Question d'origine :
Bonsoir,
Quelle est la peinture considérée comme étant la toute 1ere à utiliser la technique du Clair-obscur ?
Je vous remercie.
Bien cordialement.
			Réponse du Guichet
 bml_art
                                        
                                        - Département : Arts et Loisirs
                                                                                        bml_art
                                        
                                        - Département : Arts et Loisirs
                                    
                                                            
                                
                                 Le 05/11/2015 à 15h38
                            
                        La définition donnée par le Trésor de la Langue Française Informatisé paraît simple au premier abord :
« PEINT. Art de distribuer dans un tableau les nuances de la lumière contrastant avec un fond sombre
Spéc. Ce qui est peint sans mélange d'autres couleurs que du blanc et du noir, ou du blanc avec une seule couleur, comme les camaïeux. »
Cependant un deuxième sens semble contredire le premier :
« P. ext. Lumière tamisée, diffuse, crépusculaire. »
L’étymologie de la notion clair-obscur se révèle également complexe :
«
Pour s’entendre sur ce que l’on nomme clair-obscur en peinture, un gros ouvrage de plus de 300 p., Clair-obscur, histoire d'un mot / René Verbraeken, propose un état de la question tout à fait précieux et incontournable, en suivant les méandres des acceptions du mot, jusqu’aux années 1850.
La première définition du mot, sous sa forme agglutinée, dans la langue française, est donnée en 1668 par Roger de Piles :
p. 26 : « CLAIR-OBSCUR. Clair-obscur est la science de placer les jours & les ombres ; ce sont deux mots que l’on prononce comme un seul, & au lieu de dire le clair & l'obscur, l'on dit le Clair-obscur, à l'imitation des Italiens qui disent Chiaro-scuro. Et pour dire qu'un Peintre donne à ses Figures un grand relief & une grande force, qu'il débroüille & qu'il fait connoistre distinctement tous les objets d'un Tableau, pour avoir choisi sa lumiere avantageuse, & pour avoir sceu disposer les corps en sorte que recevant de grandes lumieres, ils soient suivis de grandes ombres, on dit, Cet homme-là entend fort-bien l'artifice du Clair-obscur.
C'est cette même définition qu'il reproduit, en 1677, dans ses Conversations, et qu'il complète, en 1699, dans son Abregé de la vie des peintres. C'est dans ce dernier ouvrage qu'on trouve les passages suivants :
( …) le Clair-obscur est l'art de distribuer avantageusement les lumieres & les ombres, tant sur les objets particuliers, que dans le général du Tableau : sur les objets particuliers, pour leur donner le relief & la rondeur convenable : et dans le général du Tableau, pour y faire voir les objets avec plaisir, (. .. ) ,
puis :
Mais quoique le Clair-obscur comprenne (. . .) la sience (sic) de bien placer tous les clairs & toutes les ombres, néanmoins il s'entend plus particuliérement des grandes ombres & des grandes lumiéres.
Comme la définition que Roger de Piles formule en 1668 (et qu'il complétera par la suite) ne concerne que le clair-obscur en peinture et non pas les acceptions de notre terme en matière de dessin et de gravure, on peut dire que le premier auteur français qui, sous une forme lexicographique, en fournisse une définition complète, c'est ANDRÉ FÉLIBIEN, qui, en 1676, écrit:
CLAIR-OBSCUR. On appelle un Dessein de clair-obscur, un Dessein qui est lavé d'une seule couleur, ou bien dont les ombres sont d'une couleur brune, & les jours rehaussez de blanc. On nomme encore ainsi certaines Estampes en taille de bois, que l'on tire à deux fois. De mesme que des Peintures, ou des Tableaux qui ne sont que de deux couleurs, comme les Frises de Polidore qui sont à Rome.
