Est-ce possible de savoir si Napoléon parlait correctement français ?
Question d'origine :
Bonjour Cher Guichet,
Serait-il possible de savoir si Napoleon s'exprimait correctement en français ?
Réponse du Guichet

Napoléon, né en Corse un an après son rattachement à la France, parlait d’abord corse et génois avant d’apprendre le français dès l’enfance. Malgré une bonne maîtrise acquise, il garda toute sa vie un accent et des maladresses d’orthographe, dédaignant souvent l’écrit au profit de la pensée et de l’action, au point d'avoir recourt à un secrétaire pour rédiger ses propres lettres officielles. Empereur, il imposa le français comme langue administrative mais demeura tolérant envers les dialectes locaux, fort de sa propre expérience linguistique.
Bonjour,
Napoléon Bonaparte (1769-1821) est né à Ajaccio en Corse, seulement une année après le rattachement de l'île au royaume de France par le "Traité de Versailles", mettant fin à une domination sur cinq siècles de ce territoire par la République génoise. La langue française n'est donc pas la langue maternelle de Napoléon. On parle sur l'île un dialecte local, mais aussi le génois, deux langues aux racines toscanes, qui ont constitué le socle du langage de Bonaparte. Néanmoins le site de la Fondation Napoléon rappelle que le français n'était non plus parfaitement étranger au jeune homme. Même si sa mère resta toute sa vie peu familière de cette langue (elle ne parlait, dira Napoléon, que son "baragouin corse" dans Bonaparte de Patrice Guennifey, p.49), son père, Charles Bonaparte, un homme de la petite noblesse corse, la maîtrisait aussi bien à l'oral qu'à l'écrit. Au vue ambitions du père pour ses fils ainés, l'équipe de la fondation écrit :
Il paraît logique d’imaginer que le chef de famille ait inculqué dès leur plus jeune âge à Joseph et Napoléon, ses deux aînés pour qui il ambitionne un bel avenir, des notions de la langue du pouvoir dont leur sort dépend et que Charles a ralliées quelques mois avant la naissance de Napoléon.
Pour autant, cette instruction du français, poursuivie par l’abbé Recco, demandera une remise à niveau de quatre mois, de janvier-avril 1778, à leur arrivée au collège d’Autun. Joseph a alors 11 ans et Napoléon, 9 ans et demi.
À dix ans, Napoléon est donc, comme on le qualifierait aujourd’hui, bilingue, malgré un accent certain et des italianismes çà et là.
Source : Quelle(s) langue(s) parlait Napoléon Bonaparte dans son enfance ? - Fondation Napoléon.
Ces imperfections sont aussi signalées par le grand spécialiste Thierry Lenz dans son ouvrage Napoléon en 100 questions. Italianismes, confusions, néologismes et surtout, un accent qu'il conservera toute sa vie marquent ses habitudes de langage lors de son arrivée sur le continent au lycée militaire de Brienne en 1779 :
A l'âge de 9 ans donc, Napoléon parle, lit et écrit la langue de Voltaire de manière satisfaisante. Il conserva pourtant une pointe d'accent dans son parler et, dans son orthographe, des italianismes, des confusions, voir des inventions : chrestianisme (pour christianisme), naicence (naissance), sciècles (siècles), allors (alors) comune (commune), otorizé (autorizé) etc. Ajoutons qu'il n'attachait aucune importance à l'art calligraphique, ce qui rend ses textes autographes difficiles à déchiffrer : non seulement il commet des fautes, mais il forme mal les lettres et garde l'habitude d'attacher des groupes de mots, voir des phrases entières (par exemple "delamourdelagloire" pour "de l'amour de la glorie".
Source : Napoléon en 100 questions - Thierry Lenz (Talladier, 2017).
