Pourquoi les blessés de la première bataille de la Marne n'ont pas été rapatriés à Paris ?
Question d'origine :
Cher Guichet,
Je lis dans le roman de Alice Ferney, les Bourgeois, Actes sud ,2017 qu'à la première bataille de la Marne (12au 30 septembre 1914 , par peur de la panique,les blessés n'ont pas été rapatriés à Paris où des milliers de lits étaient disponibles et qu'ainsi de pauvres soldats sont morts gelés dans des cours de fermes.
Cette question at-elle été étudiée ?
Bien à vous
Réponse du Guichet

La bataille de la Marne, du 5 au 12 septembre 1914, est un temps majeur dans la violence guerrière de la campagne de 1914. Dans les seules batailles d'août et de septembre 1914, plus de 250 000 jeunes français sont morts, soit plus qu'en un an durant l'ensemble de la bataille de Verdun.
Les sources citées ci-dessous témoignent du dysfonctionnement du Service de santé d'alors, engendrant un désastre sanitaire sans précédent : des milliers de cadavres d'hommes restent à pourrir au soleil pendant des jours entiers ; on constate l'absence de soins immédiats et appropriés et le refus d'utiliser la capacité hospitalière de Paris de peur de démoraliser les civils ; devant l'affluence des blessés des installations de fortune dépourvues de tout sont improvisées. Comme il est impossible de transporter jusqu’à la fosse commune les dépouilles que la forte chaleur du début de septembre 1914 a rapidement décomposées, on ensevelit les soldats là où ils sont tombés...
Bonjour,
Vous avez lu dans un roman d'Alice Ferney une scène où des blessés français de la première bataille de la Marne, n'ayant pas été rapatriés dans des hôpitaux de Paris pourtant disponibles, sont morts gelés dans des cours de fermes. Vous souhaitez savoir si la question de ces soldats blessés et morts abandonnés, a été étudiée.
Concernant la période que vous mentionnez "12 au 30 septembre 1914", sachez que la première bataille de la Marne a lieu du 5 septembre au 12 septembre 1914 (mais la plupart des historiens la font finir le 9 septembre quand l'ordre de la retraite est donné aux troupes allemandes) entre d'une part l'armée allemande et d'autre part l'armée française et le corps expéditionnaire britannique.
La période du 12 au 30 septembre correspond à la première bataille du Chemin des Dames.
Édité en 2017 et ayant reçu le prix Historia du roman historique, Les Bourgeois est une suite à L’Élégance des veuves (1995), qui raconte une famille bourgeoise de la cicatrice de la Grande Guerre à nos jours :
Alice Ferney aurait-elle cédé aux vieilles sirènes de la saga familiale, genre romanesque si français ? Non. Parce que de romanesque on n'en trouvera guère, dans cette fresque qui suit dix enfants, huit frères et deux sœurs, tous nés entre 1920 et 1940. Intrigues, remariages, amours parallèles, on s'en moque. En revanche, on explore avec une rigueur presque scientifique ce qui fait une époque, ce qui meut ces élites qui seront tour à tour pétainistes, colonialistes, anti-pilule et anti-avortement, crispées sur des valeurs qu'elles ont d'autant moins de raison de remettre en cause qu'elles les rendent finalement plutôt heureuses.
Source : Les Bourgeois Alice Ferney (Télérama, publié le 11 octobre 2017) accessible sur Europresse
Concernant la première bataille de la Marne de 1914, Le musée de la Grande Guerre à Meaux en décrit le contexte :
Depuis fin août 1914 et les défaites successives dans le Nord de la France, les armées françaises et britanniques retraitent vers Paris. À leur poursuite, les Allemands qui ne sont plus, le 3 septembre, qu’à une cinquantaine de kilomètres de la capitale.
Le commandant en chef Joseph Joffre et le général Joseph Gallieni, gouverneur militaire de Paris, décident alors d’une contre-attaque et déplacent la 6e Armée française, qui défend la capitale, vers l’est entre la Marne et l’Ourcq.
Quand est-elle déclenchée ?
Le déclenchement de la bataille de la Marne a lieu le 5 septembre 1914. Le général allemand von Kluck, décide de dévier sa course vers Paris. Il espère prendre à revers les forces françaises et le corps expéditionnaire britannique qui retraitent depuis l’Est. Cette manœuvre, observée par l’aviation britannique, a pour effet de laisser sans défense le flanc droit de l’armée allemande.Le 6, c’est la contre-offensive française et le célèbre ordre du jour de Joffre : « […] Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer ». [...]