Quelquefois on dit le clair-obscur d'un Tableau, pour signifier seulement la maniere dont on a traité les jours, des demy-teintes, & les ombres, & avec laquelle on a sceu répandre la lumiere sur tous les corps. Ce sont deux mots dont on n'en fait qu'un, à l'imitation des Italiens, qui disent Chiaro-scuro. »
p.27 : « En 1708, dans son Cours de peinture par principes, Roger de Piles explicite encore sa pensée en déclarant :
( ... ) par le mot de clair-obscur l'on entend l'Art de distribuer avantageusement les lumieres & les ombres qui doivent se trouver dans un Tableau, tant pour le repos & pour la satisfaction des yeux, que pour l'effet du tout-ensemble.
La pensée fondamentale de Roger de Piles semble avoir été celle qu'il exprime en déclarant que " le clair-obscur depend absolument de l'imagination du Peintre ". Force est, à l'artiste, de respecter les lois régissant la lumière, mais il reste souverain maître pour disposer les objets : d'une maniere à recevoir les lumieres & les ombres telles qu'il les desire dans son Tableau, & d'y introduire les accidens & les couleurs dont il pourra tirer de l'avantage. »
D’autres auteurs sont convoqués qui vont donner d’autres éclairages sur la notion de clair-obscur : Antoine Furetière, Watelet, Millin, Raphaël Mengs, Vicolas Poussin, Paillot de Montabert, etc.
René Verbraeken consacre ensuite un chapitre entier aux réflexions des théoriciens sur deux sortes de clair-obscur - le clair-obscur des détails et le clair obscur de l’ensemble-, puis un autre chapitre aux antonymes et synonymes du terme clair-obscur.
Les autres chapitres abordés sont :
- L’ancienneté de la conception du clair-obscur
- Les origines italiennes du terme clair-obscur
- L’introduction en France du terme italien Chiaroscuro, et la naissance du terme français Clair-obscur
- Clair-obscur et jugement critique
Cette partie est très intéressante. Elle dresse un panorama historique des écrits sur l’art concernant le clair-obscur, dans toutes ses acceptions, pour les artistes occidentaux. Suit un catalogue des œuvres de près de cent peintres ou graveurs, avec pour chacun une sélection de textes, jusqu’au milieu du 19e siècle, où la notion est clair-obscur est inscrite. Corrège, Titien, Raphaël, Caravage, Rubens, Rembrandt, sont les artistes les plus remarqués pour leur traitement de la lumière. A propos de Caravage, la notice est accompagnée 4 illustrations – Déposition de croix, Vatican ; L’Aveuglement de Saint Paul, église Sainte Marie-du-Peuple, Rome ; La Vocation de Saint Mathieu, église Saint-Louis-des-Français, Rome ; La Dormition de la Vierge, Louvre – et comporte 25 citations, dont celles-ci :
«
(François Raguenet : Les monumens de Rome, ou description des plus beaux ouvrages( ... ), Paris, 1700, p. 189)…
Un second livre se révèle très instructif sur la question du clair-obscur, Du Caravage à Rembrandt : maîtres, adeptes et plagiaires du clair-obscur : arguments explicites à l'encontre d'un phénomène néo en particulier et du phénomène néo en général / Alain Satié. L’auteur, artiste et enseignant, examine, avec sensibilité et érudition, le traitement du clair-obscur chez Caravage et les caravagistes, jusqu’à Rembrandt.
p. 8-9 : « Dans le sillage de Giotto, les peintres vont, avec plus ou moins de bonheur, faire évoluer leur art, ici une recherche sur la lumière, là un accomplissement plus sensible dans l'élaboration de la perspective (l'architecture), là encore, une amélioration par rapport au but final accompli dans la profondeur du tableau (l'espace).
Dans cette étude, nous ne traiterons que des recherches et de la résolution du problème posé par l'éclairage du sujet (la lumière) dans la phase de construction qui tend à l'idéalisation de la figure…
… Aussi, il convient de citer, sans exhaustivité, à la suite du maître primitif les artistes les plus marquants comme Fra Angelico, Masaccio, Fra Filippo Lippi (à qui l'on doit la première tentative de représentation de l'obscurité en peinture), Mantegna, Verrocchio, Jan Van Eyck (qui révéla l'omniprésence de la lumière sur des objets opaques, ainsi que l'étude des reflets de l'espace lumineux sur des miroirs convexes ou de métal poli), Raphaël, Giorgione et Bassano. Enfin et surtout les travaux de Léonard de Vinci, qui enveloppa les formes humaines d'un léger voile nuageux appelé sfumato, prémices de la résolution de la question posée par la lumière.
