Question d'origine :
Qu'est-ce que ces philosophes pensaient l'un de l'autre ?
Réponse du Guichet
Le 12/02/2021 à 13h56
Bonjour,
Derrida, à l’Ecole Normale Supérieure, « commence à suivre le cours de psychologie expérimentale que dispense depuis l’automne précédent un certain Michel Foucault, encore inconnu lui aussi. […]Derrida est frappé du charisme de ce professeur qui n’est que de quatre ans son aîné : « C’était impressionnant d’éloquence, d’autorité, de brillance » » (Derrida, Benoit Peeters).
Cette relation maître-disciple semble se transformer, si l’on en croit leur correspondance (voir cet exemple d’une lettre de Foucault à Derrida dans Peeters, op. cit.) en une relation d’admiration et d’amitié mutuelles jusqu’à la fameuse controverse de 1972 sur L’histoire de la folie.
Dans Chaque fois unique, la fin du monde, recueil des textes écrits par Derrida à la mort de ses amis, on peut lire dans l’hommage consacré à Michel Foucault (p.109) « Etre juste avec Freud » : l’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse :
« Ensuite parce que j’aime l’amitié, et qu’il y a trente ans,durant de longues années, l’affection confiante que me témoigna Foucault fut d’autant plus précieuse que, partagée, elle répondait à mon admiration déclarée . Puis après 1972, ce qui est venu obscurcir cette amitié ne fut pas étranger à ce livre, précisément, et à un certain débat qui s’ensuivit – du moins à ses effets lointains, retardés et détournés. Il y eut là une sorte d’enchaînement dramatique, de précipitation compulsive et répétée que je ne veux pas décrire ici […], sinon pour dire que cette ombre qui nous rendit l’un à l’autre invisible, pendant plus de dix ans, l’un pour l’autre insociables (jusqu’au 1er janvier 1982, quand je revenais d’une prison tchèque), fait encore partie d’une histoire que j’aime aussi comme la vie, […]. »
Querelle d’egos, enjeux de pouvoir, conceptions antagonistes sur le statut de la philosophie ? Les motifs de cette controverse restent obscurs d’autant que Foucault réagit d’abord bien à la critique contenue dans la conférence de 1963 de Derrida « Cogito et histoire de la folie », ob-jet futur du délit. Didier Eribon (Michel Foucault, p.146) propose une hypothèse :
« Quand paraît L’écriture et la différence, Foucault et Derrida sont tous deux membres du comité de rédaction de la revue Critique. Arrive au siège de la revue un article de Gérard Granel sur le recueil de Derrida. Plein d’éloges envers ce dernier, mais plein de fiel envers Foucault, qui en prend ombrage et demande à Derrida d’empêcher l’article de paraître. Derrida refuse d’intervenir, préférant, en tant que membre du comité de rédaction, ne pas se prononcer sur un article qui le concerne. L’article paraîtra. Et Foucault rédigera peu après une réponse d’une très grande violence à la conférence prononcée par Derrida en 1963. »
Voir aussi B. Peeters, op. cité, p. 229, avec un extrait du texte de Granel, bien fielleux en effet, ainsi que les p. 296 à 299. Y sont citées des extraits des textes de Foucault contre Derrida souvent cinglants. Selon Searle, qui ne portait pas vraiment Derrida dans son cœur, Foucault lui aurait même dit que Derrida pratiquait un « « obscurantisme terroriste ».
« Pendant longtemps les deux hommes ne se parleront plus, évitant même de se croiser. » (Peeters, op. cit. p.299). Ils ne renoueront qu’après l’arrestation de Derrida à Prague en 1981, Foucault ayant fait partie des premiers soutiens pour sa libération.
Johannes Angermuller dans Catégoriser et positionner les sujets en philosophie : la controverse entre Derrida et Foucault envisagée d’un point de vue sociopragmatique, Argumentation et analyse du discours, 22/2019, résume bien les circonstances. Il analyse ensuite cette controverse comme une façon de se positionner dans la communauté philosophique.
