Question d'origine :
Bonjour,
Dans quel texte Marx fait-il la distinction entre libertés formelles et réelles ?
Réponse du Guichet

Bonjour,
Pour Marx (et en résumé très court), la liberté formelle est celle que l'État donne en théorie à tous les citoyens ; la liberté réelle procède des vraies conditions d'existence.
L'article "liberté formelle" des Notions philosophiques va plus loin :
Les libertés proclamées par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et plus ou moins bien réalisées depuis par les régimes dits libéraux ont subi les violentes critiques de K. Marx et de ses disciples. Ces libertés ont été qualifiées de formelles, sinon d’illusoires, de libertés de classes ou bourgeoises au motif que les classes laborieuses ne pouvaient en jouir, faute de moyens matériels ou culturels nécessaires pour pouvoir y accéder. D’où l’idée exacte que la liberté optimale implique la libération des contraintes matérielles qui parfois la mutilent ou l’anéantissent.
Un blog donne quelques autres éléments explicatifs :
La distinction faite par la tradition marxiste entre liberté formelle et liberté réelle est ici au cœur du problème. Dans son interprétation vulgaire, elle consiste à opposer aux libertés politiques et commerciales bourgeoises, perçues comme des « droits de », un certain nombre de gages de sécurité matérielle, perçus comme des « droits à », « démocratiques » parce qu’universels dans leur portée et s’adressant effectivement aux besoins matériels du peuple. Nous aurions ainsi d’un côté le droit de vote, de l’autre, le droit à une prise en charge médicale en cas de maladie. Dans le meilleur des cas, ces deux catégories de droits sont perçues comme complémentaires. Au pire, elles sont conçues comme en opposition, la liberté de commercer se conciliant effectivement mal avec le droit de chacun à un emploi.
La lecture de Marx laisse peu de doutes quant à l’invalidité de telles interprétations. On notera d’abord qu’il n’existe nulle part chez Marx de discussion prenant la forme d’une opposition entre liberté formelle et liberté réelle. Ces termes, fixés par la glose marxiste, ne peuvent donc retrouver du sens qu’à la condition d’en revenir aux textes qu’ils prétendent interpréter. Il existe en effet, dans ses œuvres de jeunesse, un certain nombre de textes discutant la question de la liberté. Il s’agit essentiellement de La question juive et de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. On y trouve effectivement une critique des libertés bourgeoises, présentées comme incomplètes. Cette critique n’est toutefois ni une négation, ni l’appel à d’autres droits, de nature qualitativement différente. Elle dénonce les droits du libéralisme bourgeois comme n’étant pas ce qu’ils prétendent être. En prétendant assurer des libertés sans donner les moyens matériels de les exercer, ils apparaissent comme les droits spécifiques d’une classe, vides de tout contenu pour ceux qui n’en sont pas membres. C’est en ce sens, quoi que le terme ne soit pas employé par Marx, qu’ils peuvent être dénoncés comme purement formels. Ce qui ne signifie pas qu’ils doivent être rejetés, mais qu’il s’agit de leur donner un contenu. Les libertés formelles ne sont pas suffisantes. Elles sont en revanche indispensables à l’exercice des libertés réelles et c’est de leur élargissement à l’utilisation des moyens qui leur permettent de se réaliser que se situe l’enjeu de la liberté à notre époque.
La Question juive (évoquée plus haut) comporte notamment des passages sur la liberté à partir de l’analyse de la Déclaration des droits de l’homme :
Constatons avant tout le fait que les « droits de l'homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. "Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété"
En quoi consiste la "liberté" ? "Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui." Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. "
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. Pourquoi, d'après Bauer, le Juif est-il inapte à recevoir les droits de l'homme ? « Tant qu'il sera juif, l'essence bornée qui fait de lui un Juif l'emportera forcément sur l'essence humaine qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l'isolera de ce qui n'est pas Juif. » Mais le droit de l'homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité à lui-même.
L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.). Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
(L’intégralité du texte est en ligne sur Marxists.org)
De nombreux passages évoquent aussi la liberté, dans plusieurs essais différents comme le montre l’index des Oeuvres philosophiques de Marx dans la collection La Pléiade
Ces notions sont également reprises dans les chapitres « Le procès de l’émancipation politique et des droits de l’homme » ou « la conception marxiste de l’homme, de la liberté et de son émancipation » de l’ouvrage d’André Senik : Marx, les juifs et les droits de l’homme.
De même, l'Essai sur les libertés de Raymond Aron est animé par une tension entre libertés formelles et libertés réelles que Raymond Aron met en scène en confrontant Marx et Tocqueville. Que sont les libertés reconnues par le droit sans les moyens de les exercer? (Vous trouverez une analyse très complète de ce texte dans un article du Monde diplomatique de 1965)
Quelques lectures :
-Ecrits philosophiques de Karl Marx, présentés par Lucien Sève
-Karl Marx : vie, œuvres, concepts / Christian Elleboode
-Introduction à Marx / Pascal Combemale
Pour Marx (et en résumé très court), la liberté formelle est celle que l'État donne en théorie à tous les citoyens ; la liberté réelle procède des vraies conditions d'existence.
