Pourquoi une affaire judiciaire malaisienne a-t-elle été jugée en France ?
Question d'origine :
DEPECHE AFP DU 11 DEC.2025
"La Cour d'appel de Paris a annulé une indemnité de près de 15 milliards de dollars qui avait été octroyée aux héritiers d'un sultan d'Asie du Sud-Est au terme d'une longue bataille judiciaire, a indiqué le gouvernement malaisien mercredi...."
Si j'ai bien compris, la Malaisie a obtenu un jugement de la Cour d'appel de Paris concernant un litige avec un sultan d'Asie???
1:Comment ce genre de jugement (100% asiatique?avec une longue bataille judiciaire) est il possible légalement dans notre pays?
2: qui valide?qui peut rejeter une telle demande ?
3: Quels sont les lois,les règles... pour juger en France des affaires ne concernant pas des litiges impliquant au moins 1 citoyen, 1 entreprise ou 1 administration FRANCAIS?
4: d'autres pays européens auraient ils pu répondre à cette demande de jugement ?
5: Dans le cas présent il s'agit de 15 milliards qui vont profiter à un bénéficiaire asiatique , qui paie la facture? Le montant est il lié à l'importance du contentieux ?
Bref un maximum d'information sur cette situation , et bien sûr UN GRAND MERCI
Réponse du Guichet
L’affaire du sultan de Sulu oppose depuis 2013 la Malaisie aux héritiers de l'ancien sultanat de Sulu, qui réclament 15 milliards de dollars sur la base d’un traité foncier contracté en 1878 avec la Grande-Bretagne. Jugée tour à tour en Espagne, en France et ailleurs en Europe, cette procédure arbitrale illustrerait les dérives du "forum shopping", où les plaignants choisissent les juridictions les plus favorables pour déposer leur dossier. Ce litige hors norme relance le débat sur une réforme de l’arbitrage international pour mieux protéger les États. Le Code de procédure civile et la Convention de New York à l'international encadrent aujourd'hui encore ce type de pratique.
Bonjour,
L'affaire qui opposa l'état malaisien aux descendants de l'ancien sultan de Sulu (un royaume musulman situé dans l'archipel de Sulu, à cheval entre Bornéo et l'extrême sud des Philippines), est incroyable à plus d'un titre.
Ce litige se fonde sur un contrat entre des colons britanniques (Gustavus Baron de Overbeck et Alfred Dent Esquire) et le sultanat de Sulu signé en 1878 qui prévoyait le versement d'une indemnité annuelle (d'environ 5000 euros actuels) en échange d'un droit d'occupation et d'exploitation de ces terres par la couronne anglaise.
L'indépendance de la Malaisie en 1957 n'a pas interrompu le versement des indemnités puisque le nouvel état a continué de s'en acquitter de bonne grâce jusqu'en 2013. C'est à ce moment là que Jamalul Kiram III, descendant autoproclamé du sultan de Sulu, s'est lancé dans la reconquête de la terre de ses ancêtres en envoyant plus de 250 mercenaires philippins combattre à Sabbah dans une guerre contre la Malaisie qui fit 68 morts. Malgré la défaite, Jamlul Kiram réactiva d'anciennes rivalités territoriales entre les Philippines et la Malaisie, et signa l'arrêt du versement des indemnités aux héritiers du sultan.
Cette cessation de paiement provoqua la colère de ces derniers qui portèrent l'affaire devant le ministère des affaires étrangères du Royaume-Uni pour qu'il arbitre ce litige en vertu d'une vieille clause du traité de 1878.
Mais cet ancien traité est écrit en langue jawi (malais classique, retranscrit en caractères arabes) et une querelle de traduction éclata. Toute la question était de savoir si l’accord de 1878 est un contrat de cession ou de location des terres de Sulu. Autrement dit, les terres appartiennent-elles encore aux descendants du sultan ? comme le résume le journal Le Monde, dans son article Entre la Malaisie et les descendants d’un sultan de Bornéo, un litige rocambolesque à 15 milliards de dollars (juin 2023).