« En 1961 paraît la première grande monographie de Foucault, Histoire de la folie (1961), sa thèse d’État. Dans une conférence de 1963, lors d’une séance du Collège de philosophie dont Jean Wahl est l’animateur, publiée plus tard sous le titre de « Cogito et histoire de la folie », Derrida conteste certains passages de Foucault sur la question de la folie chez Descartes (1967b : 460-494). Neuf ans plus tard, Foucault réagit avec Réponse à Derrida, publié dans la revue japonaise Paideia (1972a). C’est à l’initiative du directeur de la revue, Mikitaka Nakano, que Foucault est invité à réagir à la traduction en japonais du texte de Derrida, « Cogito et histoire de la folie ». Le texte foucaldien y serait resté caché s’il n’avait pas été republié en annexe dans les éditions suivantes d’Histoire de la folie (1972b) et ensuite dans ses Dits et écrits posthumes (1994, cf. Fabiani 2007).
À travers leurs interventions, Derrida et Foucault ne défendent pas seulement deux lectures alternatives de Descartes, mais ils définissent aussi la place de l’autre dans l’institution philosophique. Alors qu’ils débattent de différences conceptuelles subtiles, leurs désaccords théoriques sont indissociables de leurs positionnements dans le contexte spécifique du champ intellectuel français du moment . »
Pour en en savoir plus sur la teneur du débat et ses implications philosophiques :
Querelles cartésiennes (2). Le débat Foucault-Derrida autour de l’argument de la folie et du rêve.,Pierre Macherey
Pour une « histoire réelle de la philosophie », Philippe Sabot, Méthodos, 16/2016
Le Droit de la philosophie et les faits de l’histoire. Foucault, Derrida, Descartes, Gabriel Rockhill, Le Portique, 5/2007
Cogito et raison: l’épreuve de la folie, thèse de Hsiao-Chun Su, 2015
Pour aller plus loin :
Foucault et Derrida, Judith Revel
«Intriguée par cette dispute à retardement, Judith Revel revient sur les termes précis de la querelle philosophique, autour d'un passage des Méditations métaphysiques de Descartes, et propose une tout autre hypothèse : le coeur de la discussion est bien moins une analyse contradictoire et très serrée du texte cartésien qu'un désaccord sur les rapports entre philosophie et histoire, forcément très pressantes en ces années d'engagement politique. »
Qu'est-ce qu'être juste avec l'autre ? Le différend entre Foucault et Derrida à propos de la folie. De Descartes à Freud et au-delà, 2016, Viviane Horta Generoso. Une analyse de la querelle (du différend ?) qui explicite aussi l’aspect relationnel (voir à partir de la page 190.)
Bonnes lectures !
Derrida, à l’Ecole Normale Supérieure, « commence à suivre le cours de psychologie expérimentale que dispense depuis l’automne précédent un certain Michel Foucault, encore inconnu lui aussi. […]Derrida est frappé du charisme de ce professeur qui n’est que de quatre ans son aîné : « C’était impressionnant d’éloquence, d’autorité, de brillance » » (Derrida, Benoit Peeters).
Cette relation maître-disciple semble se transformer, si l’on en croit leur correspondance (voir cet exemple d’une lettre de Foucault à Derrida dans Peeters, op. cit.) en une relation d’admiration et d’amitié mutuelles jusqu’à la fameuse controverse de 1972 sur L’histoire de la folie.