Quelles sont les forces en présence et où se déroule-t-elle ?
Les forces en présence lors de la Bataille de la Marne de 1914 sont gigantesques : environ deux millions de combattants. Un million de soldats français et britanniques affrontent 900 000 soldats allemands.
La bataille de la Marne se déroule le long d’un front de plus de 200 kilomètres, de Meaux à Vitry-le-François. Elle est en fait constituée de cinq batailles :
- la bataille de l’Ourcq ;
- la bataille des Deux Morins ;
- la bataille des marais de Saint-Gond ;
- la bataille de Vitry ;
- et la bataille de Revigny.
Quelle est l’issue de cette bataille ?
Du 6 au 8 septembre, les différentes armées s’affrontent en des combats meurtriers, mais sur l’Ourcq, l’inflexion inattendue de l’armée du général von Kluck a séparé les différentes armées allemandes.Cette situation peu favorable amène le commandant de la Ire armée, von Bülow, à se replier. La IIe armée du général von Kluck est contrainte de suivre pour protéger le repli et quitte le champ de bataille dès le 9 septembre. Les Français découvrent à l’aube du 10 septembre que la bataille sur l’Ourcq est terminée.
Plus que par le non-respect des plans d’attaque de la France élaborés avant-guerre qui préconisaient la prise de Paris par un vaste mouvement tournant, l’échec allemand s’explique par une série de facteurs, notamment une infériorité numérique due à la décision de l’état-major allemand de dégarnir une partie du front Ouest pour contrer l’avancée des Russes à l’Est.
La mauvaise transmission des ordres entre le champ de bataille et le Grand commandement allemand, très éloigné du terrain, et la relative liberté d’action des commandants d’armée ont sans doute aussi joué un rôle dans le repli de l’armée allemande. [...]
Qu’appelle-t-on « le miracle de la Marne » ?
L’expression est française et souligne l’importance de la Bataille de la Marne de 1914 qui met un terme à l’avancée allemande et sauve Paris. Cette victoire providentielle remportée par les Français permet d’effacer l’échec militaire du premier mois de guerre et le bilan en pertes humaines effroyable du mois d’août.
Quel est le bilan de la bataille de la Marne ?
La bataille a été extrêmement coûteuse en hommes. Entre le 5 et le 10 septembre 1914, les seuls Français perdent près de 80 000 soldats.La bataille de la Marne de 1914 sauve Paris, mais ne marque toutefois pas la déroute de l’armée allemande qui se replie en bon ordre. Elle ne met pas un terme immédiat à la guerre de mouvement qui se poursuit jusqu’en novembre 1914 avec la « course à la mer » lors de laquelle les deux camps tentent chacun de se déborder en remontant vers le nord-ouest. [...]
Source : La Bataille de la Marne de 1914 (Stephanie Derynck - documentaliste du musée)
Le site Chemins et mémoires du Ministère des Armées met l'accent sur la violence inédite des combats de septembre 1914 :
Les mouvements d'armées sont rapides, les adversaires s'enveloppent, se dépassent parfois les uns les autres. C'est au cours de ces combats de septembre 1914, dont certains ont lieu de nuit, que des comportements de brutalité s'inscrivent dans les attitudes des soldats, de part et d'autre. Les combats de La Vaux Marie ou de Vassincourt valent largement en violence ceux des Marais de Saint-Gond ou de Mondement. Il y a donc une véritable nouveauté dans ces combats. Dans les batailles du passé, même le plus récent, jamais autant d'hommes n'avaient combattu avec autant d'acharnement et de moyens matériels sur un aussi large front. En cela, la première bataille de la Marne de septembre 1914 ouvre bien la guerre totale et industrielle qu'est le conflit de 1914-1918. L'importance du tribut humain est énorme. [...]
Dans les seules batailles d'août et de septembre 1914, plus de 250 000 jeunes français sont morts, soit plus qu'en un an durant l'ensemble de la bataille de Verdun.
Source : François Cochet, professeur à l'université de Metz, in la revue Les Chemins de la Mémoire n° 143, octobre 2004, Mindef/SGA/DMPA.