Le problème étant que les héritiers estiment aujourd'hui le préjudice à 15 milliards de dollars, (en réévaluant la valeur commerciale d'un accord de location perpétuelle de 1878 !). D'abord confirmée par un arbitre espagnol, cette décision qui mettait en péril la sécurité financière malaisienne de part son montant exceptionnel a ensuite été désavouée par la justice espagnole avant d'être portée à nouveau devant la justice française par les héritiers du sultan et leurs soutiens financiers. (La Malaisie annonce avoir remporté en France un recours contre une indemnité de 15 milliards de dollars aux héritiers d’un sultan - Le Monde 2025)
Les observateurs internationaux dénoncent ici les dérives de ce que l'on nomme "forum shopping", une pratique légale mais contestée du droit international qui consiste à saisir le tribunal le plus susceptible de donner raison à sa cause. Le forum shopping est possible lorsque plusieurs juridictions sont simultanément compétentes pour arbitrer un différend (Eurofiscalis) et est d'autant plus redoutable lorsque, comme ici avec le fonds Therium, l'une des parties est en mesure de mobiliser des financements massifs pour mener ses actions en justice...
Le parcours juridique de ce procès étant encore plus complexe, nous laissons le soin aux équipes du Club des Juristes de retracer la parcours européen de ces arbitrages, passés de Madrid à Paris, ou encore par les Pays-Bas, après que la Malaisie a refusé de porter elle même la décision en justice (et les Britanniques, en plein Brexit, se dont déclarés impuissants pour arbitrer ce casus belli...) Cet article publié le 12 décembre 2025 suite au jugement rendu par la Cour d'appel de Paris, résume les grandes lignes de cette affaire juridique hors norme :
Tout commence avec le refus de la Malaisie de participer à la constitution du tribunal arbitral. Les héritiers du Sultan de Sulu saisissent alors le juge d’appui de Madrid qui désigne un arbitre unique. La Malaisie conteste l’arbitrage et n’y participe pas, mais l’arbitre se reconnaît compétent par une sentence partielle rendue à Madrid le 25 mai 2020. La Malaisie obtient du Tribunal suprême de Madrid l’annulation de toute la procédure arbitrale ainsi que l’interdiction faite à l’arbitre de poursuivre l’arbitrage, mais pas l’annulation de la sentence qui est donc définitive. Les héritiers contestent l’annulation de la nomination de l’arbitre devant la Cour constitutionnelle, laquelle refuse d’examiner l’affaire en décembre 2022, faute de question constitutionnelle.
Afin de résister à cette interdiction d’arbitrer, l’arbitre unique décide alors de déplacer le siège de l’arbitrage à Paris, terre d’asile de l’arbitrage comme chacun sait.
En France, les héritiers obtiennent le 29 septembre 2021 l’exequatur de la sentence sur la compétence. Une suspension de l’exécution provisoire est prononcée le 10 décembre 2021, qui sera rétractée le 10 juin 2022. Le 28 février 2022, l’arbitre rend sa sentence finale, à Paris cette fois, condamnant la Malaisie à verser 14,92 milliards de dollars, décision dont la Malaisie demande aussitôt l’annulation.
Le 3 mars 2022, la Malaisie sollicite l’arrêt d’exécution de la sentence finale en France. Le 12 juillet 2022, le conseiller de la mise en état accède à cette demande sur un fondement nouveau : le « caractère sensible de l’affaire ».
La Cour d’appel de Paris, le 6 juin 2023, infirme ensuite l’exequatur de la sentence sur la compétence en jugeant la convention d’arbitrage caduque, au motif que l’arbitre désigné – le consul général de la Reine à Brunei – n’existe plus. La Cour de cassation confirme cette solution le 6 novembre 2024.
