comportement moralement agressif ou violent d'un individu vis-à-vis d'un autre individu. Elle peut se manifester par des paroles ou des actes qui influencent l'autre dans ses sentiments d'être aimé ou détesté. La violence morale est synonyme d’agression psychique, psychologique, mentale ou encore émotionnelle.
Selon le droit français, les violences psychologiques sont des “actes répétés qui peuvent être constitués de paroles et/ou d’autres agissements, d’une dégradation des conditions de vie entraînant une altération de la santé physique ou mentale”.
La psychologue-psychothérapeute Ariane Calvo définit la violence psychologique comme des faits d’humiliations, de dévalorisations répétées, de reproches cassants ou insistants, qui visent à rabaisser l’autre.
Source : Comment identifier la violence psychologique ? (Association AJC)
Nous vous conseillons de lire la fiche Violence - Atteinte à l'intégrité de Service-public.fr qui liste les infractions et les sanctions pénales. Le site Legifrance donne accès aux articles de loi sur les atteintes à l'intégrité physique ou psychique de la personne (Articles 222-1 à 222-67-1).
Aller plus loin avec des livres issus de nos collections :
Manuel d'autodéfense contre les violences psychologiques [Livre] : se protéger et s'en sortir / Ariane Calvo, 2020
Petit-traité de self-défense psychologique [Livre] : comment gérer l'agressivité / Jérôme Palazzolo ; préface de Franck Ropers, 2025
La perversion relationnelle [Livre] : comment vaincre la violence psychologique ? / Yvane Wiart, 2017
Le décodeur des violences psychologiques [Livre] / Ariane Calvo, 2019
Les violences psychologiques [Livre] : comprendre pour agir / sous la direction de Roland Coutanceau, Joanna Smith ; préface de Marie-France Hirigoyen, 2014
Très belle journée à vous.