Cette innovation importante porte en elle le germe du dénouement du problème posé aux peintres par l'éclairage de la scène du tableau qui ne sera réellement effective qu'un demi-siècle plus tard, après la Renaissance, vers 1590, grâce à la découverte de l'effet de lumière dirigée, dit effet de soupirail par l'exploitation du clair-obscur, due à Michelangelo Merisi da Caravaggio dit le Caravage (1571-1610).
La préoccupation de résoudre en peinture l'apparence du sujet éclairé de jour comme de nuit a été annoncée dès Giotto, elle a été poursuivie par de nombreux artistes jusqu'à la production conclusive du Caravage. On ne peut pas dire que la création du clair-obscur, en peinture, ait changé radicalement la vision du peintre et de l'amateur, ce n'est qu'un ajustement précis, un progrès dans l'élaboration des peintures pour aborder au plus près une réalité. Pour concevoir avec exactitude dans l'espace un sujet donné. Il peut tout au plus souligner une atmosphère, la rendre angoissante en dramatisant un sujet…
p. 14-15 : « Nous avons donc deux clairs-obscurs répertoriés, celui du Caravage forcé et celui de Rembrandt diffus.
La différence visuelle est maintenant marquée entre les deux peintres. Mais ne peut-il exister dans le traitement spécifique de la lumière d'autres clairs-obscurs qui pourraient diverger de ces deux « nocturnes » inventoriées.
Une analyse, même superficielle, des peintures du Caravage nous renseigne : dans la toile Vocation de Saint Mathieu le clair-obscur évident est projeté violemment de la droite du tableau, de l'extérieur de celui-ci, et marque durement les visages et l'atmosphère ; dans celle intitulée le Couronnement d'épines l'ambiance est plus diffuse et également répartie, les différences de luminosité sont moins marquées ; dans la composition traitant de La Mort de la vierge, on ne perçoit pas la source lumineuse, elle n'est pas projetée, mais diffuse et intégrée dans la toile, elle baigne l'atmosphère et les figures•d’une manière ouatée, estompée, uniquement répartie sur le thème central du tableau et les sujets approchants, le reste de la scène est dans l’ombre, mais on perçoit à travers celle-ci des personnages et des accessoires.
Ainsi, il existe non seulement deux clairs-obscurs, nets et figés, dévolus spécifiquement à chacun des deux peintres, mais une multitude de nocturnes répertoriées, classifiées. On relève ainsi une infinité de possibilité de clair-obscur, une infinité de variation sur ce thème.
Une analyse des toiles de Rembrandt serait tout aussi convaincante sur la diversité et le rayonnement des sources lumineuses proposées; sans tenir compte des effets de lumière particuliers, tout aussi multiples et variés, offerts par l'ensemble des caravagistes. »
p.24 : « Ces travaux antécédents ne prouvent tout au plus que la préoccupation des peintres à réduire et à conclure, d'une manière satisfaisante, une éventualité picturale qu'ils s'étaient eux-mêmes posés : celle de la lumière dans tous ses états. Déjà Masaccio (1401-1429) avait posé deux grandes questions qui concernaient l'espace et l'anatomie. Après Giotto, il avait marqué dans ses fresques ces valeurs visuelles à développer, par le recourt connexe de la perspective et de la mise en volume des personnages avec les ressources de la lumière.
Ces tentatives certaines magnifiaient la difficulté du problème. Les démarches entreprises, éphémères, ont cependant entretenu, chez les peintres, le désir de résoudre l'apparence de l'éclairage de jour comme de nuit.
