Question d'origine :
Après avoir vu au théâtre 3 tragédies de SophocleLes Trachiniennes, Antigone et Electre, mises en scène par Wajdi Mouawad, je me pose la question de ce que l'on peut y apprendre comme enseignement dans notre vie contemporaine. Dans ces tragédies, le destin des humains est déterminé par les dieux...sans possibilité d'alternative. Il me semble que cette vision de la vie est totalement obsolète?
Réponse du Guichet
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- Département : Arts Vivants
Le 05/10/2011 à 14h20
Bonjour,
Si nous avons compris votre question, vous vous interrogez sur la tragédie grecque et son sens dans la vie actuelle.
Comme vous le relevez bien vous-même, la tragédie, et tout particulièrement la tragédie grecque antique, se caractérise avant tout par l’existence d’une fatalité. Un destin funeste pèse sur les personnages et s’accomplit inexorablement. D’après Le Robert, le tragique « évoque une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sur sa nature ou sa condition même. »
« La fatalité est souvent à l’origine du fait tragique (…). Omniprésents, les dieux interviennent dans toutes les manifestations de la vie de l’homme. Leur action est toujours sanction d’une faute, fût-elle commise des générations auparavant, comme celle qui pèse sur la maison des Atrides. (…) Quelle qu’en soit la cause précise, le revirement du bonheur au malheur illustre la fragilité de la destinée humaine (…). » (Couprie, 2005, p.10)
La liberté de l’homme est mise en péril par une force irrépressible et extérieure à sa volonté. Dans la tragédie grecque, ce sont « les dieux ». Mais cette force peut avoir d’autres noms :
« L’hérédité, la logique implacable de l’Histoire (une guerre ou un fléau), un aveuglement idéologique et/ou fanatique, voire dans les drames modernes les tréfonds de la conscience éclairée par la psychanalyse (…) peuvent se substituer à l’arrêt mortel des dieux. » (Couprie, 2005, p.158)
On voit bien que ce thème résonne particulièrement avec le monde dans lequel nous vivons…
Est-ce suffisant pour expliquer la vitalité et l’actualité de la tragédie grecque dans le théâtre contemporain ? La réponse est sans doute plus complexe, car on ne peut pas aujourd’hui laisser de côté les notions de liberté individuelle et de choix.
Dans sa trilogie Des femmes présentée cette année en Avignon, Wajdi Mouawad a choisi de mettre en scène, à travers trois tragédies de Sophocle, le destin de trois héroïnes :
« Entre les lois de la nature et celle des hommes, le destin tragique de chacune de ces femmes est scellé par ses choix ; Déjanire et « la capacité à aimer à la hauteur de sa douleur », Antigone et « la justice et la tentative de réconciliation », Electre et « la réparation d’un meurtre par la vengeance ».. » (source)
Dans un article récent, le metteur en scène s’exprimait ainsi sur sa lecture des auteurs grecs antiques, au fondement de son théâtre :
« (…) à force de lire ces auteurs, j'ai entendu leur message : “Ne présume pas de toi. Ne dis pas : Jamais, je ne commettrai d'acte épouvantable.” Car tous leurs héros ne cessent de claironner leur vertu et sont pourtant rattrapés, à la fin... (…) Il s'agit de “connaître” sa mesure : si tu penses que tu es un dieu, c'est démesuré. Si tu crois que tu n'es rien, c'est sous-évalué. Entre le rien et le dieu, où es-tu, toi ? Le héros tragique agit avec démesure en pensant qu'il est un dieu. L'Ajax de Sophocle, par exemple, tutoie Athéna et s'apprête à tuer sous ses yeux tous les généraux grecs dont Ulysse, le pro¬tégé de la déesse ! Ce type de dérapage existe dans l'actualité d'aujourd'hui, chez les hommes politiques, par exem¬ple. Quand Athéna montre ensuite à Ajax sa démesure, il devient aussitôt un héros tragique : sa vérité lui apparaît avec une telle clarté qu'il en est ébloui mais dévasté. Le tragique est une lumière douloureuse qui révèle aux hommes l'aveuglement dans lequel ils sont. Ajax ne supporte pas la vérité et se tue. Aujourd'hui, il se serait trouvé un très bon avocat... »