Entre-temps, les héritiers du Sultan de Sulu attaquent l’Espagne dans un arbitrage d’investissement devant le CIRDI estimant que leur investissement n’avait pas été protégé en raison des décisions judiciaires espagnoles et réclament 18 milliards de dollars à l’Espagne, demande qui sera rejetée par une sentence du 6 novembre 2025. D’autres fronts contentieux se développent encore : d’une part, des actions fondées sur l’article 1782 du code des États-Unis sont engagées par Petronas (compagnie pétrolière malaisienne) contre les héritiers, le fonds Therium qui finance ces procédures des héritiers, sa société mère Evergreen et plusieurs banques, procédures autorisées en juillet 2024 par la cour fédérale du district de New York ; d’autre part, des filiales de Petronas ont saisi les juridictions de Jersey car elles accusent les héritiers, leurs conseils et le fonds Therium d’avoir conspiré pour obtenir la sentence arbitrale litigieuse puis pour tenter son exécution au Luxembourg.
Toujours mieux : l’arbitre unique a lui-même été condamné le 17 mai 2024 par la Cour d’appel de Madrid pour outrage consistant à ne pas s’être plié à l’interdiction d’arbitrer, et la peine a été lourde : six mois de prison et une interdiction temporaire d’exercer, alors même qu’il avait été initialement désigné par le Tribunal supérieur de Madrid… Cette décision a été confirmée par la Cour suprême d’Espagne le 8 octobre 2025
L’affaire se trouve ainsi dans une situation juridique paradoxale : en Espagne, la sentence sur la compétence est définitivement valable, faute d’avoir été régulièrement contestée au siège du tribunal arbitral et peut donc être exequaturée en principe dans tous les pays signataires de la Convention de New York. Mais son exequatur a été refusée en France par la Cour d’appel de Paris qui a considéré que la clause compromissoire était caduque. Or c’est cette même Cour qui était appelée à se prononcer sur cette même clause compromissoire, mais cette fois-ci comme juge de l’annulation (sentence finale rendue en France) et non plus seulement comme juge de l’exequatur (sentence sur la compétence rendue en Espagne).
Source : L’affaire du « Sultan de Sulu » un litige hérité de l’histoire
D'après nos recherches, les mécanismes juridiques qui sous-tendent qu'un tel arbitrage entre deux entités juridiques asiatiques puisse se tenir en France et en l’occurrence ici à la Cour d'appel de Paris sont, au niveau international, la Convention de New York sur l'arbitrage signée en 1958, et au niveau national le Code de procédure civile (à partir de l'article 1502).
La Convention de New York sert à faciliter la reconnaissance et l'exécution internationale des sentences arbitrales étrangères. Ratifiée par la France et la Malaisie (entre autres parmi plus de 160 pays), elle oblige les États signataires à valider et à exécuter les décisions arbitrales. L'article 1 en explique clairement le fonctionnement :
ARTICLE 1
1. La présente Convention s'applique à la reconnaissance et à l'exécution des sentences arbitrales rendues sur le territoire d'un Etat autre que celui où la reconnaissance et l'exécution des sentences sont demandées, et issues de différends entre personnes physiques ou morales. Elle s'applique également aux sentences arbitrales qui ne sont pas considérées comme sentences nationales dans l’État où leur reconnaissance et leur exécution sont demandées.
2. On entend par «sentences arbitrales» non seulement les sentences rendues par des arbitres nommés pour des cas déterminés, mais également celles qui sont rendues par des organes d'arbitrage permanents auxquels les parties se sont soumises.
3. Au moment de signer ou de ratifier la présente Convention, d'y adhérer ou de faire la notification d'extension prévue à l'article X, tout Etat pourra, sur la base de la réciprocité, déclarer qu'il appliquera la Convention à la reconnaissance et à l'exécution des seules sentences rendues sur le territoire d'un autre Etat contractant. Il pourra également déclarer qu'il appliquera la Convention uniquement aux différends issus de rapports de droit, contractuels ou non contractuels, qui sont considérés comme commerciaux par sa loi nationale.
Aucune exigence de rattachement à la France n'existe pour les arbitrages internationaux, les parties engagés choisissent librement le siège mais il semblerait que la France soit une destination attractive ces dernière années.
En France, c'est le Code de procédure civile qui régit les compétences des juridictions françaises pour les arbitrages internationaux. Vous retrouverez les articles de loi concernés à partir du Titre II : L'arbitrage international (Articles 1504 à 1527).