Il entretiendra même une relation compliquée avec l'écrit. Cet article du journal l'Express qui s'appuie sur le travail d'historiens abonde dans ce sens : Langue française : pourquoi Napoléon était fâché avec l'orthographe (2024). L'orthographe de Bonaparte restait imparfaite une fois à l'âge adulte. Un secrétaire avait la charge de la rédaction de ses lettres officielles, seules sa correspondance privée demeura écrite de sa main, soit 2% des 40 000 lettres qui lui sont attribuées :
S’il arrive à Napoléon de prendre la plume, c’est uniquement pour sa correspondance privée. À compter de 1793, il n’écrit plus lui-même. Avec le temps, son écriture est devenue illisible. Ses collaborateurs éprouvent des difficultés à le relire ; parfois lui-même n’y parvient pas. Son frère Joseph, dans les premières années, puis les Impératrices ou ses maîtresses, sont les quelques destinataires privilégiés qui reçoivent des lettres autographes. Son écriture cursive et très graphique est devenue légendaire très tôt, notamment car Joséphine exhibe les missives qu’elle reçoit à toute la cour. Lorsqu’il prend la plume, le début des mots et des phrases sont bien formés puis très vites deviennent difficilement déchiffrables. Un autre défaut très connu de Napoléon est sa mauvaise orthographe, peuplée d’italianismes ou d’inversion de lettres ou de mots : « gabinet » pour « cabinet » ; « enfanterie » pour « infanterie ». Pour expliquer ces problèmes d’écriture, certains comme De Castre, un de ses condisciple à Brienne, ont pu dire qu’ayant appris le français tardivement et trop rapidement, il n’a pas fréquenté assidument les cours de latin. D’autres ont incriminé les problèmes de vue dont Napoléon était affecté. En réalité, écrire le fatigue et sa main va moins vite que son esprit.
Source : Napoléon Bonaparte dans sa correspondance - Napoleonica.
L'Express relève même une forme de mépris à l'égard de l'écrit :
Il est vrai aussi que Napoléon faisait preuve d'un souverain mépris pour cette matière. A ses yeux, l'essentiel résidait dans la pensée; l'orthographe relevait de l'intendance. "Un homme public [...] ne peut, ne doit pas écrire l' orthographe, expliqua-t-il à Las Cases lors de son exil à Sainte-Hélène. Ses idées doivent courir plus vite que sa main [...]; c'est ensuite aux scribes à débrouiller tout cela."
Source : Langue française : pourquoi Napoléon était fâché avec l'orthographe (2024) - L'Express
Les historiens s’accordent néanmoins pour dire que la politique de Napoléon en matière de langue à l'égard des nombreux patois et dialectes parlés sur son territoire était plutôt tolérante. Surtout si dès la Révolution française, l'abbé Grégoire affirma qu'au moins 6 millions de personnes ne maîtrisaient pas la langue nationale en France, ce chiffre augmenta logiquement sous l'Empire au gré des annexions et des conquêtes territoriales. Employant lui-même le génois ou le corse de naissance, Napoléon a imposé le français comme langage officiel, où plutôt comme langue de l'administration, mais il aurait observé une certaine souplesse vis à vis des langues locales :
Napoléon fut partisan de la victoire du français sur les langues locales, mais avec une certaine souplesse. Dans la lignée de ce qu’avait fait l’ancienne monarchie depuis deux siècles et demi, il l’imposa évidemment comme langue de la politique, de l’administration et de l’armée. Il était « la langue du pouvoir central , des démembrements de l’État et des notables. Il devint la seule enseignée dans les écoles de l’Empire, y compris dans les territoires annexés.
(...)
Dans le même temps, l’Empereur ne se montra pas systématiquement hostile aux dialectes. On n’oubliera pas ici qu’il avait été élevé dans une autre langue, l’italien ou plus exactement le génois (dont le « corse » est une branche), et qu’il avait lui-même à certains égards une pratique incertaine du français. Ses manuscrits étaient truffés d’italianismes, de fautes (« mon pays de nécense », « mon travaille », etc.) et de mots pris pour d’autres (« amnistie » pour « armistice », « session » pour « section », etc.). Peut-être tira-t-il de ces expériences personnelles une bienveillance et une tolérance qu’il ne montrait pas toujours ailleurs. « Laissez à ces braves gens leur dialecte alsacien, aurait-il dit un jour : ils sabrent toujours en français ». Il ne s’opposa pas non plus aux travaux de l’Académie celtique, fondée en 1805, dont un des buts était « de retrouver la langue celtique dans les auteurs et les monuments anciens, dans les deux dialectes de cette langue qui existent encore, le breton et le gallois, et même dans tous les dialectes populaires, les patois et les jargons de l’Empire français ».