Dans l'ouvrage La santé en guerre, 1914-1918 : une politique pionnière en univers incertain (2015), Vincent Viet décrit :
- les errements du Service de santé lors de la première bataille de la Marne :
En octobre 1914, le ministre de la Guerre avait en effet décidé après entente avec le général en chef, de créer une direction générale du Service de santé. Mais cette nouvelle structure, réclamée par le général directeur de l'Arrière (ou DES) après les errements de la première bataille de la Marne (6-9 septembre 1914) était absolument indépendante, techniquement et administrativement du ministre de la Guerre et de Troussaint, son directeur du Service de santé (7e direction).
p. 67
- et le désastre sanitaire sans précédent qu'il en résulte :
Tous les témoignages ou les renseignements recueillis a posteriori confirment l'idée sur le Service de santé de l'avant fut, pendant les cinq premiers mois du conflit, livré à lui-même, c'est-à-dire sans liaison ni entre ses divers organes ni avec le commandement, et, de surcroît, fort mal renseigné sur les opérations militaires projetés en cours d'exécution. Faut-il s'en étonner ? Le souci de secourir et d'évacuer les blessés était difficilement compatible avec la nécessité vitale de libérer au maximum les voies de communication nécessaires à la circulation des soldats. [...]
Voici donc une division d'infanterie, amputée de plus de la moitié de ses formations sanitaires, lors de la bataille de Morhange, en août 1914. Faute de moyens de transports suffisants et malgré les réquisitions opérées en toute hâte, les blessés les plus graves sont laissés sur place, "dans les villages où l'ennemi les abandonnera ou les massacrera" [Source : Le Service de santé militaire 1914-1918, chapitre 4 / Firmin Duguet]. [...]
Sur le front de la 6ème armée (bataille de la Marne des 6-9 septembre 1914), heureusement proche des ressources parisiennes en lits d'hôpitaux, c'est le médecin de l'armée en personne qui dirige les évacuations des ambulances vers les gares qu'il avait pris soin de reconnaître à l'avance. Le transport se fait à la faveur d'un groupe sanitaire automobile improvisé qui double l'action des brancardiers. Dans les gares, les blessés sont couchés à même le sol, le brancardage est assuré par un personnel de fortune. [...] Des meules de blé non battu sont utilisées pour improviser des litières de fortune sur le plancher des wagons [...]
Dans la zone arrière, la situation est tout aussi dramatique. Le Service de santé se ressent de l'inertie (ou de l'isolement ?) de certains médecins d'armée, de l'absence de liaison entre les échelons supérieurs, sanitaire et militaire, et du manque de moyens d'action. [...]
"Des fautes lourdes, entraînant la mort de milliers de soldats, occasionnant à ceux qui ont survécu des mutilations et des infirmités incurables, ont été commises". [le chirurgien Eugène-Louis Doyen devant les parlementaires des commissions de l'armée au Sénat et de l'hygiène à la Chambre]
p.69-70[...]
"Le contraste [avec le mois de septembre 1915] est frappant, écrit un reporter américain envoyé sur place, avec ce qui se passa après la bataille de la Marne, il y a un an. A cette époque, des milliers de cadavres d'hommes et de chevaux restèrent à pourrir au soleil pendant des jours entiers"
p.146[...]
Lors des combats de la Marne et de l'Ourcq, le nombre des cadavres dépassa tellement les prévisions qu'il fut nécessaire d'adjoindre comme fossoyeurs, aux brancardiers, des hommes de troupe non formés à l'identification des cadavres. Un mois, après la bataille, le sol était encore jonché de corps soumis aux outrages des animaux. Comme il était impossible de transporter jusqu’à la fosse commune les dépouilles que la forte chaleur du début de septembre avait rapidement décomposées, on ensevelissait les soldats là où ils étaient tombés "sur le bord des routes, à la lisière ou au milieu des bois, dans les champs, dans les jardins, au milieu des ruines, n'importe où".
p. 405[...]
Encore acquis à la théorie des miasmes (contamination par les odeurs), le médecin inspecteur général de l'armée, Lemoine, était tout aussi formel : "C'est en grande partie aux odeurs nauséabondes dégagées par les cadavres et subies lors de la traversée des régions successivement parcourues pendant la bataille de la Marne, qu'il faut attribuer l'explosion de troubles digestifs, de diarrhées, de dysenteries, qui éprouvèrent les armées pendant plusieurs semaines".
p. 408
L'ouvrage d'Alain Larcan Le service de santé aux armées pendant la Première Guerre mondiale (2008) met quant à lui en exergue, outre l'absence de soins immédiats, le refus d'utiliser la capacité hospitalière de Paris pourtant disponible, de peur démoraliser les civils. En résultent des installations de fortune dépouvues de tout...