La force du Caravage a été de faire la synthèse de tous ces efforts passés, et surtout de leur donner une rigueur dans l'observation réaliste, dans la précision du détail du dessin et dans la composition rigoureuse, qui leur confère une puissance, une perfection presque classique. »
Dans l’ouvrage collectif Le siècle de la Lumière : 1600-1715 / textes réunis par Christian Biet et Vincent Jullien, la communication de Christian Biet, Les impasses de la lumière : le clair-obscur, nous renseigne de façon précise sur l’origine du mot :
p. 226-229 : « Le mot «clair-obscur» vient des deux mots latins «Clarus» et «obscurus».
«Clair-obscur» est donc l'agglutination de deux substantifs (ou de deux adjectifs substantivés). Il existe ainsi une contradiction dans le même mot – comme piano-forte, douce-amère, aigre-doux, androgyne, hermaphrodite -, chose extrêmement rare en français.
Ce mot est interchangeable, dans le vocabulaire pictural de l'époque classique, avec d'autres termes joints l'un à l'autre par la copule «et» : «Les clairs et les obscurs», «le clair et l'obscur», «les clairs et les bruns», «la lumière et les ombres». Enfin, comme le «clair-brun», lui aussi interchangeable, le terme que nous étudions indique que deux tonalités de lumière ou deux degrés de luminosité - même s'il s'agit d'un degré zéro de luminosité, le «brun» ou l'«obscur», ou d'un degré absolu, le «clair» - sont accolés l'un à l'autre par l'artifice unifiant d'un trait d'union réducteur.
Nous sommes donc ici dans le registre de la lumière, dont on connaît la complexité et les multiples significations. Lumière dans le champ purement technique, dans le champ esthétique, mais aussi dans les champs rhétorique et idéologique (en particulier politique au sens de la politique et du comportement du courtisan, à bien des égards assignables à l'ambiguïté du terme «clair-obscur»).
Le «clair-obscur», nom qualifiant les dessins monochromes, est probablement la première définition générique, avant qu'on ait appelé «clair-obscur» le genre pictural polychrome qui joue avec les effets de lumière.
En effet, le terme vient de l'italien «chiaroscuro» qui n'a pas exactement le même sens qu'en français. Car en cette langue, il tient moins du contraste que de la gradation et des nuances, c'est la raison pour laquelle les Italiens l'utilisent beaucoup pour le monochrome. L'italien insiste ainsi sur la notion de relief et sur l'illusion quand le français, lui, fait intervenir, plus tard d'ailleurs, le terme de clair-obscur dans un système de contrastes plus ou moins francs entre l'ombre et la lumière. Le clair-obscur existe rapidement comme réalité picturale mais nous n'en avons pas d'attestation écrite en France, au contraire de l'Italie, avant Roger de Piles (1668). Et en même temps que se développe en Italie le terme de chiaro-oscuro, s'établit en France le terme de clair-brun ou clair-bruny qui se verra peu à peu remplacé par le terme de clair-obscur.
Clair-brun, s'il a le même sens, puisque le «brun» est employé pour définir la couleur employée pour peindre le sombre, ne comporte pourtant pas sémantiquement l'opposition radicale et la contradiction qu'implique la traduction de l'italien.
Le «clair-obscur» définit alors principalement le rendu du volume par le jeu des lumières et des ombres et désigne un travail technique sur le degré de luminosité. Il dit aussi la distribution générale des lumières et des ombres, en vue de l'effet d'éclairage considéré dans son ensemble.
Il y aurait par conséquent un clair-obscur des détails et un clair-obscur d'ensemble : on emploie le clair-obscur comme on joue sur la lumière, pour privilégier ou pour faire un effet général harmonieux - la lumière a pour fonction de mettre en relief les détails et d'harmoniser les ensembles. La différence des points de vue n'est pas sans conséquences et la question est évidemment de savoir comment l'on passe du clair-obscur dichotomie – les clairs et les ombres en opposition - au clair-obscur entité que contient le tableau.
Par l'étude des premières occurrences du terme dans le vocabulaire pictural, il est, je crois, possible de mieux cerner la notion et de déterminer à la fois son champ d'application et ses connexions avec d'autres arts ou d'autres matières.