(...)
On signalera en outre que la tolérance impériale pour les langues locales fut étendue aux départements annexés et à l’Italie. Le français y était la langue officielle mais l’usage des « idiomes du pays » n’était pas proscrite. C’est ce que précisa un arrêté de 1803 fixant « l’époque à laquelle les actes publics devront être écrits en français dans les départements de la ci-devant Belgique, de la rive gauche du Rhin et de la 27e division militaire [départements italiens] ». Si ces actes devaient tous être rédigés en français, « la traduction en idiome du pays » était acceptée en marge, tandis que les actes sous seing privé pouvaient « être écrits dans l’idiome du pays, à la charge par les parties [d’y joindre] une traduction française certifiée par un traducteur juré » pour pouvoir les enregistrer. En 1805, un décret autorisa, d’une part, de poursuivre en italien la rédaction des actes publics de l’île d’Elbe et, d’autre part, les gardes forestiers des départements au-delà des Alpes à rédiger leurs procès-verbaux dans la même langue.
Source : Les langues de la France napoléonienne - Thierry Lenz, Fondation Napoléon.
Lui même conservait les traces de sa propre histoire par l'accent qui l'accompagna toute sa vie. Le spécialiste de Napoléon François Houdecek souligne habilement que ces petits exotismes ne devaient en rien perturber ses contemporains. En effet, dans la France du XIXème siècle, il était alors parfaitement commun de ressentir les origines de son interlocuteur dans l'expression de son français. Les plus proches collaborateurs de l'Empereur avaient aux aussi pour langue maternelle d'autres langues que le français :
Enfin, on y revient, Bonaparte ne s'est jamais départi de son accent corso-italien, prononçant "senté" - en faisant sonner le e -, au lieu de santé, et "Mentoue" au lieu de Mantoue, comme le relève encore Chantal de Tourtier-Bonazzi. Il faut toutefois noter qu'à cette époque, l'ouverture d'esprit dans ce domaine était plus grande qu'aujourd'hui. "Tous les spécialistes sont à peu près d'accord : l'empereur devait avoir une pointe d'accent corso-italien, mais personne ne l'a formellement relevé car cela n'avait rien de particulier", souligne François Houdecek.
Logique : au début du XIXe siècle, la majorité des Français avaient pour langue maternelle l’occitan, le breton ou le picard. Comme l'Alsacien Kellerman, comme le Lotois Murat, une grande partie des élites s'exprimait donc avec de fortes intonations issues des langues dites régionales. Napoléon n'échappait pas à la règle.
Source : Langue française : pourquoi Napoléon était fâché avec l'orthographe (2024) - L'Express
Vous pouvez aussi consulter en parallèle ce dossier thématique où vous retrouverez des écrits de la jeunesse de Napoléon.
Ainsi que ces ouvrages pour aller plus loin, qui figurent dans nos collections :
Quand Napoléon inventait la France - sous la direction de Thierry Lenz (Tallandier, 2008).
Napoléon et l'Empire des Lettres : L'opinion publique sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814) / Maximilien Novak (PUF, 2023)
Napoléon et 40 millions de sujets : la centralisation et le premier Empire suivi d'un Dictionnaire des 134 départements à l'apogée du Grand Empire / Jean Tulard, Marie-José Tulard (Tallandier, 2014)
L'Empire de la paix : de la Révolution à Napoléon : quand la France réunissait l'Europe / Aurélien Lignereux (Passés composés, 2023)
Bonne journée.