Le 23 [septembre 1914], un nouvel article [dans l’Écho de Paris] est intitulé : "Les blessés sont faits pour être soignés." Le scandale frappa d'abord les Parisiens après la Marne - absence de soins immédiats et appropriés, refus d'utiliser la capacité hospitalière de Paris de peur de démoraliser les civils, alors qu'on y soignait les prisonniers allemands. [...] Maurice Barrès identifie par recoupement les vices du système, expliquant le désastre sanitaire dont chaque observateur isolé ne peut percevoir ce qu'il voit directement. On trouve des indications sur le relèvement parfois improvisé et qui oublie des blessés sur le champ de bataille, les laissant deux à trois jours avant d'être ramassés. [...] Maurice Barrès fait remarquer le contraste entre les installations du Bourget, infectes et dépourvues de tout, alors que les hôpitaux de Paris ne reçoivent guère de blessés ou même sont vides [...] Dans son analyse il ne cache pas la vérité : il semble bien qu'au premier moment, dans les services sanitaires, on fut pris au dépourvu et peu capables d'assurer les transports. Il semble aussi qu'une entente imparfaite ait d’abord régné entre le Service de santé, l'Assistance publique et les initiatives privées.
p. 55-59
Dans l'ouvrage Souvenirs de Meaux, avant, pendant et après la bataille de la Marne [Livre] : augmentés de lettres inédites (2003), Mgr Emmanuel Marbeau (1844-1921) et l'abbé Formé (1857-1920) livrent leurs souvenirs de la nature des soins portés aux blessés de guerre dans la ville de Meaux qui se trouve au cœur de la tourmente :
Dans cette journée du 7 septembre, de nombreux blessés, venus du champ de bataille, ou qui avaient été transportés à grand'peine - car les véhicules étaient rares - par des Meldois et des Meldoises compatissants, furent recueillis dans notre ville. M. le Directeur de l'hôpital ouvrit largement sa porte. M. le Supérieur de l'école Sainte-Marie en fit autant. Mais devant l'affluence, on dut recourir à la maison délabrée de l'ancien grand Séminaire. [...] Il arriva des blessés jusqu'à deux heures du matin. Les lits ne suffisaient plus et les soldats, exténués, se couchaient sur des paillasses, sur le parquet, même sur les escaliers. [...]
C'est dans cette journée du 8 septembre que les blessés arrivèrent en plus grand nombre. L'hôpital et l'école Sainte-Marie continuèrent à en recueillir le plus possible, mais devant l'affluence, on dut rouvrir également le collège communal. [...] A l'approche de l'ennemi, les hôpitaux militaires et ceux de la Croix-Rouge avaient évacués par ordre. Les blessés et le personnel des médecins et infirmiers avaient été transportés en hâte avec le matériel sur divers points, à Orléans. C'est dans cette ville que, sous la direction du Comité de la Croix-Rouge et de sa présidente, la vénérée Vicomtesse de Lamotte, un grand nombre de blessés reçurent les meilleurs soins qui permirent à beaucoup de retourner à leur poste de combat. [...]
Mercredi 9 septembre : [...] Dans la matinée, les obus de l'artillerie lourde tombaient encore sur Barcy-lès-Meaux, ruinant de plus en plus l'église et empêchant de secourir les nombreux blessés des alentours. L'ennemi bombardait l'ambulance établie dans cette paroisse (ferme Dhuicque) où vingt-trois des blessés furent tués. [...]
Source : Ibid, p.25, p. 26
Pour aller plus loin sur le Web
Septembre 1914. La première bataille de la Marne (Ministère des Armées, par François Cochet, professeur à l'université de Metz)
Les combattants de la bataille de la Marne 1914 (Le musée de la Grande Guerre à Meaux Musée, publié par Stephanie Derynck - documentaliste du musée)
GUERRE MONDIALE (PREMIÈRE). La santé aux armées (Encyclopédie Universalis, par Anne RASMUSSEN, professeure d'histoire de la médecine et de la santé à l'université de Strasbourg)
La bataille de la Marne (1914) sur Gallica
1914 : la première bataille de la Marne (Archives départementales de Seine-et-Marne)
Des livres issus de nos collections sur la bataille de la Marne vous permettront de poursuivre vos recherches. N'hésitez pas à contacter également les Archives départementales de Seine-et-Marne.
Bonnes poursuites dans vos recherches,