Le texte considéré comme fondateur est ici Le Livre du courtisan de Baldassar Castiglione. Dès 1528 en italien et 1537 en français, «le clair et l'obscur» figurent ainsi dans un dialogue entre Le Comte et Jean Christofle•(Livre I, LI). Établissant une comparaison entre l'art de la peinture et l'art de la sculpture, Le Comte affirme que le peintre dispose de moyens dont ne dispose pas le sculpteur car il peut suggérer des formes par la distribution des ombres et des lumières. Jean Christofle répond que la peinture est plus facile parce qu'elle dispose de plus de moyens et Le Comte rétorque que ces moyens sont autant de difficultés : le peintre doit créer l'illusion de l'espace et du relief, ce que le sculpteur n'a pas à faire.
«Vous avez bien raison de dire que l'une et l'autre sont des imitations de la nature, mais il ne se trouve pas pour autant que la peinture apparaisse et que la sculpture soit. Car bien que les statues soient toutes rondes, comme leur modèle vivant, et que la peinture se voie seulement sur la surface, il manque aux statues beaucoup de choses qui ne manquent pas aux peintures, et principalement les lumières et les ombres ; car la chair fait une lumière différente de celle que fait le marbre, ce que le peintre imite naturellement avec le clair et l'obscur, plus et moins selon qu'il est besoin, chose que le sculpteur ne peut faire. Et bien que le peintre ne fasse pas la figure ronde, il fait les muscles et membres arrondis, de sorte qu'ils arrivent à suggérer les parties qui ne se voient pas, si bien que l'on peut très bien se rendre compte que le peintre les connaît et les comprend. Et en ceci il est besoin d'un autre artifice plus grand pour faire ces membres, qui apparaissent en raccourci et diminuent à proportion de la distance, selon la raison de la perspective, laquelle, par le moyen de lignes mesurées, de couleurs, de lumières et d'ombres, vous montre même sur la surface d'un mur droit ce qui est plan et ce qui est éloigné, plus ou moins, comme il lui plaît.
Croyez-vous, d'autre part, que l'imitation des couleurs naturelles qui sert à contrefaire la chair, les étoffes et toutes les autres choses colorées, soit de peu d'importance? Le sculpteur ne saurait faire cela, ni exprimer le gracieux regard des yeux noirs ou bleus avec l'éclat de leurs rayons amoureux. Il ne saurait montrer la couleur des cheveux blonds, ni le reflet des armes, ni une nuit obscure, ni une tempête sur la mer, ni les éclairs et la foudre, ni l'incendie d'une ville, ni la venue de l'aurore de rose, avec ses rayons d'or et de pourpre. Bref, il ne peut montrer le ciel, la terre, la mer, les montagnes, les forêts, les prés, les jardins, les rivières, les villes et les maisons, tout ce que le peintre fait» (Livre 1, LI).
Ce texte, qui deviendra texte de référence pour la notion aussi bien chez les peintres que chez un public plus large, associe le clair-obscur à la chair, à la suggestion des parties du corps qui ne sont pas représentées, mais il est aussi lié à l'artifice de la perspective qui permet la profondeur.
p. 230-231 : « Art idéal pour le portrait, il mime ce que seul le langage peut dire, puisque la sculpture est en l'espèce impuissante et que les mots savent transcrire la réalité complexe du monde aussi bien que l'art du peintre. L'art du «clair et de l'obscur» est ainsi un artifice complémentaire de l'artifice de la perspective.
C'est un artifice moderne qui montre et qui cache, qui joue avec la représentation et son objet, selon le plaisir du maître, qui peut enfin, comme le dit le texte, rendre la poésie, les images du langage qu'elles soient antiques, homériques . («l'aurore aux doigts de rose»), modernes ou éternelles. Comme technique picturale centrée sur le corps - jusqu'aux détails du corps-, le clair-obscur est un artifice humain maîtrisé par l'homme, soumis à la volonté d'un seul en fonction d'une fin qu'il veut atteindre, lié à la représentation de l'humanité, pris en charge par l'humanité pour montrer d'elle ce qu'elle souhaite dévoiler et cela seulement. Ainsi, de même que le langage emploie des figures rhétoriques pour cacher, faire deviner ou transmettre un sens préalablement établi par l'auteur, la peinture utilise des figures propres à dire quelque chose du corps humain selon la volonté du peintre. Castiglione peut alors élargir sa comparaison lorsque, quelques pages plus loin (au deuxième livre, VII), il compare le peintre cette fois au courtisan.