Et sur Sophocle : « Ses œuvres sont des signaux d'alerte et l'on voit bien comment, de pièce en pièce, la lumière est de plus en plus rouge. Après Les Trachiniennes, où Déjanire, la femme d'Hercule, tue son mari sans le vouloir vraiment, Electre traite de l'agonie d'un système. Sophocle y décrit un monde sans justice et sans loi. Electre veut que son frère, Oreste, tue sa mère et son amant, Egisthe, pour venger leur père. La reine Clytemnestre répond qu'elle a tué Agamemnon parce qu'il a tué leur propre fille… C'est sans fin. Les anciens Grecs découvrent à la même époque que les Hindous que la vie est faite de souffrances, mais n'y répondent pas comme eux par la distance. Ils comptent sur la pensée et le langage, et créent la démocratie, le théâtre et la philosophie pour les diluer et les dépasser. La scène devient alors le lieu d'identification privilégié des citoyens. »
Voilà quelques éléments pour répondre à votre question, et peut-être vous permettre de nuancer votre jugement... Et pour alimenter votre réflexion, nous vous renvoyons vers les ouvrages suivants, disponibles dans notre fonds :
La tragédie et la comédie, de Jean-Daniel Mallet, Hatier, Collection Profil Histoire littéraire, 2001
Un ouvrage synthétique pour se remémorer les grands principes de la tragédie et ses déclinaisons dans l’histoire de la littérature.
Lire la tragédie, d’Alain Couprie, Armand Colin, Collection Lettres sup, 2005
Cet ouvrage retrace l'histoire de la tragédie française qui s'épanouit en deux siècles et demi, de la Renaissance à la Révolution. Montrant que le sentiment du tragique ne saurait caractériser à lui seul la tragédie en tant que genre théâtral, l'auteur décrit et analyse les règles précises qui constituent le fondement théorique des tragédies d'Eschyle à Beckett. Ce livre a pour ambition de livrer des " clés de lecture " d'un genre difficile parce que codé et dont les thèmes naissent de constantes fondamentales et fondatrices : la politique, la passion, la justice, Dieu ou le néant.
Tragédie grecque : défi de la scène contemporaine, études réunies et présentées par Georges Banu, Etudes théâtrales, n°21, 2001
La tragédie, plus particulièrement depuis les années 70, concentre l’attention de la scène qui se confronte à ses récits fondateurs aussi bien qu'aux difficultés de traduction et de représentation qu'elle implique. Pourquoi ce retour à la tragédie ? Quelles attentes comble-t-elle ? Un ouvrage qui rassemble des articles d’universitaires, metteurs en scène, auteurs et comédiens.
La tragédie grecque, sous la direction de Patrick Dion, SCÉRÉN-CNDP, Collection Théâtre Aujourd’hui n°1, 2007
A partir de la création au Théâtre du Soleil, d'Iphigénie à Aulis d'Euripide et de l'Orestie d'Eschyle, une interrogation sur la place de la tragédie grecque aujourd'hui. Avec un panorama des visions scéniques de 1947 à nos jours.
Les tragédies grecques sur la scène moderne : une utopie théâtrale, de Patricia Vasseur-Legangneux, Presses universitaires du Septentrion, 2004
Etude sur la tragédie grecque, dont le répertoire constitue une utopie fondatrice du théâtre de la modernité. Elle évalue le rapport qu'entretiennent les créateurs contemporains avec ce théâtre mythique en s'appuyant sur une reconstitution des conventions théâtrales antiques.
Nous espérons vous avoir aidé dans vos recherches et vous remercions pour votre confiance.
L'équipe du département Arts vivants
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