Comme nous l'évoquions plus haut, les spécialistes du droit font de cette affaire un tournant potentiel pour une réforme en profondeur de l'arbitrage en France et à l'international. Le "forum shopping" et tous ces recours stratégiques employés contre les états menaceraient leur souveraineté juridique. Le site Village de la Justice et le journal La Tribune ont été les relais de tribunes appelant à réformer la législation française et internationale en matière d'arbitrage.
L'avocat Emir Abbas Gurbuz aborde cette réforme (pour laquelle une consultation en ligne du ministère de la justice vient d'être lancée) pour Village de la Justice et évoque l'élargissement potentiel des pouvoirs du juge d'appui. Voici ses mots :
:
La France s’apprête à réformer pour la première fois depuis 14 ans son cadre juridique de l’arbitrage. Derrière ce qui pourrait sembler être un ajustement technique se cache un enjeu fondamental : redonner aux États une capacité de défense efficace face à des recours parfois abusifs, souvent extrêmement coûteux, intentés par des investisseurs privés.
Au cœur du projet : l’élargissement du rôle du juge d’appui, aujourd’hui cantonné aux seuls problèmes de procédure. Demain, ce juge pourrait intervenir lorsque l’une des parties se trouve en situation de faiblesse économique, afin de garantir un déroulement équitable de la procédure. Cette réforme permettrait d’éviter que des États, pour des raisons budgétaires, soient privés d’une défense solide face à des adversaires mieux armés juridiquement et financièrement.
L’affaire Sulu est un exemple éclatant de ces dérives. En 2022, un arbitre a condamné la Malaisie à verser 15 milliards de dollars à des héritiers autoproclamés d’un sultanat disparu, sur la base d’un traité remontant à 1878. L’arbitre avait été désavoué par la justice espagnole, mais a poursuivi la procédure à Paris, en contournant les décisions judiciaires. La sentence a provoqué un choc international, mettant en lumière les failles du système arbitral lorsqu’il n’est pas suffisamment encadré.
Source : [Point de vue] Réformer l’arbitrage international pour protéger les États. Par Emir Abbas Gürbüz, Avocat
Voir aussi : Vers une réforme du droit français de l’arbitrage (Ministère de la Justice).
La création d'un Code unique de l'arbitrage en France et en Europe est aussi appelée de ses vœux par Maurizio Geri, chercheur sur les questions de sécurité internationale au Global Policy Institute, dans sa tribune « Le Code unifié de l'arbitrage en France pourrait mettre fin à l'exploitation abusive du "forum shopping" ». Il souhaite mettre un terme au "shopping forum", surtout lorsque celui-ci est adossé à des moyens financiers colossaux pour parvenir à ses fins. Car si la Malaisie n'a pas été condamnée, celle-ci a dû engager des sommes considérables pour couvrir ses frais juridiques sur l'ensemble de ses procès, vécu sous la menace du préjudice et vu sa réputation entachée selon le chercheur.
Pour aller plus loin :
La reconnaissance en France des jugements étrangers : à quelles conditions ? - Dalloz Actu
La conclusion de l’affaire Héritiers du sultan de Sulu contre Fédération de Malaisie : un consul vous manque et l’arbitrage est dépeuplé - Actu Juridique.
De la disparition du consentement à l’arbitrage - Actu Juridique.
L’Affaire Sultan du Sulu, la volonté des parties face au principe de l’effet utile - CMAP
Le site officiel Malysia Sulu Case, qui reprend toutes les procédures et qui bénéficie d'une traduction française.
Arbitrage commercial : interne et international : cours intégral et synthétique + tableaux et schémas / Martial Pernet (Gualino, 2025)
Aspects philosophiques du droit de l'arbitrage international / Emmanuel Gaillard (Boston : Martinus Nijhoff publishers, 2017)
Quand les multinationales attaquent les Etats [D.V.D.] / réal. de Laure Delesalle, réal. ; une enquête de Claire Alet (2018)
Passez de bonnes fêtes !
La langue d’Angkar