«Ainsi, chacune de ses actions se trouvera composée de toutes les vertus, ce qui, selon les stoïciens, est le devoir du sage, bien que pourtant, en toute action, une vertu soit toujours la principale ; mais elles sont toutes tellement liées et enchaînées ensemble, qu'elles vont vers une seule fin et peuvent toutes concourir et servir à chaque effet. Aussi est-il nécessaire qu'il sache s'en servir, et, pour faire parfois que l'une soit plus clairement connue que l'autre, comme font les bons peintres, qui, avec l'ombre font apparaître et montrent la lumière des reliefs, et ainsi, par le moyen de la lumière, approfondissent les ombres des plans et assemblent les couleurs ifférentes de manière que par cette diversité les unes et les autres se montrent mieux ; et le fait de poser des figures contrairement l'une à l'autre aide le peintre à réaliser son intention» (Livre II, VII).
Suggérer, cacher, dissimuler, montrer ostensiblement en choisissant la partie à souligner, tel est l'art du peintre et celui du courtisan. Mais ces deux techniques, pour être morales, vertueuses et efficaces doivent être soumises à un seul but, celui de répondre à une intention. S'il est possible de jouer des contraires en opposant l'ombre et la lumière et en ne disant qu'une partie du tout, il faut néanmoins que celui qui maîtrise l'artifice sache quelle est son intention, qu'il veille à ce qu'elle soit orientée vers la vertu, et qu'il exerce sa volonté en fonction de ce seul but. Technique appropriée à la représentation des corps et art de la dissimulation, la technique du clair-obscur et les artifices rhétoriques correspondants - qu'il faudra bien nommer plus tard - permettent une action vertueuse dynamique selon les rapports d'éclairage et de couleur qu'on privilégie.
Dès ce texte liminaire, l'emploi de «clair et obscur» mêle les paramètres esthétiques, rhétoriques, politiques et éthiques et insiste sur le fait que le maniement des contraires suppose qu'une volonté de maîtrise les gouverne en fonction d'une fin démonstrative.
C'est à partir de cette constatation qu'il sera dès lors possible de s'interroger sur le point de vue, sur l'autorité qui procède au choix, sur la volonté qui est ainsi manifestée et sur sa légitimité.
En 1651, Fréart de Chambray publie une traduction du Traité de la peinture de Léonard de Vinci et définit ainsi le clair-obscur : «La juste et naturelle dispensation des ombres et des lumières, ce qu'on appelle le clair et l'obscur»
(p. 91). Outre la constatation du fait que les deux mots ne sont toujours pas agglutinés, il est ici nécessaire de s'interroger sur les problèmes de point de vue et de choix posés par la détermination du juste et du naturel face à la question de la dispensation, de la mise en place des valeurs sur le tableau. En quoi consistent la justesse et la naturalité - ou le naturel? Faut-il les déterminer par rapport à la réalité, et laquelle? par rapport à une convention du juste et du naturel préalablement édifiée? par rapport à la perspective, donc à la construction factice et mathématique de la réalité à représenter? S'approcher du juste et du naturel ne peut se faire qu'à travers la disposition de valeurs contradictoires placées de manière judicieuse sur .la toile ou sur le papier.