L'article "liberté formelle" des Notions philosophiques va plus loin :
Les libertés proclamées par la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et plus ou moins bien réalisées depuis par les régimes dits libéraux ont subi les violentes critiques de K. Marx et de ses disciples. Ces libertés ont été qualifiées de formelles, sinon d’illusoires, de libertés de classes ou bourgeoises au motif que les classes laborieuses ne pouvaient en jouir, faute de moyens matériels ou culturels nécessaires pour pouvoir y accéder. D’où l’idée exacte que la liberté optimale implique la libération des contraintes matérielles qui parfois la mutilent ou l’anéantissent.
Un blog donne quelques autres éléments explicatifs :
La distinction faite par la tradition marxiste entre liberté formelle et liberté réelle est ici au cœur du problème. Dans son interprétation vulgaire, elle consiste à opposer aux libertés politiques et commerciales bourgeoises, perçues comme des « droits de », un certain nombre de gages de sécurité matérielle, perçus comme des « droits à », « démocratiques » parce qu’universels dans leur portée et s’adressant effectivement aux besoins matériels du peuple. Nous aurions ainsi d’un côté le droit de vote, de l’autre, le droit à une prise en charge médicale en cas de maladie. Dans le meilleur des cas, ces deux catégories de droits sont perçues comme complémentaires. Au pire, elles sont conçues comme en opposition, la liberté de commercer se conciliant effectivement mal avec le droit de chacun à un emploi.
La lecture de Marx laisse peu de doutes quant à l’invalidité de telles interprétations. On notera d’abord qu’il n’existe nulle part chez Marx de discussion prenant la forme d’une opposition entre liberté formelle et liberté réelle. Ces termes, fixés par la glose marxiste, ne peuvent donc retrouver du sens qu’à la condition d’en revenir aux textes qu’ils prétendent interpréter. Il existe en effet, dans ses œuvres de jeunesse, un certain nombre de textes discutant la question de la liberté. Il s’agit essentiellement de La question juive et de la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. On y trouve effectivement une critique des libertés bourgeoises, présentées comme incomplètes. Cette critique n’est toutefois ni une négation, ni l’appel à d’autres droits, de nature qualitativement différente. Elle dénonce les droits du libéralisme bourgeois comme n’étant pas ce qu’ils prétendent être. En prétendant assurer des libertés sans donner les moyens matériels de les exercer, ils apparaissent comme les droits spécifiques d’une classe, vides de tout contenu pour ceux qui n’en sont pas membres. C’est en ce sens, quoi que le terme ne soit pas employé par Marx, qu’ils peuvent être dénoncés comme purement formels. Ce qui ne signifie pas qu’ils doivent être rejetés, mais qu’il s’agit de leur donner un contenu. Les libertés formelles ne sont pas suffisantes. Elles sont en revanche indispensables à l’exercice des libertés réelles et c’est de leur élargissement à l’utilisation des moyens qui leur permettent de se réaliser que se situe l’enjeu de la liberté à notre époque.
La Question juive (évoquée plus haut) comporte notamment des passages sur la liberté à partir de l’analyse de la Déclaration des droits de l’homme :
Constatons avant tout le fait que les « droits de l'homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. "Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété"
En quoi consiste la "liberté" ? "Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui." Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. "
La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. Pourquoi, d'après Bauer, le Juif est-il inapte à recevoir les droits de l'homme ? « Tant qu'il sera juif, l'essence bornée qui fait de lui un Juif l'emportera forcément sur l'essence humaine qui devrait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l'isolera de ce qui n'est pas Juif. » Mais le droit de l'homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité à lui-même.
L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ?
« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.). Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ».
(L’intégralité du texte est en ligne sur Marxists.org)
De nombreux passages évoquent aussi la liberté, dans plusieurs essais différents comme le montre l’index des Oeuvres philosophiques de Marx dans la collection La Pléiade
Ces notions sont également reprises dans les chapitres « Le procès de l’émancipation politique et des droits de l’homme » ou « la conception marxiste de l’homme, de la liberté et de son émancipation » de l’ouvrage d’André Senik : Marx, les juifs et les droits de l’homme.
De même, l'Essai sur les libertés de Raymond Aron est animé par une tension entre libertés formelles et libertés réelles que Raymond Aron met en scène en confrontant Marx et Tocqueville. Que sont les libertés reconnues par le droit sans les moyens de les exercer? (Vous trouverez une analyse très complète de ce texte dans un article du Monde diplomatique de 1965)
Quelques lectures :
-Ecrits philosophiques de Karl Marx, présentés par Lucien Sève
-Karl Marx : vie, œuvres, concepts / Christian Elleboode
-Introduction à Marx / Pascal Combemale
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