Dans Chaque fois unique, la fin du monde, recueil des textes écrits par Derrida à la mort de ses amis, on peut lire dans l’hommage consacré à Michel Foucault (p.109) « Etre juste avec Freud » : l’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse :
« Ensuite parce que j’aime l’amitié, et qu’il y a trente ans,
Querelle d’egos, enjeux de pouvoir, conceptions antagonistes sur le statut de la philosophie ? Les motifs de cette controverse restent obscurs d’autant que Foucault réagit d’abord bien à la critique contenue dans la conférence de 1963 de Derrida « Cogito et histoire de la folie », ob-jet futur du délit. Didier Eribon (Michel Foucault, p.146) propose une hypothèse :
« Quand paraît L’écriture et la différence, Foucault et Derrida sont tous deux membres du comité de rédaction de la revue Critique. Arrive au siège de la revue un article de Gérard Granel sur le recueil de Derrida. Plein d’éloges envers ce dernier, mais plein de fiel envers Foucault, qui en prend ombrage et demande à Derrida d’empêcher l’article de paraître. Derrida refuse d’intervenir, préférant, en tant que membre du comité de rédaction, ne pas se prononcer sur un article qui le concerne. L’article paraîtra. Et Foucault rédigera peu après une réponse d’une très grande violence à la conférence prononcée par Derrida en 1963. »
Voir aussi B. Peeters, op. cité, p. 229, avec un extrait du texte de Granel, bien fielleux en effet, ainsi que les p. 296 à 299. Y sont citées des extraits des textes de Foucault contre Derrida souvent cinglants. Selon Searle, qui ne portait pas vraiment Derrida dans son cœur, Foucault lui aurait même dit que Derrida pratiquait un « « obscurantisme terroriste ».
« Pendant longtemps les deux hommes ne se parleront plus, évitant même de se croiser. » (Peeters, op. cit. p.299). Ils ne renoueront qu’après l’arrestation de Derrida à Prague en 1981, Foucault ayant fait partie des premiers soutiens pour sa libération.
Johannes Angermuller dans Catégoriser et positionner les sujets en philosophie : la controverse entre Derrida et Foucault envisagée d’un point de vue sociopragmatique, Argumentation et analyse du discours, 22/2019, résume bien les circonstances. Il analyse ensuite cette controverse comme une façon de se positionner dans la communauté philosophique.
« En 1961 paraît la première grande monographie de Foucault, Histoire de la folie (1961), sa thèse d’État. Dans une conférence de 1963, lors d’une séance du Collège de philosophie dont Jean Wahl est l’animateur, publiée plus tard sous le titre de « Cogito et histoire de la folie », Derrida conteste certains passages de Foucault sur la question de la folie chez Descartes (1967b : 460-494). Neuf ans plus tard, Foucault réagit avec Réponse à Derrida, publié dans la revue japonaise Paideia (1972a). C’est à l’initiative du directeur de la revue, Mikitaka Nakano, que Foucault est invité à réagir à la traduction en japonais du texte de Derrida, « Cogito et histoire de la folie ». Le texte foucaldien y serait resté caché s’il n’avait pas été republié en annexe dans les éditions suivantes d’Histoire de la folie (1972b) et ensuite dans ses Dits et écrits posthumes (1994, cf. Fabiani 2007).
Pour en en savoir plus sur la teneur du débat et ses implications philosophiques :
Querelles cartésiennes (2). Le débat Foucault-Derrida autour de l’argument de la folie et du rêve.,Pierre Macherey
Pour une « histoire réelle de la philosophie », Philippe Sabot, Méthodos, 16/2016
Le Droit de la philosophie et les faits de l’histoire. Foucault, Derrida, Descartes, Gabriel Rockhill, Le Portique, 5/2007
Cogito et raison: l’épreuve de la folie, thèse de Hsiao-Chun Su, 2015
Pour aller plus loin :
Foucault et Derrida, Judith Revel
«Intriguée par cette dispute à retardement, Judith Revel revient sur les termes précis de la querelle philosophique, autour d'un passage des Méditations métaphysiques de Descartes, et propose une tout autre hypothèse : le coeur de la discussion est bien moins une analyse contradictoire et très serrée du texte cartésien qu'un désaccord sur les rapports entre philosophie et histoire, forcément très pressantes en ces années d'engagement politique. »
Qu'est-ce qu'être juste avec l'autre ? Le différend entre Foucault et Derrida à propos de la folie. De Descartes à Freud et au-delà, 2016, Viviane Horta Generoso. Une analyse de la querelle (du différend ?) qui explicite aussi l’aspect relationnel (voir à partir de la page 190.)
Bonnes lectures !
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