Cette définition repose en fait sur la technique de la dispositio, c'est-à-dire d'une part sur l'une des parties du discours pictural liée à la mise en place de l'inventions et surtout, sur cette partie de la rhétorique qui consiste à disposer les éléments de manière à ce qu'ils convainquent et qu'ils fassent sens. »
Si l’on retient la définition française du clair-obscur, dans son acception la plus commune, c’est Caravage qui le premier exprime le mieux cette notion dans l’histoire de la peinture occidentale, en en faisant un élément déterminant de son art qui d’ailleurs a fait école sur ce point. Votre demande axée sur le titre d’un seul tableau dans lequel la technique du clair-obscur est utilisée pose plusieurs problèmes d’ordre esthétique. Un artiste ne décide pas a priori du style avec lequel il va réaliser sa prochaine peinture. C’est en peignant qu’il affine sa recherche de montrer sa propre conception du monde réel, c’est par des essais qu’il procède, aboutissant à des chefs-d’œuvre, à des œuvres mineures ou à des impasses. Un artiste avance et recule sur une trajectoire qui est tout sauf une droite. A quel moment peut-on dire qu’un artiste a « trouvé son style » et, dans le cas du clair-obscur, comment s’est-il emparé de cette technique, l’a-t-il enrichie, fait sienne et utilisée comme élément directeur de son tableau ?
Dans son livre Ténèbres sans leçons : esthétique et épistémologie de la peinture ténébriste romaine, 1595-1610 / Itay Sapir, l’auteur, à la p. 132, apporte une réponse :
« En effet, c'est en ce sens que la Stigmatisation prépare la célèbre toile de La conversion de saint Paul (ill. 25), qui est souvent considérée comme le vrai début du ténébrisme caravagesque. »
Dans l’ouvrage L'art classique et baroque : 1600-1770 : l'art en Europe de Caravage à Tiepolo / Francesca Castria Marchetti, Rosa Giorgi, Stefano Zuffi, on repère à la page 30 le texte suivant :
« Les toiles exécutées pour la chapelle Contarelli illustrent l'évolution du style du Caravage. L’historien d'art Roberto Longhi, qui fut à l'origine, dans les années cinquante, de la redécouverte critique de l'artiste, écrivit à leur propos :
« La période des recherches est finie, le style de l'artiste est parfaitement accompli. La façon nouvelle de subordonner l'image à l'effet général d'ombre et de lumière, essentiel à toutes les œuvres postérieures, apparaît de façon évidente.» La lumière, procédé symbolique et stylistique, est utilisée dans les deux toiles de façon différente : dans la première (ci-contre), c'est un faisceau qui, traçant une diagonale bien nette, conduit le regard de la figure du Christ jusqu'au personnage du saint, qui répond à l'appel de sa main tendue ; dans la seconde toile (page 31), la lumière diffuse sculpte les poses des figures latérales pour se concentrer ensuite sur le groupe du saint et du bourreau, autour duquel s'organise toute la composition.
Les analyses radiographiques du Martyre de saint Matthieu ont révélé une gestation plutôt laborieuse de l'œuvre : le projet initial, qui prévoyait un décor d'architecture à l'arrière-plan, subit plusieurs remaniements avant d'être définitivement abandonné.
La version définitive se distingue par la complexité de la composition, qui préfigure les toiles exécutées en Sicile.
Les volumes des corps, sculptés par la lumière, se détachent du fond sombre, dans un espace qui paraît à peine défini. Les marches et l'autel sont les seuls éléments qui rythment la succession des plans… »
Les deux toiles abordées dans ce passage, sont La Vocation de saint Matthieu (1599-1600) et Le Martyre de saint Mathieu (1599-1600).
Sans trop se tromper, on peut dire que Caravage intègre dans son œuvre de façon originale et convaincante le clair-obscur aux alentours des années 1600, avec quatre tableaux d’église, où la lumière divine doit trouver une traduction plastique par le clair-obscur :
La Vocation de saint Matthieu (1599-1600), Rome, église Saint-Louis-des-Français
Le Martyre de saint Mathieu (1599-1600), Rome, église Saint-Louis-des-Français
La Crucifixion de saint Pierre (1600-1601), Rome, Santa Maria del Popolo
La Conversion de saint Paul (1600-1601), Rome, Santa Maria del Popolo.

La Vocation de saint Matthieu
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